BINDINGLISTJULl5l98n
'f^
LOUIS BOUILHET
T.. LETELLIER
Docteur es lettres
Louis BOUILHET
1821-1869
SA VIE ET SES ŒUVRES
d'après des documents inédits
^^i^Ss^^.
^WJJtw
PARIS
«^^
i.^^\i^
M'
fA
LIBRAIRIE HACHETTE
7i). Boulevard Saint-(ii'rinaiii, 71)
1!)1!)
A Madame FRANKLIN -GROUT,
Au Docteur FRANKLIN-GROUT,
Hommage de respectueuse reconnaissance.
BIBLIOGRAPHIE
1. — Poésies complètes, publiées et inédites,
de Louis Bouilhet
Les pièces publiées dans les éditions n'étant pas datées,
ijous avons cru utile d'établir ici un classement chronologique
d'après les Manuscrits. Le signe * précède les pièces inédites.
1838
1839
1840
1S41
'Ce que j'aime.. .
*A mon pays.
'Mélancolie.
'Une jeune fille mourante à une
rose fanée.
'Ma sœur. . .
'A ma sœur.
'Je veux l'écrire en vers. . .
'Une fleur au Génie.
"Mort.
"La tête de mort.
'Toi que j'adore.. .
'Le poète et le siècle.
•Si...
'L'anneau.
'Pourquoi donc, disait la rive. . .
*0h ! restez.. .
"Souvenirs d'infirmerie.
'A une jeune Muse.
'L'heure du repos.
L'Etoile.
"Le Nid.
'La Mission.
'J'ai passé parmi vous.. .
'Epître
"Aux Français.
'Dors sur mon sein. . .
'Sans-gêne.
'Une nuit de Louis XIV.
'La fin de l'année.
'Aux cendres de l'Empereur.
'Lfi rose et le cyprès.
'Le papillon.
'Orgueil.
'Réponse à M. D .
'Ange, parfois. . .
Juillet.
Rouen, Août.
Rouen, Avril.
Paris, 29 Août.
Cany, 26 Septembre.
14 Décembre.
Rouen, Décembre.
28 Décembre.
Rouen, Janvier.
Mars.
Avril.
22 Avril, le soir.
25 Avril.
Mai.
13 Mai.
Mai (Infirmerie).
Juin.
Juillet.
Juillet.
13 Juillet.
Juillet.
Juillet.
Cany, Août.
Can3% Septembre.
27 Octobre.
Décembre.
Rouen.
Rouen, Janvier.
Rouen, Février.
Février.
Février.
Mars
Rouen, Mai.
II
■Amour.
'L'absence.
'La Couronne de bal.
'Ma gloire.
'Ubinam Deus.
'La France et l'Europe.
'Belle et de pudeur voilée.. .
'Hegésippe Moreau.
"Enfant, vous n'avez pas quinze
ans.. .
'Le déluge.
'L'Homme.
'Le papillon.
'Sous le nuage.
1«42 'A Voltaire.
'La Valse.
•Le Riche.
'Voici venir Avril. .
"A la France.
'Les Hirondelles.
"Désespoir.
'Nœla.
*A cette Table. . .
'Berceuse (La Louve).
'La Fleur et la Pelouse.
*Le duc d'Orléans.
'Une rose.
L'enfant mort.
'Elle est là-haut. . .
Le départ pour le Cirque.
Le Galet.
'A Deutz.
Vestigia flamma' (Souvenir).
'Chanson de l'Absence.
'Le Drapeau.
A une jeune fille (traduit d'Ana-
créon).
'Rêverie.
'La Colombe (traduit d'Anacréon).
Volupté itraduit d'Anacréon).
'La Rose.
'Barcelone.
'A mes sœurs.
1843 'L'Ange du \'oyageur.
'M3stère.
'Prélude.
'Regarde, en s'enfujant.. .
Rouen. Juin.
JO Juin.
14 Juin.
18 Juin.
26 Juillet.
7 Juillet.
Cany, Septembre.
24 Septembre.
Novembre.
8 Novembre.
Rouen, 13 Décembre.
14 Décembre.
'21 Décembre.
Rouen, Février.
Rouen, F'évrier.
Canj-, Mars.
Mars.
Rouen, Mai.
Rouen, Mai.
Rouen, 21 Mai.
Rouen, 30 Juin.
Rouen, Juin.
Juillet.
Rouen, 31 Juillet.
Rouen, Juillet.
14 Août
Cany. 6 Septembre.
Cany, 9 Septembre.
Cany, Septembre*
Septembre.
Octobre.
Minuit, 5 Octobre.
8 Octobre.
Rouen, 10 Octobre.
Rouen. 29 Octobre.
Rouen, Novembre.
23 Novembre.
Rouen, 9 Décembre.
14 Décembre.
Rouen, 19 Décembre.
31 Décembre.
13 Janvier, le soir.
Janvier.
Février.
Avril.
1845
1846
'Mes fleurs.
5 Mai
Le Nid et le Cadran.
Juin.
*Le Suicide
Juillet.
'Le pied léger, l'âme contente..
10 Août.
'Seigneur, il est des fleurs. . .
Septembre.
'La Chenille et le Papillon.
18 Novembre.
'A mon ami D. . .
Novembre.
•La Ruche.
Rouen, 15 Décembre
"L'heure du Poète.
Janvier.
"Les Jésuites.
Janvier.
'La Pelouse.
Rouen, Avril.
•A une dame.
Avril.
•Prométhée.
12 Juin.
'Et ceci est donc vrai. . .
Juin.
'Certe, aimer est bien doux.. .
10 Juillet.
'Folie.
7 Août.
"Et les cités dormaient. . .
15 Octobre.
"La Nacelle,
30 Octobre.
Dolorès.
Octobre.
'A un poète vendu.
10 Novembre.
Roulant dans la nuit. . .
Décembre.
'Lyda.
B Janvier.
•Je suis venu fidèle. . .
Janvier.
"Délire.
Rouen, Avril.
"Rêves de jeune fille.
Rouen, Avril.
"La Reine des Elfes.
Rouen, Avril.
'Dimanche, ô mes amis...
Rouen, Mai.
"L'Idée.
Juin.
•Tullia
Cany, Septembre.
Oh ! serait-ce vrai. . .
Rouen, Octobre.
La Fleur rouge.
"Matelot que la mer réclame . .
Rouen.
Savez-vous pas. .
Rouen.
L'Echappée.
Cany.
La Vierge de Sunam.
Janvier.
A Mathurin Régnier.
Janvier.
'Les Cheveux.
Rouen, 6 Mars.
'Jeune fille et poète.
Rouen, 22 Mars.
Sur un enfant.
Avril.
Le Navire.
Rouen. Mai.
"A une femme.
Mai.
"Hertes vos grands yeux noirs. .
Mai.
Le lion.
Rouen, Juillet.
"Empédocle.
Cany, Septembre.
L'Esprit des fleurs.
Rouen, Octobre.
Les Rois du Monde (Le Cèdre).
Rouen. Novembre.
Vers cette même époque :
'La Maîtresse de l'Empereur.
Piiero (Etude antique).
'L'Egyptienne à Rome.
*La Louve.
Cigognes et Turbots.
Bathylle.
Les Flambeaux.
Double incendie.
1847 'Le Lac
Au temps que j'étais pur. . .
"Poète. l'Art divin.. .
Soir d'été.
Dans le Cimetière de S...
'L'autre jour au matin. . .
'La Course.
"A une jeune fille.
Marée montante.
'Les Noces de la Mort.
1848 'Rencontre.
Candaule.
Tou-Tsong.
'Le Vicomte et la Marquise.
A Maxime Du Camp.
A R...
1849 Sur un Bacchus de Lydie.
'Les trois échos.
1850 A un jeune homme.
J'aimai : qui n'aima pas ?..
'Le Bracelet.
Au Vesper.
Nééra.
1851 Intérieur.
La Chanson du Marchand
Mouron.
Le Nil est large. . .
'Comme un essaim d'écoliers..
Réveil.
Mel.enis.
1852 Jasmin.
L'Hallali.
A ma belle lectrice.
Une erreur.
A une petite fille.
Les raisins au clair de Lune.
A Pradier.
de
Rouen.
Rouen.
Cany.
Rouen
Rouen.
Rouen.
Can}', Septembre.
Rouen, 13 Mars.
Rouen. 17 Avril.
Rouen, Mai.
Mai.
Le Havre, Mai.
Juin.
Cany, Septembre.
Cany, Septembre.
Dieppe, Septembre.
Cany Septembre.
Mars.
Rouen, Avril.
Rouen, Juillet.
Septembre.
Rouen, 5 Octobre.
Novembre.
Rouen.
Août.
25 Janvier.
Rouen, Février.
Malaunay, Septembre.
Rouen, 27 Novembre.
Rouen, 15 Décembre.
Fécamp.
Rouen, 18 Février.
Rouen, 17 Mars.
Rouen, Mars.
Can3', Avril.
Château de la Roche-Guyon.
Janvier.
Février.
Février.
Mars.
Juin.
Juin.
Puberté.
A M- L. C...
Chanson d'Amour.
Flu.x et reflux.
Août.
Août.
\<"' Septembre.
Novembre
1853
Printemps (I^éveii).
Quand vous m'avez quitté. .
Les Fossiles.
Bouen, Avril.
Bouen, Décembre.
1854
'Quoique vieux, j'ai l'assurance..
Le Barbier de Pékin.
Le Secret.
La Plainte d'une Momie.
'Parfumerie.
Musique.
Confiance.
Paris.
Paris.
Paris.
Paris.
Décembre.
1855
Bucolique.
Dernière Chanson.
A. M. Clogenson.
Paris, Mai.
Paris, Septembre.
Paris, Décembre.
1856
Le Laboureur.
Lied Normand.
A une Femme.
Paris.
Paris.
Août.
1857
Clair de Lune.
A X..-. (Tristes deos).
Démolitions.
Le Poète aux Etoiles.
Chatterie.
Le Crapaud.
Janvier.
Février.
Mars.
Mantes, 29 Juin.
Juillet.
Mantes, Juillet.
1858
Mars.
Les Larmes de la Vigne.
Mantes, Mars.
Mantes, Août.
185n
Ceux qui viennent.
Soldat libre.
Jour sans Soleil.
Portrait
Berceau.
Le dieu de la Porcelaine.
Chronique de la Quinzaine.
Mantes, Janvier.
Mantes, Février.
Mantes. Mars.
Mantes, Mars.
Mantes, Avril.
Mantes, Avril.
Mantes, Mai.
1860
L'Aloès.
'L'Hirondelle Blanche.
La Colombe.
Mantes, Janvier.
Mantes, Janvier.
Mantes, Janvier.
Après
1860
Les poésie.s suivantes, rion datées
, sont contenues dans un
cahier intitulé : « Poésies nou
velles », portant le sous-titre
«En
l'air, ma plume, en l'air »
0'
avant victorieux 1610). Je
conserve ici l'ordre du Cahie
• q
li vraisemblablement est
chronologique.
— VI —
Les Neiges d'Autan. En se séparant d'un voyageur.
Amour doul)Ie. Le Vieillard libre.
Kurope. La Pluie venue du Mont Ki-Chan.
Gelida. La Chanson des Rames.
Les Zones de l'Ame. Une Baraque de la F'oire
Le Sang des Géants (Novembre 1867).
Le Tung-Whaiig-Fung. L'Héritier de Yang-Ti.
Sombre Eglogue. Le Bois qui pleuref
Dernière Nuit. La Paix des Neiges.
Au grand tonneau d Heidelberg. La Fille du Fossoj'eur.
Vers Paï-Lui-Chi. L'Abbaj-e.
L'Amour noir. L'Oiseleur.
Ail- de Chasse. Chanson des Brises.
Les Chevriers. Chœur des Mouches à Viande.
Une Soirée. Première ride.
Parjure. A la Lune.
Berceuse philosophique. Kronos.
Imité du Chinois. Abrutissement.
La pluie de Printemps.
Ces pièces, dont la plupart sont recopiées deux et trois fois,
avec quelques rares variantes, sont contenues en plusieurs
cahiers portant les titres suivants : « Feuilles mortes », « Les
Voix », « Les Voix du vSiècle », « Masques et Visages », « Les
Romaines », «En l'air, ma plume, en l'air», ou seulement
« Poésies ».
Dix cahiers sont du format petit in-quarto, deux in-octavo,
un seul petit in-folio. Tous sont pourvus de tables des
matières.
Ils m'ont été gracieusement donnés par Madame Leparfait.
Le manuscrit de « Melœnis », avec corrections de G. Flaubert,
appartient à la Bibliothèque Municipale de Rouen.
II. — Documents autobiographiques et Correspondance
de Bouilhet
a) — «Un Conte Bleu», autobiographie inachevée (12 pages),
précédée d'un « Programme >.
« Souvenirs et Impressions philosophiques », contenues en un
carnet.
Ces documents sont inédits.
— VII —
h) — 51 Lettres à Louise Colet : 28 ont été publiées par moi dans
la Revue de Paris, numéros du I" et 15 Novembre 1908; les autres,
d'un intérêt moindre, sont restées inédites. Les autographes appar-
tiennent à la Bibliothèque Munieipale de Rouen.
499 Lettres et Billets, inédits, adressés à G. Flaubert et commu-
niqués par Madame Franklin-Grout.
Divers brouillons de lettres trouvés dans les cahiers de Bouilhet.
N.-B. — Je signale à l'attention des chercheurs les lettres
inédites suivantes que je n'ai pu retrouver:
7 Lettres à Feydeau. vendues par le ministère de M" André
Desvouges, à Paris, Hôtel de la rue Drouot, le Jeudi 22 Décembre 1910.
Environ 30 lettres, qui sont passées dans les cartons de M. Cha-
ravay, de Paris.
IIL — Editions diverses des œuvres de Bouilhet
POÉSIES
Melœnis, conte romain, par L. Bouilhet. — Paris, imp. de Pillât fils
aîné, 1851, in-8", 88 pages.
Melœnis, conte romain, par Louis Bouilhet, 1857. — Paris, Michel
Lévy frères, in- 18, 207 p.
Poésies, Festons et Astragales. — Paris, A. Bourdillat, 1859, in-12,
267 p.
Dernières Chansons, poésies posthumes de L. Bouilhet avec une
Préface de G. F"laubert. — Paris, Michel Lév}' frères, 1872, in-S»,
337 pages, portrait.
Œuvres de L. Bouilhet : Festons et Astragales, Melœnis, Dernières
Chansons. — Paris, A. Lemerre, 1880, in-16, 435 pages, portrait.
Jd.. 1891, in-l^, 427 p., portrait.
Melœnis, Préface de A. Join-Lambert. — Evreux, imp. de G. Hérissey,
1900, gr. in-8», XXIX, 149 p., - planches en couleur gravées par
Bertrand, d'après P. Gervais.
THÉÂTRE
Madame de Montarcij, drame en 5 actes, en vers, par Louis Bouilhet
— Paris, Michel Lévy frères, 1856, in-18, 140 p.
Hélène Peijron, drame en 5 actes, en vers, par Louis Bouilhet. —
Paris, a! Taride, 1858, in-18. 136 p. et 1858, 2' édition, in-18, 134 p.
L'Oncle Million, comédie en 5 actes, en vers, par Louis Bouilhet. —
Paris, A. Dclahaye, 1861, in-18, 112 p.
— VIII -
Dolorcs. drame en 4 actes, en vers, par Louis Bouilliet. — Paris,
Michel Lévy frères, 1862, in-18, 172 p.
Faiisline. drame en 5 actes, en 7 tableaux, par Louis Bouilhet. —
Paris, Michel Lévy. frères, 1864, in-18, 98 p
La Conjuration d'Amboisc drame en 5 actes, 6 tableaux, en vers,
par Louis Bouilhet. — Paris, Michel Lévv frères, 1867, in-18.
148 p.
Mademoiselle Aïssé, drame en 4 actes, en vers, par Louis Bouilhet.
— Paris, Michel Lévy frères, 1872, ia-18, 146 p.
Il convient d'ajouter : Le Cœur à droite, et Sous Peine de Mort,
deux comédies que je publie dans ma thèse complémentaire.
lY. — Ouvrages et Périodiques à consulter ;
ANGOT (Albertl. — L'n Ami de G. Flaubert, Louis Bouilhet, sa vie.
ses œuvres. — Paris, E. Dentu. 1885.
ARAGO (Etienne). — L'Avenir national (-22 Juillet 1869).
BARBEY d'AUREYILLY(J.). - Les Œuvres et les Hommes, 3e partie.
Ire série. — Paris, Amjot, 1862.
Poésies et Poètes. — Paris, Lemerre.
Le Gaulois (24 Juillet 1869).
BAXYILLE (Théodore de). — Le National (8 Janvier 1872i.
BOURGET (Paul). — Essais de Psychologie contemporaine. — Paris
Plon-N'ourrit, 1899.
BRIÈRE (Henri). - Le Tam-Tam. 25 Juillet, 29 Août 1869.
BRUXETIÈRE (Ferdinand). — L'Evolution de la Poésie lyrique au
A7A-' siècle. — Paris, Hachette, 1905.
BERGERAT (Emile). — Souvenirs d'un Enfant de Paris. — Paris,
Fasquelle, 1911.
La Vie moderne (24 Janvier 1880).
CAXAT (René). — Du sentiment de la solitude morale chez les
Romantiques et les Parnassiens. — Paris, Hachette, 1£04.
CASSAGXE (Albert). — La théorie de l'Art pour l'Art en France.
chez les derniers Romantiques et les premiers Parnassiens. — Paris,
Hachette, 1906.
CÉARD (Henry). — L'Evénement (14 Mai 1898, 30 Juin 1900).
CLAYEAU (Anatole). — Revue contemporaine (1" Décembre 1860,
1'^ Mars 1864. 1" Xovembre 1866).
CLARETIE (Jules). — Le Figaro (17 Décembre 1866).
CHASLES (Emile). — Revue Contemporaine (15 Novembre 1858).
DAUDET (Alphonse). — Trente Ans de Paris. — Paris, Lemerre, 1891.
DEROCQUE (Dr Pierre). — La Normandie médicale (10 Avril 1903j
— IX —
DESCHARMES (René). — Flaubert, sa vie, son caractère et ses
idées, avant 1857. — Paris, Ferroud, 1909).
DESCHARMES (René) et DUMESNIL (R.). — Autour de Flaubert.
Paris, Mercure de France, 1912.
DOUMIC (René). - De Scribe à Ibsen. - Paris, Delaplane, 1893.
DUROSC (Georges). — Journal de Rouen (28 Décembre 1887, 1" Mai,
1^' Octobre, 8 Novembre 1908).
DU CAMP (Maxime). — Souvenirs littéraires. — Paris, Hachette,
1906.
FliÈRE (Etienne). — Louis Bouilhet. son milieu, ses hérédités,
l'amitié de Flaubert. — Paris, Société Française d'Imprimerie, 1908.
FAGUET (Emile). — Histoire de la Littérature Française. — Paris,
Plon-Nourrit, 1900.
Journal des Débats, 15 Août 19 9.
FATH (Robert). — De l'influence de la Science sur la Littérature
française dans la seconde moitié du XIX" siècle. — Lausanne, de
Corbaz, 1901.
GAUTHIER (Théophile). — Le Moniteur universel (10 Novembre
1856, 10 Décembre 1860, 22 Septembre. 29 Septembre 1862,
5 Novembre 1866).
CONCOURT (Edmond et Jules de). - Journal. ... tomes I, III, V.
HIRIGOYEN (Anlré). - Le Progrès de Rouen (20 Juillet 1869).
JANIN (Jules). — Journal des Débats (5 Novembre 1866).
JOIN-LAMBERT (A.). — Préface de Melœnis et notice sur les
variantes manuscrites de Bouilhet et sur les corrections de Flaubert.
— Evreux, Hérissey, 1900.
JOUVIN. - Les Débats (10 Novembre 1856) ; Le Figaro (25 Novembre
1858, 28 Septembre 1862, 8 Novembre 1866) ; La Presse (15 Janvier
1872).
LASSERRE (Pierre). — Le Romantisme français. — Paris, Mercure
de France, 1907.
LATREILLE (C). — La Fin du Théâtre romantique et François
PonsaYd. - Paris, Hachette, 1899.
LA VILLE DE MIRMONT [H. de). - Le poète Louis Bouilhet.—
Paris, Savinne, 1888.
LEMAITRE (Jules). — Impressions de Théâtre. \iv série. — Paris,
Lecènc-Oudin, 1896.
MAIGRON (Louis). — Le Romantisme et les Manirs. — Paris,
Champion, 1910).
MAUPASSANT (Guy de). - Le Gaulois (21 Août 1882)
MAYNIAL (Edouard). — G. Flaubert et L. Bouilliet. — Mercure de
France (l'"' Novembre 1912).
La Jeunesse de Flaubert. — Paris, .Mercure de Fntncc, 19i;5.
MEXDÈS (Catullei. — Le Mouvement poélifjiic français — Paris,
Fasquelle, 1903.
MOXOD (Gabrieli. — Les Correspondants de Michetet, Flaubert et
Bouilliet. — Le Fiijaro. supplément littéraire i9 Novembre 1907;.
MONTÉGUT (E.). - Revue des Deux-Mondes (1" Janvier 1861).
NOËL (Eugène). — Rouen, Rouennais et Rouenneries. — Rouen,
Schneider. 1894.
Journal de Rouen |24 Août, 28 Août 1882.
PLANCHE (G.). — Revue des Deux-Mondes (1" Décembre 1856).
PICHON (René). — L'Antiquité romaine et la Poésie française à
l'époque parnassienne. — Revue des Deux-Mondes, 1«>- Décembre
1911.
REGNIER (Henri de). — Journal des Débats (10 Mai 1910).
ROGER DES GENETTES (Madame). — Quelques Lettres. — Paris,
Rouquette, 1894.
SAINTE-BEUVE (G. -A) — Causeries du Lundi, t. V ; Nouveaux
Lundis, t. IX. — Paris, Calman-Lévy.
SAINT- VICTOR (Paul de). — La Presse (5 Novembre 1866).
La Liberté (26 Juillet 1869).
SARCEY (Francisque). — Le Temps (8 Janvier 1872).
SOUCHIÈRES (E). — Le Nouvelliste de Rouen (23 Août 1882).
STROWSKI (Fortunat). — Tableau de la Littérature française au
A7A'« siècle. — Paris, Dclaplane, 1912.
TRIMM (T.). - Le Petit Moniteur Universel du Soir (22 Juillet 1869).
VILLETARD tEdmond). - Journal des Débats (28 Juillet 1869).
VEBER (Pierrei. — La Revue Blanche (25 Avril 1892).
INTRODUCTION
Malgré son talent, Louis Boiiilhet n'a connu durant
sa vie qu'une demi-gloire littéraire. Il a même pres-
senti que le temps en aurait vite raison :
« Pareil au flot d'une mer inféconde.
Sur mon cadavre au sépulcre endormi.
Je sens déjà monter l'oubli du monde
Qui tout vivant m'a couvert à demi » (1).
Il prophétisait juste. Rares sont les lecteurs qui
aujourd'hui fréquentent son œuvre ; les critiques
■ littéraires mêmes, s'ils n'ignorent pas son nom, lui
donnent la plus petite place possible, comme à un
parent de province dans la famille des Romantiques
ou des Parnassiens : pour M. Chantavoine, il n'est
quun poète « patient et précis > (2) ; pour M. Lanson
« un témoin curieux des impulsions incohérentes
auxquelles obéissaient entre 1850 et 1860 les talents
secondaires qui n'avaient pas la force de s'affranchir
et de s'orienter une bonne fois » (3). On l'exécute
même plus prestement : M. Strowski l'estime « un poète
laborieux et pénible, type parfait du brillant versi-
ficateur de Collège, que l'admiration de ses camarades
a ensuite forcé de se croire du génie » C4). // est vrai
(/) « Dernière Nuit », (Envies, p. 38:i.
(2) « Histoire de la Litléralure française sons la direction de
Petit de Jnlleville », t. VIII. p. 31.
(3) <( Histoire de la Littérature française », p. ÎOH.
ii) « Tableau de la Littérature française au XIX'' siècle », p. ^i^i5.
que M. R. Descharmes , — je ne peux le placer en
plus noble compagnie, — dans sa thèse de Doctorat
sur Flaubert, appelle de ses vœux la « réhabilitation »
de Bouilhet, dont a le nom devrait être cité immé-
diatement après ceux de Baudelaire, de Th. Gautier
et de Leconte de Liste » (1). Il est vrai aussi que le
poète trouva des admirateurs, quelques-uns très
fervents et qui lui consacrèrent des livres : MM. Angot,
de la Ville de Mirmont, Etienne Frère.
Ces derniers ont étudié non sans succès les qualités
et les défauts de son œuvre, et la question de son
hérédité, mais aucun deux n'a suffisamment replacé
le poète dans son milieu historique ; aucun n'a interrogé
ses manuscrits, ni recherché sa correspondance pour
établir le développement de son talent. Ce qu'ils n'ont
pu faire, un heureux hasard me le permet.
J'ai découvert, en effet, les manuscrits de mon auteur,
pleins de poésies de jeunesse inconnues et de notes
cmtobiographiques. Ils appartenaient à M. Philippe
Leparfait, le fils adoptif de Louis Bouilhet. L'aimable
propriétaire et sa mère, Madame Léonie Leparfait, la
vieille amie du poète, me les communiquèrent avec la
meilleure grâce. Ils se plurent même à évoquer pour
moi les souvenirs du passé. Au milieu des meubles et
des bibelots de l'écrivain, dans l'appartement habité
par eu.v à Amiens, f écoutai pendant de longues heures
les deux témoins des vingt dernières années de sa vie :
elle, octogénaire, grande, un peu voûtée, la figure
{1) u Flaubert, sa vie, son caractère el ses idées avant 1857 ».p.il2.
très émaciée, les cheveux blancs, contant alertement,
d'une voix chevrotante et s arrêtant seulement pour
le rappel d'un nom en fuite; lui, plus sûr de sa
mémoire, encore plein de vie, bien quil eût passé la
soixantaine, citant avec admiration les vers du poète,
le nom de ses amis, la date exacte des œuvres. Grâce
à leurs encouragements, refusés à d'autres solliciteurs,
j'ai pu mener ce travail à bonne fin. J'aurais été
heureux qu'ils lisent ici mes remercîments : la mort
ne l'a pas permis. Au mois de Septembre 1908, il me
fallut rendre les derniers devoirs à Monsieur Philippe
Leparfait. Sa mère lui survécut deux années seulement.
Je ne peux que déposer sur leur tombe l'expression
de mes regrets et de ma reconnaissance.
Un accueil non moins aimable m'attendait auprès
de Madame Franklin-Grout. Elle voulut bien distraire
de ses riches collections de la Villa Tanit, à Antibes,
la correspondance adressée par L. Bouilhet à Gustave
Flaubert, et me permettre de l'utiliser. En la priant,
ainsi que M. le Docteur Franklin-Grout, d'accepter la
dédicace de cette thèse, je traduis imparfaitement ma
respectueuse gratitude.
Enfin d'autres documents inédits et des renseignements
précieux me furent communiqués par MM. G.-A . Le Roy,
de Rouen, le Secrétaire général du Comité des Amis
de Flaubert, qui conserve fidèlement le manuscrit de
la comédie intitulée : « Le Cœur à droite » ; Henry
Céard, dont quelques conversations me firent mieux
juger l'œuvre de mon auteur; Charavay, qui me
permit de consulter ses catalogues d'autographes ;
Leblond, ancien Juge au Tribunal de Commerce
d'Amiens, qui recueillit soigneusement la bibliothèque
du poète; René Descharmes et René Dumesnil, deux
flaubertistes très informés ; G. Dubosc, d'une science
inépuisable ; R. Aube, G. Pinchon, les érudits
Rouennais fidèles à la mémoire de Bouilhet. Auprès
d'eux j'ai trouvé le plus bienveillant accueil. Qu'il leur
plaise d'accepter l'hommage de ma reconnaissance.
Les matériaux ainsi réunis m'ont permis d établir
avec précision la biographie intellectuelle de l'écrivain,
l'évolution de sa pensée et comment, après avoir été
un romantique, imitateur de Lamartine, de Musset et
de V. Hugo, il renonça sous l'influence de Flaubert à
la poésie sans originalité de ses débuts, pour arriver
dans « Melaenis » et « les Fossiles »,à un art nettement
Parnassien par le fond et la forme, brûlant ce qu'il
avait adoré jeune et dissimulant mal, d'ailleurs, sa
sensibilité sous un masque d'artiste impassible. J'assis-
tais à cette lente formation heureusement décrite dans
ces vers d'un Rouennais, Pascal Mulot :
« Des chants simples et doux ont marqué ta jeunesse :
Les amis, le foyer, la gloire, les amours.
Souvent s'y rencontrait la rêveuse tristesse.
Compagne du poêle à l'aube de ses jours.
Mais l'Artiste apparut : le dieu saisit ton âme ;
On le reconnut vite à ses efforts puissants :
La strophe resplendit, le vers lança la flamme.
On entendit sonner les rythmes bondissants » (i).
(1) Inédit. Stroplies adressées à L. Boiiitliet aurès une représentation
de « La Conjuration d'Amboise »
— XV -
Je. redoutais cependant de desservir par une publi-
cation inutile de vers condamnés à l'oubli la cause du
poète patient ce à polir des mots le tour ingénieux » (1).
Il eût fallu sans doute des yeux mieux exercés à
discerner les beaux vers, des doigts plus habiles à les
enchâsser dans une étude critique, une plume plus
experte en iusage de notre langue, car mon auteur
m'en avertit sévèrement :
« Le pur lettré seul a le droit
D'en arranger les broderies ...» (9).
Tosai cependant. Si fai révélé avec succès l'âme
jusqu'alors mal connue de L. Bouilhet, ou mérité
l'invective « Barbarus lias segetes », dont un autre
vieux « lettré » me menaçait, cest ce que décidera la
sagesse de mes examinateurs. Du moins, s'Use rencontre
des fautes en mon œuvre, elles n'incombent pas aux
conseillers éclairés et bienveillants, aux maîtres émi-
nents de la Faculté, MM. A.-P. Lemercier et Maurice
Souriau, qui m'apprirent le goût de la Littérature, de
ses plaisants « festons et astragales » et à qui j'offre
l'hommage de ma gratitude ; elles doivent retomber
sur leur disciple inhabile.
L'abondance des documents, ainsi que, du reste,
l'imprécision chronologique de certains, rendait ma
tâche difficile. La volumineuse correspondance adressée
par Bouilhet à Flaubert me révélait avec de minutieux
détails l'histoire de son théâtre, les circonstances où
(1) « Melaenis », (Euvrcs, p. iUl.
(2) « Imilé du Chinois » Œuvres, p. 308.
naquit chacun de ses drames, mais peu de ces lettres
furent datées par l'auteur. Il me fallut, à l'aide des
allusions, déterminer approximativement la place des
autres. Dans ce travail délicat je ne peux me flatter
d'avoir toujours évité les erreurs.
fai dû de même, les œuvres de jeunesse étant fort
nombreuses, imposer à plusieurs chapitres, à ceux du
romantisme surtout, une division factice et ramener
plusieurs fois le lecteur au point de départ. Puisse-t-il
se souvenir que le seul souci de clarté me fît oser ces
gaucheries dans la conception du plan !
Faut-il enfui me justifier de ne pas suivre la méthode
commune, d'après laquelle le livre se divise en deux
parties, la première consacrée à la vie de lauteur, la
seconde à l'examen des œuvres ? Il m'a paru logique
de mêler continuellement la biographie de l'homme et
la vie des livres comme elles le furent en réalité. Pour
lui, comme pour les poètes lyriques, « l'ouvrage
d'imagination est une autobiographie sinon stric-
tement matérielle, du moins intimement exacte et
profondément significative des arrière-fonds » (/) de
sa nature : on y respire l'atmosphère de luttes dou-
loureuses. D'ailleurs séparée de la vie des œuvres, sa
biographie serait peu remplie de faits extérieurs;
elle risquerait de paraître vide, alors qu'elle fut un
bel exemple de labeur littéraire.
Il arrive souvent, dit-on, qu'une thèse consacrée à
un poète de second ordre soit la pierre tombale
(1) p. Boiirget. « Essais de psychologie », /, p. 130.
définitive sous laquelle le rimeur désormais oublié
peut dormir d'un sommeil tranquille sans crainte
d'être jamais troublé. Puisse-t-il nen être pas ainsi
de mon œuvre ! Puisse-t-elle mieux faire connaître et
goûter aux amateurs de bonne poésie l'artiste délicat
qui sut traduire de légères fantaisies en a strophes
aux gracieux dessins » {1), en élégies sincères ses
émotions personnelles, en alexandrins larges et
sonores les puissantes évocations de « Melaenis » et
des « Fossiles ! »
Au moment de livrer aux lecteurs cette étude,
condamnée au silence pendant les années de la guerre,
je dois acquitter une dernière dette de reconnaissance
et non la moindre. M. le chanoine Jouen, un maître
dans l'art de faire revivre par la plume les hommes
et les choses de la Normandie, voulut bien s'intéresser
à mon travail et l'encourager avec une bienveillance
continue, correction des épreuves comprise. Ma grati-
tude et mon affection lui sont acquises, il le sait;
qu'il veuille bien en trouver ici ïexpression respec-
tueuse !
7) « Imilê du Chinois », Qùwres.p. 30H.
LOUIS BOUILHET
SA VIE ET SES ŒUVRES
CHAPITRE PREMIER
La Famille
Le Pays : Gany. — Les Ascendants paternels :
Jean -Nicolas Bouilhet, son œuvre litté-
raire. — Les Ascendants maternels : leur
influence prépondérante dans l'hérédité
DE Louis. Le grand-père, Pierre Hourcastremé
La mère, Clarisse Hourcastremé.
« Je suis né à Gany, petite ville de la Seine-Inférieure,
le dimanche 27 mai de l'an 1822. C'est pendant vêpres
que je^vins au monde, et comme les deux dimanches
précédents ma mère s'était trouvée mal à l'église, le Juge
de paix qui avait de l'esprit à ses moments perdus (et il
était économe de son temps), affirma que l'enfant ne serait
pas dévot; ce qui chagrina ma mère, fit sourire mon
grand-père et n'empêcha rien, je vous le jure. — Si l'on
ne tira pas le canon à ma naissance, mon père, du moins,
se crut obligé de manifester sa joie en latin, dont il avait
quelque usage : « Hœc dies quam fecit Do?ninus ! Voilà
le jour que le Seigneur a fait ! » Ce soir-là, il y eut du
soleil comme pour un prince légitime, et mon grand-père
qui était de Pau, me frotta la lèvre d'une gousse d'ail, en
mémoire du Béarnais ; on m'a même affirmé que j'avais
avalé du vin pur avec une si joyeuse grimace que l'on
craignit de me voir perdre la raison avant l'âge voulu de
cette infirmité ».
C'est avec ce spirituel badinage que Louis Bouilhet se
présente à nous à la première page d'un essai d'autobio-
graphie, encore inédit, intitulé « Un Conte Bleu » (1). Si
par une distraction pardonnable à un poète, il commet
une erreur sur la date de sa naissance (2) — il est né
en 1821, non en 1822 — il indique avec précision les
influences qui entourèrent ses premières années, dans un
intérieur de gens simples, de belle humeur, d'une culture
intellectuelle plus qu'ordinaire, et vivant dans l'air
confiné d'un chef-lieu de canton.
Le bourg de Cany se cache dans le plantureux pays de
Caux, à quelques kilomètres de la mer, au fond d'une
vallée 011 la Durdent déroule ses méandres. Le paysage,
vu dans l'éclatante lumière d'un soleil d'été, est plein de
calme et de force ; sur les deux rives s'étalent des
herbages que protège contre les vents une double ceinture
(1) Seules, les pages relatives à la famille et à la naissance de
Bouilhet ont été écrites ; elles sont précédées d'un « Programme », où
le poète consigna en style télégraphique les événements principaux de
sa vie jusqu'en 1855. Vraisemblablement, il faut reporter à cette date
la composition d' « Un Conte Bleu r>.
(2) Flaubert (en 1870) dans la préface des « Dernières Chansons »
(p. 281) a reproduit cette erreur des notes autobiographiques qu'il
avait consultées. M. Angot (1885) a donné, sans la prouver. la date
de 1821. M. de la Ville de Mirmont (1888) reprit de confiance celle
donnée par Flaubert. M. Frère (1908) fait naître indifleremment le
poète en 1822 (p. 29) ou en 1821 (p. 99 et 297). M. Descharmes (1909) le
premier a établi définitivement la date du 27 mai 1821 (p. 413), d'après
les registres de l'état civil de Cany.
d'arbres, hêtres ou ormes, plantas en lignes régulières ;
les pommiers sont chargés de fruits et des vaches paissent
lentement l'herbe drue. Dans les champs voisins, la
« chanson des Brises » (1) passe comme une musique
monotone, l'or des blés et des avoines s'étend au loin,
entrecoupé seulement par quelque bouquet d'arbres :
c'est le temps des blés mûrs et bientôt les moissonneurs
« à la brune figure » (2) apparaîtront pour former les
javelles lourdes de grain.
Poésie de la Durdent aux eaux claires et rapides, aux
ombrages mystérieux, puissance féconde de la terre nor-
mande, le talent de Bouilhet doit beaucoup à ce paysage.
Jeune, notre auteur a senti s'éveiller en lui l'amour de la
nature ; il a observé les travaux du « laboureur » (3) et
la vie des fleurs et des plantes ; il a aimé l'Océan « avec
ses flots et sa trompe sonore » (4), de sorte que plus tard,
en quête de sujets de descriptions ou d'ingénieuses
métaphores, il n'aura qu'à faire revivre ses sensations de
jeunesse pour écrire des « vers aux larges flancs », qui
« pareils aux grands boeufs » font tinter « leurs colliers de
rimes bruyantes ! » (5).
Bien plus, ces premières visions lui ont révélé la
« Nature » si puissante qu'il en fera son « Evangile »
pour remplacer le Credo de ses premières années; il
proclamera, avec un lyrisme que n'eût pas désavoué
Homais, qu'elle doit marcher sur les « cultes abandonnés »,
(1) « Chanson des Brises », p. 881.
(2) « Puberté », p. 22.
(o) <i Le Laboureur », p. 1)4.
(4) « Le Galet », p. 78.
(0) « Le Laboureur », p. 95.
de même qu'elle fait disparaître sous les frondaisons les
ruines des vieilles abbayes :
Toi, qui proposes dès l'enfance
A notre faible humanité
Pour symbole ta confiance,
Pour Evangile ta beauté,
- Entre, ô Nature, avec ta joie.
Ton soleil et ton mouvement.
Et qu'on te laisse cette proie
A dévorer tranquillement ! (I)
S'il avait pu la deviner, l'idée de ses admirateurs de le
représenter par un buste, intime et familier, dans le cadre
où il passa une partie de sa vie, eût donc agréé au poète.
Mais à la place publique de la bourgade, banale avec ses
maisons basses, presque toujours déserte et silencieuse,
bruyante aux seuls jours de « marché », quand les
paysans voisins l'envahissent, il eût préféré quelque coin
en dehors du bourg, vers la mer, « sous les poiriers en
fleurs » (2), près des haies verdissantes, où
Sous son capuchon rose enfermée à demi,
La fleur du marronnier regarde et veut éclore. (3)
Il eût mieux aimé encore le voisinage de la maison-
nette où il naquit, et qu'il a décrite avec complaisance :
;< Oh ! la ravissante maison, dit-il, dans « Un Conte
Bleu », que celle où je suis né! seule à l'écart sur le
chemin de la mer, entourée d'un jardin et d'une masure
immense ; elle me déposa, dès le premier jour, sur les
fleurs comme une abeille, dans les feuillages comme un
oiseau !. . . Depuis, bien des fois je l'ai revue; à travers
(1) « L'Abbaye «, p. 370.
{2) « Printemps », p. 42.
(3) « Mars », p. 95.
les arbres de son « fossé », j'ai jeté mes regards furlifs, et
la raai3on me connaît bien et la blanche façade, quand je
passe sur la route, me regarde avec toutes ses fenêtres,
pleines de souvenirs et de soleil » (1).
Là, en effet, il eût retrouvé les impressions de son
enfance, il eût entendu chanter dans sa mémoire les vers
de jeunesse qu'il y avait écrits pendant les vacances, il se
fût rappelé ses retours sous le toit de la « blanche »
maison, lorsque, meurtri par la lutte et le désespoir, il
venait oublier près de sa mère et de ses sœurs la « gent
de Lettres » et goûter le charme du « Printemps » (2).
Aujourd'hui, rien ne distingue des autres la maison
jadis habitée par L. Bouilhet : aucune plaque n'a été
apposée sur ses murs pour rappeler à la postérité que là
naquit un poète délicat, au milieu d'une famille dont
presque tous les membres eurent l'ambition d'être les
servants de la Muse.
L. Bouilhet n'eut jamais la prétention de hautes ori-
gines comme V. Hugo et A. de Vigny. Il nota cependant
avec le plus grand scrupule les circonstances qui entou-
rèrent ses premières années et ce qu'il savait de sa
famille « afin, dit-il, d'expliquer psychologiquement les
influences qui présidèrent à ma naissance » (3).
S'il n'a pas d'ascendants de vieille noblesse à faire
connaître, il détaille avec fierté la valeur de ses origines
littéraires : « Jamais mortel, écrit-il, ne vint au monde
dans des conditions plus poétiques ; peu d'écrivains
(1) « Un Conte Bleu ».
(2) « Printemps », p. 24.
(3) « Un Conte Bleu ».
- 6 —
pourraient énumérer autant d'hémistiches parmi leurs
ancêtres. Je descendais de la Ballade par les femmes, et
de l'Epître par les hommes : des deux côtés, les rimes se
perdaient dans la nuit des temps » (1).
Il semble donc que les événements aient été préparés
par quelque Providence bienveillante pour que la rencon-
tre des deux familles, d'origine gasconne, permit la
naissance, sur la terre Normande, du poète Louis Bouilhet.
« Gomme deux nuages chargés d'électricité, écrit-il dans
c( Un Conte Bleu », les deux familles gonflées d'inspiration
se rencontrèrent un jour selon qu'il était écrit quelque
part et du choc jaillit une épithalame! Une pièce de vers
que ma mère publia dans un journal de Rouen, fut
comme le signal de l'orage. Mon père en perdit le som-
meil : rêver, découvrir la Muse, saisir la plume, polir la
rime, tourner l'ensemble, tout cela, comme vous paraissez
disposé à le croire d'après ma tournure, ne fut pas l'aff^aire
d'un moment : il faut le temps à tout ; je ne fus pas plus
improvisé qu'un autre, tantœ tnolis erat ! C'est alors
qu'à trois lieues d'Yvetot, en l'an du Seigneur 1820,
s'établit par dessus les bois un duo sentimental et un
accord incessant de lyre et de galoubet, si bien que de
sonnets en acrostiches et de rondeaux en triolets, on en
arriva un beau jour au poulet final. . . Ce fut bien là un
mariage de raison, si l'on considère la richesse des
pensées. Mon père apportait en dot trois ou quatre mille
rimes suffisantes et ma mère deux grands yeux bleus
avec quelques ballades dans le style marotique. . . Quant
à moi, je suis le produit naïf d'un madrigal et d'une
romance : modulé selon toutes les règles de l'art, je
(1) « Un Conte Bleu
sortis du néant scandé comme un Alexandrin classique,
et ce qui m'étonne le plus, c'est qu'après une pareille
préparation, je n'ai jamais pu atteindre que cinq pieds
et demi, ce qui fait un vers faux ! Ce demi-pied me
perdra : j'aurai toujours une cheville sur la conscience !
Du nid de rossignols sortit une oie au grand étonnement
de mon père, qui a emporté dans sa Itombe cette convic-
tion désespérante. Je péchais par la base et le poème
était manqué » (1).
Et cependant Louis avait beaucoup à recevoir de la
lignée paternelle, tant on y avait fait preuve d'activité
intelligente et d'inspiration poétique. "
Nous trouvons l'un de ses ancêtres, François Bouilhet,
installé, vers le milieu du xviii^ siècle, maître chirurgien
à Nogaro, dans le Gers.
Si nous ne savons rien de sa vie, nous connaissons
mieux la carrière de Jean, celui de ses fils qui fut le
grand-père de Louis. Ce Jean Bouilhet fut vraisemblable-
ment le-premier de la famille qui entra dans l'adminis-
tration des hôpitaux militaires, où il servit pendant la
Révolution et l'Empire jusqu'en 1810. Le 18 février de
cette année, il mourut directeur de l'hôpital d'Eccloo,
dans la Hollande française. Il avait épousé à Paris, en
1785, Marie-Anne Bailly, née à Ermenonville, fille du
cocher du marquis deGirardin. Comme Rousseau jusqu'à
sa mort avait été recueilli à Ermenonville, on en a conclu
que la grand'mère paternelle de notre poète avait pu
rencontrer souvent Jean-Jacques dans la propriété du
Marquis. En mourant, Jean Bouilhet laissait six enfants,
(1) « Un Conte bleu ».
au nombre desquels était le père du poète, Jean-Nicolas,
qui naquit, lui aussi, à Ermenonville (1).
Tous les biographes de Louis ont raconté, que suivant
l'exemple familial, son père s'engagea dans l'adminis-
tration des Ambulances, et fit la plupart des campagnes
impériales de 1805 à 1815, comment dans la retraite de
Russie, il traversa à la nage la Bérézina et contracta une
pneumonie dont il ne guérit jamais complètement.
Licencié après la guerre, il obtint pour vivre d'être
nommé adjoint au régisseur du château de Gany, qui
appartenait à la famille des Montmorency- Luxembourg.
C'est ainsi qu'il se trouva transplanté dans la bourgade
normande où il se maria, vécut une douzaine d'années et
mourut, âgé seulement de quarante-cinq ans,
Le père de Louis Bouilhet fut un écrivain fécond. Une
étude diligente de M. E. Frère (2), nous fait connaître son
œuvre : un poème intitulé « Les Tricoteurs », une comédie
en cinq actes et en vers « Le Sophiste ». deux cahiers de
chansons, odes, fables et épitres en vers, enfin ses
souvenirs de campagne. Jean-Nicolas n'hésitait pas à
porter sur « toutes ces fariboles » (3) — le mot est de
lui, — ce jugement sévère: « Rien de tout cela ne m'a
jamais paru valoir grand'chose. . . Mon génie, sous
quelque protection qu'il se soit mis, n'a jamais pu se
hausser au-dessus du médiocre » (4).
Tout en reconnaissant que l'œuvre « n'a rien de bien
(1) J'emprunte ces détails à l'étude de M. E. Frère : « Louis
Bouilhet, son milieu, ses hérédités, l'amitié de Flaubert », p. 97.
(2) E. Frère, op. cit., p. 100.
(3) Ibid. p. m.
(4) Ibid. p. Ut'.
— 9 —
saillant » (1\ et qu'on « pourrait n'en rien dire », M. Frère
tient à pousser l'analyse à ses limites extrêmes pour faire
des rapprochements littéraires: « Ce serait, dit-il, une
étude piquante de partir des chansons de route de notre
ambulancier pour arriver à « Melsenis », et de comparer
dans cet atavisme de la poésie le fils au père. La distance
est énorme, je n'ai pas besoin de le dire. Mais la parenté
se retrouve, et sous les pas ailés de Louis gravissant le
Parnasse, un œil exercé distinguerait peut-être les gros
souliers de Jean-Nicolas » (2). Les « Mémoires » de Jean-
Nicolas, d'ailleurs, paraissent donner raison à ces
prétentions du biographe : nous y lisons : « Père de
famille, c'est en partie pour mon fils que je rassemble ces
souvenirs. Il me semble qu'une conformité existe entre
ses goûts, son tempérament, son esprit et les miens » (3).
Il ne semble pas que ces chétives données suffisent
pour établir la thèse des traits communs entre les œuvres
et les caractères — sauf peut-être pour la timidité — du
père et du fils : nous préférons opposer l'opinion du fils
à celle du père. « De mon père, a écrit Louis, je n'ai
absôîument rien que le regard, sans avoir ses yeux, ce
qui est assez étrange » (4). Jean-Nicolas, d'ailleurs, mort
quand l'enfant atteignait sa douzième année, n'a pu avoir
d'influence sur lui. « Mon père, ajoute le poète, éloigné
tout le jour par ses occupations et rendu morose par sa
mauvaise santé, fut constamment pour moi comme un
étranger sévère » (5).
(1) E. Frère, p. lUO.
(2) Ibid. \K 109.
(3) Ibid. p. 111.
(4) « Un Conte Bleu
(5) Ibid.
— 10 -
De son côté, jusqu'à sa mort survenue en 1832, le père
de Louis, quoiqu'il cherchât parfois à se persuader du
contraire, fut convaincu que l'enfant, lent et embarrassé
pour exprimer ses pensées n'avait guère d'avenir. « Il en
a bien souffert dans son amour-propre, ajoute le poète,
mais une justice à rendre à ma mère, c'est qu'elle me reçut
« à correction » et ne désespéra jamais de me remettre
un jour sur mes pieds » (1).
Le 12 août 1819, Jean-Nicolas Bouilhet, après la poéti-
que préparation si agréablement décrite dans « Un Conte
Bleu », épousait à Gany, Clarisse Hourcastremé, fille de
Pierre Hourcastremé, « homme de loi ».
Pierre était né à Pau en 1739 (2). « Sa famille, écrit
Bouilhet, était riche ou, pour le moins, fort à l'aise, si j'en
juge d'après l'éducation exceptionnelle qu'il reçut et par
les débris de fortune qu'il ne perdit complètement que
vers le milieu de sa vie » (3). Après avoir été quelque
temps avocat à Pau, il quitta sa province pour s'installer
à Paris. Qu'y venait-il chercher ? « Hélas ! répond Louis
dans « Un Conte Bleu », qu'y faisons-nous nous-mêmes,
pauvres rêveurs de gloire ? Il venait dans la Capitale
parce que là-bas on manquait d'air, parce que dans ses
songes il avait vu des choses splendides, parce qu'il est
un âge merveilleux où l'on croit soulever le monde !.. .
A quels obstacles vint-il briser ses forces ? Quels crétins
combla-t-il d'hommages , quelles vanités creuses fit-il
résonner comme des tambours et de combien de décep-
I
(1) « Un Conte Bleu ».
(2) J'établis cette date d'après « Un Conte Bleu » : Hourcastremé
mourut en 1831, à 92ans ; ce qui reporte à 1739 la date de sa naissance.
(3) « Un Conte Bleu ».
— 11 -
tions composa-t-il son désespoir? Il ne l'a dit à personne.
La tombe a caché pour toujours le silence lugubre de son
sourire )^(1). A Paris, il devint journaliste et auteur
dramatique, et perdit une partie de sa fortune.
Louis ne sut jamais quelle part personnelle son grand-
père prit aux événements de la Révolution. « Je m'en
rapporte à mon cœur, ajoute-t-il, pour croire que le sien
battit fort dans cet orage immense » (2). Le journaliste
fut alors envoyé au Havre en qualité de commissaire de
la Marine. Il se fit bâtir « à la côte d'Ingou ville » (3) un
pavillon qu'il dut vendre pour vivre et que plus tard notre
auteur, au cours de ses promenades d'enfant, regarda
maintes fois « avec la tristesse d'un exilé » (4). Après
avoir été maître de pension à Montivilliers, il vint en 1816
établir ses pénates à Gany, où il mourut en 1831. Entre
temps, il avait épousé une Cauchoise, Rose Patrix, habi-
tuée aux travaux domestiques, et qui fut toujours très
effacée auprès de « l'homme de Loi ». Elle était, d'après
M Frère, « incapable de soutenir une conversation avec
son nTari sur un point d'histoire ou de littérature ! » (5).
Dieu sait cependant si Pierre Hourcastremé pouvait
aborder de nombreux thèmes de discussion. Les seuls
titres de ses ouvrages prouvent sa science universelle et
sa fécondité d'écrivain. Un ballet, « Marins et Ariste »,
voisine avec une « Solution des Problèmes de la trisection
géométrique de l'angle », un recueil de « Poésies et
(1) « Un Conte Bleu
(2) Ibid.
(3) Ibid.
(4) Ibid.
(ô) Op. cit., p, 125.
— 12 -
Œuvres mêlées « avec un « Catéchisme du Chrétien par le
seul raisonnement » (l).
Toute la famille ayant continué à vivre sous le même
toit après le mariage de Clarisse, Louis a donc connu
pendant une douzaine d'années, dans la maison de Cany,
ce bonhomme d'humeur vagabonde, toujours fidèle au
port de la queue et de la culotte courte, du gilet brodé et
du jabot de dentelle, vrai représentant de l'esprit français
au xviiie siècle. Sa vie entière, il conserva de lui un
souvenir agréable qu'il voulut même traduire en une
pièce de vers restée inachevée. Il raconte l'émotion qu'il
éprouva en revoyant à Cany, dans un coin du jardin, des
tulipes et des jacinthes (2), les fleurs préférées du vieil-
lard, et cultivées avec soin, en mémoire de lui, par sa
mère et ses sœurs :
Vingt ans ! rien n'est changé. Vingt ans ! rien n'a péri.
Au rendez-vous d'avril chaque plante est fidèle.
On dirait qu'en passant dans ce recoin fleuri,
Aux branches des buissons le teiups a pris son aile !
(1) Voici par ordre chronologique la liste des ouvrages de P. Hour-
castremé : « Poésies et Œuvres mêlées » (1773). — « Marius et Ariste ».
— «Catéchisme du Chrétien par le seul raisonnement » (Toulouse, 1789).
— « Les Aventures de Messire Anselme, chevalier des lois » Paris, 1790),
— « Essay sur la faculté de penser et de réfléchir » (Paris, 1805).
— « Etrennes de Mnéraosyrae ». — « Essay d'un apprenti philosophe
sur quelques problèmes de physique, de métaphysique et de morale »
(Paris, 1805) — t Solution des problèmes de la trisection géométrique
de l'angle » (Rouen, 1812).
(2) Le titre de la pièce (levait être « Tulipes et Jacinthes ». Les vers
que nous citons sont inédits. — Cf. une lettre de Flaubert (III, p. 21) :
« Tantôt, après dîner en regardant une bannette de tulipes, j'ai songé
à ta pièce sur les tulipes de ton grand-père, et l'ai vu nettement un
bonhomme en culottes courtes et poudré, arrangeant des tulipes
pareilles dans un jardin vague, au soleil, le matin. Il y avait à côté
un môme de quatre à cinq ans (dont la petite culotte était boutonnée à
la veste), joufflu, tranquille et les yeux écarquillés devant les fleurs:
c'était toi. Tu étais habillé d'une espèce de couleur chocolat ».
- 13 —
La vue des jolies plantes éveille chez le poète un monde
de souvenirs. Quand il vivait, le bonhomme — le « père
Hour », comme l'on disait amicalement dans la famille —
les cultivait lui-même ; il les visitait chaque jour et était
heureux d'en faire admirer les fleurs à ses amis:
Poudré comme un marquis, et la queue à la nuque,
Tu soignais de tes mains ce petit coin charmant,
Et sur ta longue canne appuyé gravement,
Tu secouais aux fleurs le blanc de ta perruque.
On entendait, à chaque mouvement,
Sur tes petits mollets craquer tes bas de soie !
et l'on voyait,
le long des plates-bandes
Luire ton soulier mince, à la boucle d'argent.
- Il revoit surtout la vieillesse longue et sereine de ce
sage qui comprit enfin que sa mort était proche, le jour
où fut cassée
Sa tasse du Japon dont les fleurs étaient bleues.
Flaubert n'avait donc pas tort en affirmant dans la
Préface des « Dernières Chansons » que Pierre Hourcas-
tremé avait laissé à son petit -fils le souvenir d'un
« bonhomme bizarre et charmant » (1), mais le « bon-
homme » lui laissa plus qu'un souvenir agréable, plus
même que ce double trésor dont le poète était fier :
La haine des pédants et l'amour des fleurs bleues,
il lui légua en héritage une mentalité analysée longue-
ment dans « Un Conte Bleu ^) :
« Comme caractère et aptitudes d'esprit, écrit Louis, si
j'en excepte les Mathématiques, je ressemble beaucoup à
(1) Œuvres, p. 282.
- 14 -
mon grand-père et, physiquement, le front est d'une
identité frappante.. . De plus, depuis le premier jour de
ma vie jusqu'en 1831, je ne l'ai guère quitté d'une minute.
Toujours sur mon berceau , j'ai vu sa tête calme et
souriante. . . Ce que je sais de mon père m'a été dit après
son décès, on ne m'a rien raconté de mon grand-père et
je le connais davantage. Cette conformité d'intelligence,
ces sympathies physiques et morales ont-elles effrayé
ma mère peu édifiée, comme résultat matériel (sic), des
destinées paternelles et craignant de me voir prendre la
même route pour arriver aux mêmes conclusions ? Je le
crois. Mais une raison plus vive et plus immédiate était
l'opinion libérale de mon grand-père en opposition directe
avec l'esprit de la famille, c'était sa croyance religieuse qui
procédait nécessairement de Voltaire et de Rousseau (1).
Ce qui me le prouve, c'est qu'on ne permit jamais au
vieillard d'entreprendre mon éducation. Il y avait entre
lui et moi, quant à l'intelligence, un véritable cordon
sanitaire. Plus tard, j'ai su qu'il avait beaucoup écrit.
J'ai lu même des pages de romans imprimés, que je
trouvais en lambeaux dans quelque coin sombre et que je
dévorais en cachette avec la volupté du crime. Pauvre
grand-père ! pauvre grand homme ! » (2)
Voilà donc, découvert et précisé par le poète lui-même,
un premier point d'hérédité intellectuelle, un tour d'esprit
(1) Et ailleurs, dans une lettre adressée à G. Flaubert : « Un ami
m'a apporté cette semaine, à force de recherches bibliomanesques,
4 gros volumes superbement reliés par le père Hourcastremé : « Les
Aventures de Messire Anselme, 1796», Monsieur le Grand Vicaire,
Ma haine pour le parti prêtre n'est que de la Saint-Jean auprès des
diatribes de mon grand-père ! . . . , Je comprends l'ostracisme de ma
mère ». (Inédit, sans date).
(2) « Un Conte Bleu ».
— 15 —
général, naturellement dirigé vers les problèmes philoso-
phiques et le scepticisme religieux, où, en dépit de la
vigilance maternelle, Louis aboutira plus tard.
Par cette parenté d'intelligence s'explique aussi chez
l'un et l'autre le même incessant besoin de science, la
même aptitude à s'assimiler les connaissances les plus
diverses de l'esprit humain. Bouilhet a décrit cette
« gloutonnerie » du savoir chez son grand-père : « A côté
des arides études du Droit, il cultivait les Belles-Lettres
(selon l'expression du temps), conjointement avec les
Mathématiques et l'Histoire Naturelle. Il visait à une
réputation encyclopédique , tendance naturelle à cette
époque du développement intellectuel en France. Quel-
ques rimes vous sacraient poète, tout était dit après un
quatrain piquant ou un madrigal ingénieux ; on pouvait
alors passer à laPhysique en toute sécurité de conscience.
Homme d'ailleurs très remarquable comme facilité de
conception, mon grand-père ne fut qu'un résumé. Il se
bourra de son époque ; en le fouillant, on retrouverait tout
le dix-huitième siècle... Il avait la gloutonnerie de la
science et mangeait toujours sans s'inquiéter des diges-
tions » (1).
Gomme P. Hourcastremé, Louis Bouilhet promène
partout son intelligence curieuse. Savant, il décrit les
mondes disparus des temps antédiluviens ; historien, il
évoque avec une précision remarquable les scènes de la
vie romaine ; philosophe, il veut laisser sa profession de
foi religieuse ; artiste à l'imagination puissante, il brode
sur les thèmes les plus divers de la sensibilité et de la
fantaisie ; il demande même l'inspiration aux poètes
chinois, dont il s'essaye à parler la langue !
(1) « Un Conte Bleu ».
16 —
Les aptitudes variées de l'intelligence sont chez Bouilhet
un legs de P. Hourcastremé ; jointes à l'héritage maternel, I
elles déterminent en partie la physionomie du poète. ^'
Clarisse Hourcastremé, sa mère, naquit à Graville, près
le Havre, le 27 août 1797. Ayant eu de son père une
éducation soignée, elle put ouvrir à Gany un pensionnat,
où elle reçut les fillettes appartenant aux familles du
bourg et des villages voisins. Aussi, lorsqu'âgée de
22 ans, elle épousa Jean-Nicolas Bouilhet, il fut convenu
« que les deux époux habiteraient provisoirement le
même domicile que les père et mère de la fiancée, sans y
avoir la même table, sans contribuer aux frais qu'elle
occasionnera, sous l'obligation néanmoins que la future
dame Bouilhet continuerait à s'occuper des soins qu'exige
le pensionnat tenu par elle et sa sœur » (1).
A l'exemple de son père, Madame Bouilhet écrivait des
vers, non certes par vanité d'artiste ou de bas-bleu, mais
pour se reposer des fatigues de l'enseignement et donner
libre cours à la poésie qu'elle portait en son cœur. Ses
œuvrettes étaient recopiées avec soin dans un cahier que
l'auteur avait intitulé modestement : « Fugitives de
Clarisse ». I^es pièces de commande et de circonstance y
sont mêlées aux poésies d'inspiration personnelle : les
vers d' « Un Amour de jadis » voisinent avec 1' « Ode
adressée au Duc d'Angoulême à son passage a Cany, en
Octobre 1817 », les rimes pieuses d'une « Prière » avec
les joliesses d'une « Rêverie » (2).
(1) E. Frère, op. cit. p.. 128.
(2) Publiée par M. E. Frère, op. cit., p. 133.
- 17 —
Voici l'un de ces morceaux, intitulé « Amour de jadis »,
dont le tour archaïque ne manque pas de grâce :
Près d'un château, sur les bords de l'Adour,
Errait un preux épris de noble dame.
Il veut la fuir, fuit avec lui l'amour
Qui dans son cœur entretient vive flamme.
Sous le feuillage, au bord des claires eaux,
Beau chevalier, soupire ainsi ses maux :
« Fière Beauté, qui dédaignes mes vœux,
O de mon cœur cruelle souveraine.
Plus ne verrai l'azur de tes beaux yeux.
Vais loin mourir sous le poids de ma peine.
Servant d'amour, n'en eus que les rigueurs ;
Trépas lui seul peut finir mes douleurs ».
Disant ces mots, le sensible Olivier
Termine ici sa languissante vie.
Mourante voix veut encor répéter
Nom trop chéri de la fière Almazie.
11 meurt d'amour, le pauvre désolé. . .
jCœur d'aujourd'hui se serait consolé ! (1)
Elle se plaît surtout à mettre en vers des sentiments de
rêverie ou de mélancolie, des impressions d'un parfum si
faible qu'on le sent à peine; mais elle est toujours une
diseuse élégante, et sa poésie toute de grâce paresseuse et
éclose près de Pierre Hourcastrémé en perruque paraît
avoir été écrite par quelque belle dame spirituelle et
sensible du xyiii^ siècle.
On comprend dès lors que la rêverie naturelle et la
délicatesse de sa mère aient formé dans le cœur de Louis
des réserves d'imagination, d'inquiétude morale, de poésie
enfin. Bientôt l'enfant sentira la main de cette femme
aimante soutenir sa marche incertaine, tandis que peu à
(\) Inédit.
— 18 -
peu à ce premier apport de sensibilité s'ajoutera chez lui
l'influence de l'éducation première, auprès de deux sœurs,
Sidonie et Esther, qui apparaîtront au foyer de Clarisse
et deviendront les confidentes des joies et des mélancolies
de l'adolescent (1).
S'il est vrai que pour une part l'inspiration des poètes
a sa racine dans le cœur des aïeux, et si leur imagination
se trouve formée du fonds de traditions et d'exemples qu'ils
ont reçu, cette théorie des influences héréditaires doit se
soutenir pour Louis Bouilhet, bien que dans la vie sa
sensibilité se soit trouvée modifiée par la lutte et la
souffrance, et que son instinct naturel du beau ait évolué
longtemps avant de se soumettre à des règles définitives.
C'est pourquoi, en ce chapitre liminaire de notre œuvre,
nous avons présenté ses ancêtres d'après le crayon que le
poète lui-même nous en a laissé : surtout ce philosophe
du xviii« siècle, fier et indépendant, qui juge sévèrement
les choses d'Eglise, les gens de Loi et les écrivains clas-
siques, et cette jeune femme à la voix caressante, à la
piété si douce, qui fut la mère de Louis, qui lui donna un
bel exemple de bonté et pour laquelle il aura toujours du
respect, même aux jours où un désaccord passager sem-
blera voiler l'amour filial.
(1) Sidonie (1823-1884). Esther 11830-1901).
CHAPITRE II
L'Education
(1821-1840)
I. — Les Faits : La Famille. M. Jourdain.
Le Collège de Rouen. — La Pension Lévy
IL — Les Idées morales : Royalisme. Religiosité.
— Mélancolie.
III. — La Formation littéraire : Influence du
Collège.
\ I
Gomme beaucoup de parents, ceux de Louis se complai-
saient dans les gentillesses de leur rejeton. Son père
consigna dans un « Journal », avec de minutieux détails,
les plus petites nouveautés de la vie de l'enfant : premiers
costumes, promenades, tenue à l'église, manifestations
d'intelligence. Il y ajoute les éloges flatteurs entendus
dans le bourg : « Il est vrai, note-t-il, avec une satisfaction
peu déguisée, que c'est un bel enfant » (1). On veut même
la miniature du « bel enfant ». Jean-Nicolas prend ses
pinceaux et s'y applique non sans succès. Désormais, elle
figurera auprès de celle du « Père Hour » dans la salle
à manger.
(1) Inédit.
- 20 -
C'est au milieu des fillettes du pensionnat que Louis,
sous la direction de sa mère, prend contact avec les livres.
A dix ans, il sait exprimer clairement sa pensée, comme
le prouve une lettre d'alors qu'il conserva toute sa vie et
dont la naïveté l'amusait fort. Elle était adressée à son
parrain. Monsieur Pessey, le régisseur du château de
Gany :
« Mon cher Parrain,
« Gomme j'ai apris (sic) que tu avais défendu de s'amu-
ser à pêcher sur le pont de Baraville (1), j'ai pris la liberté
de t'écrire pour t'en demander la permission. Gomme je
ne connaissais pas ta défense, j'y ai déjà péché une fois,
mais je n'ai pris rien. J'ai entendu dire que Marraine (2)
n'était pas au château, je te prie, quand tu lui écriras, de
lui présenter mon respect et de lai dire que je m'ennuie
beaucoup de ne pas la voir. Adieu, mon cher Parrain, je
t'embrasse de tout mon cœur, en attendant la réponse
que tu auras la bonté de faire à papa.
« Ton tilleul,
« Louis-Hyacinthe Bouilhet ;3).
« Gany, le 3 Juin 1831 ».
L'écriture est satisfaisante et sauf pour un mot, l'ortho-
graphe est respectée.
On songe déjà aux moyens à prendre pour que l'enfant
commence des études plus sérieuses, quand, au mois de
juin de l'année 1832, survient la mort du chef de famille,
Jean-Nicolas. Dans les lettres qu'elle écrit vers cette épo-
(1) Barville.
(2) Madame Pessey.
(3) Inédit.
— 21 -
que, Madame Bouilhet paraît inconsolable de la perte de
son « bon ami ». A sa belle-sœur Emilie, qui lui a
demandé, en souvenir, des cheveux du défunt, elle avoue
qu'elle doit supporter de longues heures de tristesse: « Je
ne puis rien toucher, rien voir, qui ne me retrace mon
malheur : ses habits, ses papiers, son portrait, sa tombe
que je vois de ma fenêtre 1 Oui, le cimetière de Gany est
sur le penchant d'une côte qui est très près d'ici, et l'on
peut voir de chez nous la croix que j'ai fait mettre sur
mon pauvre bon ami ! Que de fois je l'ai déjà regardée !
Mais je ne puis la distinguer longtemps, mes yeux cessent
bientôt de la voir » (1).
Cependant elle ne se décourage pas ; elle trouve dans
sa foi religieuse la force de continuer seule l'éducation
des trois enfants. Jean-Nicolas avait désiré que Louis fît
ses études complètes, mais le budget de la famille était
trop maigre pour que Madame Bouilhet songeât à confier
à d'autres l'instruction de son fils. Heureusement la
Duchesse de Montmorency-Luxembourg, s'intéressa aux
enfants laissés par l'ancien sous-intendant de son château,
et grâce à ses libéralités Louis put « aller en pension ».
La chose mérite d'être notée, car cette protection des
châtelains de Gany pèsera plus tard sur le poète qui, par
respect de ses bienfaiteurs, soutiens fidèles du trône,
refusera de publier certaines satires politiques, nettement
libérales. Dans une de ses lettres. Madame Bouilhet révèle
avec précision comment Louis devint le protégé des
Montmorency-Luxembourg. « Lorsque je perdis mon
pauvre ami, dit-elle, je crus devoir écrire à Madame la
Duchesse et lui apprendre mon malheur. J'en reçus une
(1) Inédit.
réponse pleine de bonté dans laquelle elle m'assurait
qu'elle s'intéresserait à mon fils, espérant, disait-elle,
qu'il aurait toutes les belles qualités de son père. Cette
lettre me causa un instant de soulagement dans mes
peines... Mais jugez quel nouveau coup pour moi, lorsque
huit à dix jours après, j'appris la mort de la bonne
Duchesse, emportée par le choléra en quelques heures,
précisément au moment uù elle se disposait à venir passer
quelques jours au château de Gany ! N'est-ce pas là une
circonstance bien malheureuse. Enfin, après avoir passé
bien longtemps sans entendre parler de rien. Monsieur
Pessey m'a appris que les enfants de Madame la Duchesse,
qui connaissaient les bonnes intentions de leur mère à
l'égard de mon fils , voulaient placer Louis dans une
pension qu'ils se chargeaient de payer. Gela est, à ce qu'il
me semble, bien avantageux pour Louis, mais me séparer
de ce cher enfant qui est encore si jeune ! . . . Il m'aurait
été bien plus agréable de recevoir la valeur de cette
pension pour m'aider à élever mes enfants et d'attendre
encore quelques années avant d'éloigner Louis, mais je
n'ai pas le choix. . . « (1).
Madame Bouilhet, d'après les conseils de Monsieur
Pessey, avait d'abord résolu d'envoyer l'enfant dans
quelqu'une des pensions de Dieppe, « à cause de la facilité
des communications », mais un des « notables ^) de Gany
lui ayant affirmé « qu'il n'y avait pas à Dieppe une seule
pension particulière qui eût de la réputation » (2), il fallut
chercher ailleurs.
Il fut décidé que Louis serait envoyé près du Havre, à
(1) Inédit.
(2) Inédit.
- 28 -
Ingouville, chez Monsieur Jourdain qui était sans doute
un ami de Pierre Hourcastremé. Les larmes aux yeux la
jeune veuve se sépara de son fils : « Après avoir passé une
quinzaine aux préparatifs indispensables de son petit
trousseau, écrit-elle, je l'ai conduit moi-même, non sans
avoir le cœur bien brisé », et dans une autre lettre : « Que
j'ai pleuré en me séparant de lui I II est au Havre à
quinze lieues d'ici t » (1).
Louis raconta plus tard que sa mère alors n'avait pas
hésité à lui confectionner elle-même des costumes ; il
voulut évoquer ce souvenir dans la pièce de vers intitulée
« Tulipes et Jacinthes » et dédiée à son grand-père :
Ma mère avec orgueil me taillait des gilets
Dans le satin luisant de tes belles culottes !
Nous croyons volontiers que Madame Bouilhet ne le
faisait pas « avec orgueil », mais s'y résignait par raison
d'économie. Elle négligea même un peu « la mode » :
Louis fut raillé par quelques camarades mieux habillés
que lui, ce qui ne contribua pas peu à développer sa
timidité naturelle. Il fallut même un jour que sa mère le
4ançât pour lui faire porter « un colet», qu'il jugeait
ridicule parce que ses petits amis avaient « le manteau ».
« C'est un colet tout simplement comme tous les jeunes
gens de chez nous en. ont, lui écrit-elle. Si tu es raison-
nable, tu diras : Maman a assez dépensé pour moi cette
année en m'achetanl pour plus de soixante francs d'habits,
il y a deux mois : il faut prendre patience et obéir à ma
mère en mettant mon colet tel qu'il est, puisqu'il n'est
point ridicule surtout avec une redingote de la même
(1) Inédit.
— 24 —
couleur. Voilà ce que tu penseras si tu as du bon sens,
car un coletest un colet, et le tien est aussi grand que tous
ceux que je vois. Tu me diras peut-être que tu n'en vois
point au Havre ; je crois que tu te trompes, mais quand
cela serait, c'est la mode de ton pays à toi, et j'espère que
tu ne seras pas assez sot pour souffrir du froid par un
amour-propre mal entendu. . . » (1).
Cet exemple de sévérité est unique dans les lettres que
Clarisse Hourcastremé écrit à l'enfant. Si elle n'hésite pas
à répéter ses conseils pour l'écriture et le soin des vête-
ments, elle ajoute toujours les mots tendres et les pieuses
recommandations que les mères savent trouver pour leurs
enfants. Ainsi quand elle voit décembre se terminer et
ses élèves partir joyeusement pour goûter l'intimité fami-
liale des vacances du « Nouvel An », elle pense à Louis
qui ne peut venir à Cany avant Pâques : « Qu'il m'ennuie
de ne pas te voir, lui mande-t-elle, et comment pourrai-je
commencer l'année sans t'embrasser? Ah f que nous nous
en dédommagerons bien à Pâques, si Dieu nous donne la
santé à tous. N'oublie pas de bien le prier pour cela tous
les jours, cher ami, il ne faut pas grand temps, soit en se
couchant, soit en se levant, pour dire tout bas : Mon Dieu*
donnez une bonne santé à ma mère, à tous mes parents
et à moi aussi, et servez-moi de père ainsi qu'à mes deux
petites sœurs » (2).
Quand Monsieur Jourdain vint habiter à Rouen dans
la rue Etoupée (3), Louis le suivit avec cinq enfants de la
(1) Inédit.
(2) Inédit.
(3) L'autobiographie ajoute : « 22 » (?)
- 25 -
pension d'Ingou ville, « trois Emonin, Bard et Powel ». Il
devait fréquenter, comme ses camarades, le Collège Royal :
il en devint un élève peu brillant (1) dans la Classe de
Cinquième, en octobre 1834.
Le local de la rue Etoupée, « avec sa grande cour pavée
et triste, et les Etudes dans le grenier » (2), était sans
doute trop peu confortable, car nous trouvons dès l'année
suivante Monsieur Jourdain installé dans la rue La Roche-
foucauld.
A coup sûr, le maitre de pension n'était pas savant
comme un docteur en Sorbonne, mais il le reconnaissait
modestement et parfois se mettait à l'école de ses élèves.
Louis, élève de Quatrième, devint le répétiteur préféré :
« J'apprends le. Grec au père Jourdain », écrit-il (3). Dès
lors il fut un personnage important dans la maison.
Sa petite gloire littéraire grandit encore auprès de ses
camarades lorsqu'en 1837, à l'approche de la Saint-Pierre,
ils apprirent que pour la fête du Maître de maison il avait
composé un « compliment en vers ». La dernière strophe
surtout dut leur paraître une trouvaille :
Cher Maître, chacun s'empresse
Chacun veut te rendre heureux !
Oui, notre joie est parfaite :
Tous les jours seraient ta fête
S'ils dépendaient de nos vœux (4).
(1) Bouilhet readit responsable de ces débuts médiocres la méthode
d'éducation pratiquée par Monsieur Jourdain à Ingouville : « On jouait
au loto, écrit-il, avec les mille plaisanteries fines qu'autorise ce diver-
tissement. Ça commençait tous les jours à 7 heures du soir, heure à
laquelle cessaient les travaux de jardinage. C'est ainsi que nous pas-
sions de l'utile à l'agréable et que j'étais le dernier en thème en
arrivant au Collège ae Rouen. Mais cette éducation antique nous
fortifiait les muscles !. . . » (Lettre inédite à G. Flaubert, sans date).
(2) « Notes autobiographiques ».
(3) Ibid.
(4) Inédit (.Juin 1837).
— L>6 —
Un an plus tard, dans la même solennité, le poète en
herbe n'hésitera pas à rappeler comment, en chantant le
« cher Maître », il sentit s'éveiller sa vocation poétique :
0 Muse, c'est pour lui, que novice et tremblante
Tu bégayas tes premiers vers !
C'est pour lui qu'autrefois, dans ton ardeur naissante.
Tu voulus essayer de timides concerts ! (-1).
Madame Bouilhet encourage ces premiers essais poé-
tiques que Louis est heureux de lui envoyer après les
avoir soumis à l'appréciation de son camarade Félix
Peillon. C'est, -en effet, entre les deux enfants, l'aube
d'une amitié littéraire qui durera de nombreuses années :
« Nous ne sommes pour ainsi dire, écrit Louis à sa mère,
que nous deux dans la pension qui nous comprenions I
Les autres sont ou trop jeunes ou trop. . . mais je me tais,
car vois-tu, c'est une amitié toute poétique. Il m'a pris par
mon faible, Peillon : il m'a demandé de lui lire mes vers !
Pauvre jeune homme! Il ne prévoyait guère ce que lui
vaudrait une telle demande ! J'en ai fait mon souffre-
douleur, c'est-à-dire que chaque jour je le condamne à
entendre la lecture de mes vers ; en veux-tu, en voilà. . .
Si Dieu me prête vie, il n'est pas au bout de ses
peines !. . . » (2).
Pendant son année de seconde, il écoute moins la Muse,
mais il lit beaucoup. « Fureur de lecture : je dévore tout
Walter Scott, je lis la Peau de Chagrin, puis Notre-Dame
de Paris et les Orientales » (3), et l'autobiographie
résume par le mot « éblouissement » les impressions du
(1) Inédit (Juin 1838).
(2) M. E. Frère {Op. cit. p. 31) a cité quelques passages de cette
lettre datée du 5 juillet 1838.
(3) « Notes autobiographiques ».
jeune lecteur. Son imagination s'éveille. S'il passe devant
la Cathédrale, les personnages du roman de V. Hugo
lui apparaissent dans le décor de la basilique qui se prête
à l'évocation du passé. Une note rappelle même « une
composition française », qu'il élabora « pendant la
Messe » (1), Pour la première fois aussi, cette année-là, il
entre dans un théâtre, où il applaudit « Rita, l'Espagnole »,
une pièce aujourd'hui oubliée , d'écrivains également
inconnus : Desnoyers, Boulé et Chabot. Les aventures
mélodramatiques de l'héroïne étonnent l'adolescent et
l'enthousiasment au point que vingt ans plus tard il
gardera encore le souvenir de cette représentation: «C'est
avec vous, écrira-t-il en 1859 à l'un de ses amis, que j'ai
I mis pour la première fois le pied dans un théâtre, un jour
j de mi-carême, sur la place du Vieux-Marché. On jouait
j « Rita, l'Espagnole ». J'ignore ce que valait cette pièce,
mais j'en ai toujours l'éblouissement » (2).
Louis rêve beaucoup et travaille peu ; il n'est donc pas
■ étonnant qu'à la fin de cette année, il ait « peu de succès »
à la distribution des Prix. D'ailleurs, il n'est plus l'élève
régulier qu'avaient connu ses camarades. Monsieur Jour-
dain ne dissimule pas son mécontentement : « Haine
permanente du père Jourdain contre moi, écrit-il dans
l'autobiographie, je prends la résolution secrète de le
quitter » (3).
Ce ne fut pas une résolution vaine. Au mois d'octobre
de l'année 1838, le maître de pension vit partir son élève
(1) « Notes autobiographiques ».
(2) Inédit. (Paris, 22 novembre 1858, à M. le Comte... (d'Osmoy).
Extrait du catalogue de M. Gharavay. Voir l'analyse de « Rita, l'Espa-
gnole » dans le « Colibri » du 25 février 1838.
(3) « Notes autobiographiques ».
- 28 -
et ne put s'empêcher de faire quelques pronostics « fâcheux
et solennels » (1) sur l'avenir de l'adolescent. Louis alla
chez Monsieur Lévy qui dirigeait une maison semblable
à celle de Monsieur Jourdain. Là, on n'ignorait pas que
son nom était l'ornement habituel des palmarès du Collège
Royal. L'échappé de la rue La Rochefoucauld pouvait
être un brillant élève de Rhétoriqne, peut-être même
enlever le prix d'honneur et porter haut la gloire de la
pension ! De plus on le savait bon camarade. Il fut donc
« reçu à bras ouverts par Monsieur Lévy et les élèves » (2).
Les enfants qui fréquentaient là appartenaient-ils à un
niveau social plus élevé que ceux de la pension Jourdain?
Je le croirais volontiers, car la tenue extérieure y était
beaucoup plus soignée. Louis ne fut pas réfractaire à
l'influence du milieu. <( Autre monde, autre atmosphère,
écrit-il, je deviens coquet, je me peigne les cheveux, je
regarde à mes habits, je m'aperçois que je ne suis pas
trop mal. . . ! » (3).
Sa coquetterie ne lui fait pas perdre de temps : il
travaille avec acharnement, et, à ses moments de loisir,
se jette dans la lecture. Monsieur Lévy lui ouvre sa
bibliothèque. «Je dévore tous les grands poèmes... et
bien d'autres en cachette » (4). A la fin de l'année de
Rhétorique, il obtient le prix d'honneur : c'était une
réclame pour la pension, d'où la « rage du père Jour-
dain » (5), qui décidément ne pouvait lutter avec la
maison rivale.
(1) « Xotes autobiographiques
(2) Ibid.
(3) Ibid.
(4) Ibid.
(5) Ibid.
— 29 -
Louis avoue cependant que ce succès fut suivi, au
début de son année de Philosophie, d'un vrai « relâche-
ment » (1). Quelques mots de l'autobiographie : « révolte
— deux fois à la porte », nous laissent supposer, malgré
leur brièveté et leur imprécision, qu'il fut en difficulté
avec les représentants de l'autorité au Collège ou à la
pension. Mais un nouveau succès fit bientôt oublier à
tous ce « relâchement ». Le 3 août 1840, Louis, après
avoir subi l'examen de façon suffisante, recevait le
parchemin de Bachelier ès-lettres , signé du ministre
Cousin. Une note de l'autobiographie signale les « joies
de famille » et nous ramène au foyer de Madame Bouilhet
où, pendant quelques semaines, la mère et le fils goûtent
un bonheur intinie.
II
En relisant sur leur papier jauni les premières bluettes
poétiques de l'écolier et les quelques devoirs de classe qui
nous sont parvenus, nous pouvons constater sa ferveur
royaliste et religieuse et la mélancolie profonde dont son
adolescence fut imprégnée. Nous arriverons ainsi à Tannée
de Philosophie, où l'esprit de Louis, qui essaye de se
libérer des influences familiales, commence une lente
évolution des idées et des sentiments.
Elève de Quatrième, à 15 ans, il a déjà des convictions
politiques, qu'il manifeste dans la « Narration » d'un
épisode de la Révolution en Bretagne. Nous y lisons :
« C'était une terrible époque que Tannée 93 I . . . Elle est
(1) « Notes autobiographiques ».
- 80 -
marquée en caractères sanglants dans les annales de
notre Histoire. Quand les passions d'un grand peuple
sont déchaînées, qui sait à quelle extrémité il peut se
porter? Hélas ! que de têtes illustres tombèrent sous le
tranchant de la guillotine nationale I Que de sang innocent
arrosa les pavés de la Grève I Liberté, Liberté, s'il faut
t'acheter à ce prix, tu es trop chère ! » (1).
Louis, alors, n'aime pas la Révolution parce qu'elle a
renversé le trône des Rois de France. Ce manifeste est
complété, dès l'année suivante, en 1837, par une profession
de foi royaliste, dans une ode dédiée à un « Prince banni »
avec cette épigraphe : Domine, salvum fac regem. Le
« prince banni », on le devine, n'est autre que le comte
de Charabord, le chef du parti légitimiste ; l'adolescent
s'élève contre ceux qui l'ont forcé à s'exiler :
Ils ont brisé, mon Dieu, son sceptre et sa couronne,
Ils ont dit : Détruisons la race des Bourbons !
Ils ont semé partout les débris de son trône.
Puis insultant l'enfant que chacun abandonne,
Ils ont pris ses titres, ses noms ! « (2)
Mais il ne désespère pas. Religieux, il croit que dans
les desseins de Dieu les malheurs du prince exilé sont la
rançon nécessaire d'un éclatant triomphe pour la cause
légitimiste :
. . . J'honore, Seigneur, ta sage Providence
Car les maux sous tes mains se changent en bienfaits.
Peut-être, pour briller avec plus de puissance.
Il devait au malheur exercer son enfance.
Le petit-fils du Béarnais 1 » (3)
(1) Inédit (1836).
(2) Id.
(3) Id.
— 81 —
De toute son âme le royaliste demande au Ciel de hâter
ce jour glorieux :
Puissè-je voir enfin les remords de la France.
Puissè-je. Dieu des Rois, dans ma reconnaissance,
Bénir le terme heureux de nos sanglants débats !
Mais s'il lui faut un bras pour rétablir sa race,
Soldat on me verra m'élancer sur sa trace
Changer ma lyre en glaive et voler au combat (1).
L'enthousiaste adolescent, qui proclame ainsi sa fidélité
au trône, se révèle en ces mêmes strophes un catholique
fervent. En maints « Essais » également il laisse appa-
raître ses sentiments religieux. Il mêle déjà, en 1836, des
réflexions pieuses à la description d'une « Eglise de vil-
lage », sujet imposé par le professeur. « Seule, écrit-il,
une vieille femme prosternée devant l'autel priait dans le
recueillement. C'était un jour de semaine. Le dimanche
on eût vu sous ces modestes portiques affluer une multi-
tude pieuse et empressée d'entendre la parole de vie !.. .
Quel spectacle attendrissant de voir agenouillée sur la
dalle du Saint-Lieu une foule simple et recueillie, d'en-
tendre sous ce dôme rustique retentir les louanges du
Seigneur ! » (2). De même, en 1839, il remercie Dieu des
consolations qu'il a trouvées dans la Foi au milieu de ses
deuils de famille :
Soyez béni. Seigneur, vous qui seul sur la terre
Au sein de l'infortune avez séché mes pleurs !
Soyez béni ! Souvent j'oubliais mes douleurs
En songeant que là-haut, du moins, j'avais un père ! (3).
Sa piété est ordinairement plus sereine. En ces vers,
par exemple, qu'il met dans la bouche d'un « poète
(1) Inédit.
(2) Id.
(3) Id., « MélaQColie » (1889).
— 32 -
mourant », transparaissent le bonheur et l'assurance du
chrétien devant la mort :
.... Qu'il est plus beau le monde où je m'envole !
Là, nul souci rongeur, là, nul plaisir frivole . . .
Oui, je sors de l'exil en sortant de la vie :
La mort, c'est le retour ; le ciel, c'est la patrie ! (1).
Religiosité et enthousiasme royaliste chez lui s'allient
souvent à une rêverie mélancolique : son âme, dit-il,
« est une lyre où chante la douleur », Ce n'est pas que déjà
atteint du mal de René, il gémisse de ne pouvoir remplir
le vide d'une existence sans but, mais comme beaucoup
d'adolescents, vers 1840, il se proclame désillusionné avant
même d'avoir mis à l'épreuve ses rêves d'avenir, fatigué
de la vie avant de la connaître. Il écrit :
J'ai déjà bien vieilli, j'ai peu vécu pourtant !
Et quoiqu'à l'âge encore où l'âme va rêvant,
Toute illusion m'abandonne.
J'ai voulu tout peser, et j'ai vu chaque soir
S'effeuiller à mes pieds une joie, un espoir,
Une fleur de ma couronne ! (2).
Cette mélancolie le fait tout différent de ses insouciants
camarades, incapables de le comprendre :
Vous riez de me voir triste au sein de vos fêtes
Montrer à vos plaisirs un visage rêveur. . .
Essuyer à l'écart quelques larmes secrètes ! (3).
La « nature » seule, après Dieu, le réconforte. « Quand
la foudre bondit sur les flancs du nuage », « quand le vent
(1) Inédit (1888).
(2) Cité par E. Frère, p. 260, «A Ma Sœur » (Rouen, décembre 1839).
(3) Inédit, « Mélancolie » (1839).
- 33 -
gronde au loin », il va s'asseoir près de la mer, et là une
sorte d'apaisement descend en lui :
Mon front est plus serein quand le ciel est plus noir,
Dans la nature entière, moins triste je crois voir
Un ami qui partage et qui sent ma misère (1).
De même, le cimetière, décor habituel de la poésie
lamartinienne, où « la brise » chante dans les cyprès
« comme une voix plaintive », communique sa paix et sa
tranquillité à l'âme triste de l'adolescent :
Plus calmes mes regards se tournent vers le ciel.
A qui doit-il cet enthousiasme royaliste, ces sentiments
religieux et cette tendance à la mélancolie ?
Il les tient sans doute de l'air ambiant. V. Hugo avait
chanté le Duc de Bordeaux, Lamartine, Dieu et son âme,
et depuis Werther une vague mélancolie était à la mode.
Mais de ces sentiments Louis est surtout redevable à sa
mère. Jusqu'à, l'année 1841, où « pour la première fois » il
se sépara « intellectuellement » (2) d'elle, il éprouve pour
sa « chère maman » un amour filial d'autant plus vif
qu'elle lui apparaît une femme d'un esprit très cultivé,
capable de s'intéresser à ses études, de comprendre ses
enthousiasmes littéraires. Il se confie à elle avec une
simplicité charmante dont témoignent ses lettres d'alors (3).
En tout il la consulte, lui raconte avec de minutieux détails
sa vie d'écolier, sa tristesse d'être loin des siens, sa joie
d'arriver bientôt pour l'embrasser. Aussi la tirade décla-
(1) Inédit, « Mélancolie » (1839).
5), I (2) « Notes autobiographiques ».
(3) Cf. Etienne Frère. Op. cit. p. 31.
matoire contre la Révolution, citée plus haut, semble bien
un écho des comnaentaires que Madame Bouilhet ajoutait
à ses leçons d'histoire devant les élèves du pensionnat ;
l'ode à un « prince banni » est datée du mois d'août et
écrite par conséquent à Gany, pendant les vacances : il
n'est pas téméraire de croire que Madame Bouilhet la
goûta fort ; peut-être même souhaita-t-elle qu'elle fût
envoyée aux fils de la Duchesse de Montmorency, les
protecteurs de Louis, en reconnaissance de leurs bienfaits.
L'influence familiale, en matière religieuse, est moins
contestable encore. Qu'on se rappelle les recommandations
de prier faites au pensionnaire d'Ingouville, les exhor-
tations maternelles pendant les vacances, l'exemple des
sœurs, dont à Gany on n'a pas encore oublié la piété plutôt
scrupuleuse. Si ces conseils zélés communiquèrent à
l'enfant une religiosité à fleur d'intelligence, trop tribu-
taire de la sensibilité, si, comme nous le verrons, celte
frêle armure doit tomber bientôt, laissant Louis sans
défense contre les crises du scepticisme, il n'en est pas
moins vrai que, pour le moment, la pieuse Madame
Bouilhet sait maintenir en son enfant des convictions
dont chaque page des premiers essais garde le reflet.
Elle développe en lui pareillement, mais à son insu
peut-être, une sorte de mélancolie habituelle. A la voir
sous ses longs voiles noirs, qu'elle porte obstinément,
quand chaque dimanche la piété la conduit avec ses
fillettes au cimetière de Gany, vers la tombe des êtres
aimés ou qu'elle revient de l'Eglise, digne, un peu com-
passée, vers la maison silencieuse, on sent que le deuil est
toujours vif en son cœur. La maison entière est enve-
loppée d'une atmosphère de tristesse. D'une nature affinée
et impressionnable à l'excès, Louis s'en est laissé péné-
- 35 -
trer. Il sent sa tête se pencher « sous le poids de tristes
souvenirs », souvent évoqués :
Un funèbre cyprès ombragea mon berceau,
Le malheur m'a plié comme un faible roseau,
Et ma bouche novice, en bégayant encore,
Ensemble apprit les noms de père et de tombeau (1).
III
Il est évident, dès 1838 et 1839, qu'une vocation poétique
se développe chez l'adolescent. Sans doute, les bluettes de
forme très imparfaite que nous avons recueillies n'annon-
cent pas encore un écrivain de talent, mais elles indiquent
chez Louis une sensibilité très grande, qui vibre à la
moindre excitation et qui, naturellement, se traduit en
poésie. Bientôt cette sensibilité, développée et blessée
par le contact avec les réalités de la vie, par les déceptions
et les injustices que tout homme rencontre, ne pourra se
cacher et s'épandra en effusions lyriques.
Madame Bouilhét encourage cette vocation. Elle juge
complaisamment les rimes que Louis propose à son admi-
ration ; elle signale quelques imperfections, mais le plus
souvent elle félicite et se montre fière du talent de son fils.
Elle-même, peut-être, regrette de n'avoir plus les loisirs
et le calme nécessaires aux inspirations de la Muse. Elle
ne s'alarmera de la direction intellectuelle prise par Louis,
que le jour où, effrayée par le réalisme de certaines pages
dans « Melsenis », elle le verra si peu respectueux de la
morale.
Nullement inquiète jusqu'alors , elle abandonne la
fl) Inédit. « Mélancolie » (1839).
- 36 —
formation de l'esprit de l'adolescent aux maîtres qui
enseignent au Collège Royal.
11 est difficile, par l'absence de documents, de déterminer
si pendant ses études classiques il a deviné, au travers
des traductions et des leçons d'histoire, le charme de
l'antiquité latine qu'il fera revivre plus tard en des
tableaux d'un coloris intense. Au moins apprit-il très bien
le latin : dès la classe de troisième, il l'écrit avec élégance.
La pièce de vers intitulée « Pour les prix », le seul devoir
latin venu jusqu'à nous, pourrait être proposé comme
modèle à nos meilleurs élèves de Première. Le poète
compare la joie des lauréats au bonheur des soldais qui,
après les durs labeurs de la guerre, rentraient à Rome
avec les honneurs du triomphe :
Haec est, ô juvenes, vestrae nunc sortis imago :
Vos quoque, vos agitis nunc mentis acumine bella,
Dulcia bella quidem, n'ullaque madentia caede !
Pro gladio calamus, nigrans pro sanguine succus
Innocuis tingens maculis innoxia bella !. . .
Quorum excelluerint, Phœbo ducente, labores,
Lœti ibunt, viridi devincta tempora lauro,
Portantesque manu memorandœ insignia pugnae. . .
Ast alii tristes suffusique ora pudore,
Respicient tenebras, maesti, vanumque laborem
Nequicquam fletu, spesque ulciscentur ademptas. (1)
Grâce à cette connaissance des langues anciennes, il
s'enthousiasme pour certains vers latins ou grecs tradui-
sant surtout des idées morales. Sa mémoire les retient si
fidèlement que pendant plusieurs années toutes les épi-
graphes placées devant chacune de ses Muettes poétiques
seront l'écho de souvenirs classiques.
(1) Inédit. (Août 1837).
S'il est récalcitrant aux Mathématiques, il aime par
contre à interroger les horizons que lui découvre l'Histoire
et à faire revivre dans le décor des siècles passés, non
seulement les peuples et les rois, mais la petite patrie,
Gany, avec son château et ses seigneurs. Dans une narra-
tion intitulée « Retour et fiançailles », il décrit tel qu'il
apparaissait en 1347, le manoir imprenable où vivait le
« Sire Bec de Lièvre, marquis de Cany ». A voir la minu-
tie de la description archéologique et le souci de la
couleur locale, on devine que le rhétoricien a vécu en
imagination dans la « Tour aux Juges », où « se rendait
la justice féodale » ; il a aperçu le puissant Seigneur der-
rière les « hautes et étroites fenêtres à ogives » ; il a
traversé la foule bruyante des paysans en fête « avec leurs
jaquettes bariolées et leurs hoquetons aux couleurs tran-
chantes » (1). Sans doute, l'imitation de « Notre-Dame de
Paris » est évidente en cette page ; il y apparaît du moins
que l'Histoire ne s'adresse pas à la seule mémoire de
Louis : sur ses données, l'imagination de l'écolier sait
ressusciter un passé prestigieux.
Gomme ses camarades, il joint à cet amour de l'Histoire
le culte de Victor Hugo. M. E. Maynial, dans son livre
sur « La Jeunesse de Flaubert » (2), a raconté comment
en 1839 sévissait la fièvre romantique dans la classe de
Rhétorique, où le futur romancier et Bouilhet écoutaient
avec défiance l'enseignement de M. Magnier, un classique
farouche. Précisément on jouait au théâtre du « Vieux
Marché » les drames de V. Hugo et la présence de Marie
Dorval sur la scène rouennaise donnait à ces soirées un
(1) Inédit. (Cany, 1839). Seul, le début de la Narration est écrit.
(2) P, 47.
- 38 -
éclat particulier. La jeunesse du Collège manifestait
bruyamment son admiration : il est permis de supposer,
tant son enthousiasme pour le Maître est vif, que Louis
assista à ces représentations. Il proclame, en effet, dans
la pièce intitulée « Une fleur au Génie » (1), que V. Hugo
éveillait alors en son cœur « la sainte poésie » :
Oh ! parfois, quand je lis tes vers brûlants que j'aime,
Ta voix comme un écho me révèle à moi-même :
Je me comprends en te lisant.
Je sens se remuer quelque chose en mon àme :
Nul autre, mieux que toi, ne sait en traits de flamme
Pénétrer mon cœur frémissant.
Il s'élève avec violence contre l'Académie qui ose alors
repousser la candidature du « poète immortel », et lui
préférer un écrivain politique, Mole. Que le « noble
martyr» se console: il n'ajouterait pas à sa gloire en
siégeant dans cet « amphithéâtre »,
Où chaque jour encor, docte et sainte manie,
Le scalpel du bon goût dissèque le génie.
Il est grand sans que sa Muse s'affuble du « manteau
des pédants » :
. . . Quel rang voulais-tu parmi ces noms sublimes,
Ces tourmenteurs de mots, ces grands faiseurs de rimes,
Poète aux chants libres et fiers,
Toi dont la Muse libre et franche en son allure
Ne sut jamais cet art de farder la nature. . .
Reste Victor Hugo ! C'est ainsi que je t'aime !
Seul au milieu de tous, sublime par toi-même.
Enlin, pendant que Louis, obéissant à la mode alors
régnante au Collège, chantait ainsi son admiration au poète
des « Odes et Ballades », la discipline des études classi-
(1) Inédit. « Une fleur au Génie ». (Décembre 1839).
- 39 —
ques faisait de lui un observateur. Non seulement il est
habitué à se replier sur soi-même et à analyser dans ses
essais poétiques les manifestations de sa sentimentalité,
si confuses et tumultueuses qu'elles soient, mais il observe
les événements extérieurs. Il remarque les moindres
détails, en cherche la signification, note le côté pittoresque
des situations, essaye de comprendre les particularités
de caractère chez les personnes qui l'entourent. Une
« Etude de Mœurs », qu'il écrit étant élève de Seconde,
permet de juger ce travail d'analyse. Après avoir dit que
souvent la pauvreté et les discordes de famille se cachent
sous une apparence de richesse et de bonheur, il présente
de « bons bourgeois », « Monsieur et Madame Grangin,
ex-épiciers, rue Saint-Denys », et « Mademoiselle Agathe,
leur fille, jeune brune alors dans l'âge nubile, et qui
aurait pu passer pour une agréable personne, si une taille
grande, maigre et élancée dans toute la force du terme, si
des yeux légèrement louches, un nez proéminent, une
bouche trop petite, n'avaient dérangé, au premier coup
d'œil, la symétrie de cet aimable visage ». « Tous ces petits
défauts, ajoute-t-il, étaient autant d'agréments aux yeux
de Monsieur et Madame Grangin, et, dans toute la véracité
d'un historien, je puis affirmer que peu d'enfants avaient
autant que Mademoiselle Agathe ce que l'on appelle
vulgairement un « certain air de famille ». C'était plaisir
de voir les bons bourgeois de la rue Saint-Denys, en
admiration devant le fruit unique d'une union de trente
années, revendiquer chacun la part de ses traits et de ses
appâts, Monsieur Grangin le nez. Madame les oreilles et
les yeux, et jusqu'à la vieille Marguerite qui soutenait, en
pleurant de joie, que la petite bouche de son cher nour-
risson avait quelque rapport avec la sienne : ce qui faisait
bien rire Monsieur et Madame, en voyant l'immense
bouche de la bonne gouvernante, qu'une loquacité assez
ordinaire chez les personnes de sa classe avait agrandie
de moitié. Souvent Monsieur Grangin levait la séance en
disant à demi-voix à l'oreille de sa respectable épouse:
« Madame Grangin, il est bon que les jeunes personnes
aient des traits prononcés et une figure à caractère.
Voltaire dit quelque part que c'est une marque d'esprit et
de génie ». M. Grangin aimait passionnément Voltaire, et
quoiqu'épicier, il s'était toujours piqué d'avoir des idées
fort avancées. Il ne jugeait donc que par Voltaire, bien
qu'un cruel voisin assurât qu'il ne l'avait jamais lu.
Ce qu'il y a de certain, c'est que M. Grangin faisait
souvent honneur au philosophe de ses propres idées, soit
pour leur donner plus de poids, soit que, comme certains
savants de profession, il mît moins de soins à faire briller
son esprit que celui des autres ». (1)
Malgré quelques heurts de style, la page est bien venue.
Par l'observation exacte des caractères, le mépris des
habitudes bourgeoises et des principes tout faits, elle
annonce moins le poète de « Melaenis » que le futur analyste
de Madame Bovary. En 1838, Gustave Flaubert eiît signé
volontiers 1' « Etude de Mœurs » de son camarade Louis
Bouilhet. ''
Il ne semble pas cependant que l'orientation littéraire
et morale de celui-ci soit due à l'influence de celui-là.
Quoi qu'on en ait dit (2), il n'y eut pas alors d'intimité
entre eux : aucune poésie de Louis, aucune lettre n'est
(1) Inédit. « Etude de Mœurs » (18:38).
(2) M. Angot, Op. cit. p. 14 et E. Frère, Op. cit. p. 215.
— ïl —
adressée à Gustave. Il est donc inexact de les représenter,
vers la quinzième année, vagabondant à travers la cam-
pagne, et gravant sur les arbres le nom de V. Hugo (1).
Flaubert dans la « Préface des Dernières Chansons » (2) a
accrédité cette légende en prêtant à son ami les rêves
extravagants qui hantaient sa propre imagination : ses
affirmations prouvent seulement qu'il connaissait peu
l'élève de la pension Lé vy.Bouilhet, fervent Lamartinien,
avait alors un tempérament trop calme, un esprit trop
sérieux pour se compromettre dans le « petit groupe
d'exaltés », dont l'imagination se livrait aux pires excès
de la mélancolie romantique. Dès le collège, les deux
camarades, suivant chacun leurs tendances personnelles
et des influences opposées, accomplissaient une évolution
différente.
Jusqu'en 1840, l'âme de Louis n'a pas été déflorée par
une expérience hâtive de la vie. « Pensif écolier », « pur
et tout léger d'années » (3), qui rêve dans les bois et dans
les champs, il ignore la réalité brutale. Son âme est une
« ruche pleine », où habitent les « amours et les illusions ».
Dans ses rêves, il bâtit un avenir charmant fait de
« riants tableaux » :
La vie, écho lointain, s'éveillait dans mon àme,
Et perçant du regard l'horizon inconnu,
J'écartais curieux, avant l'heure du drame,
Un coin du rideau d'or sur la scène étendu (4). ■
Son imagination lui prépare des désillusions. La pièce
(1) Claretie, « La Vie à Paris », 1. p. 129.
(2) P. 282.
(3) « Au temps que j'étais pur ». Œuvres, p. 37.
(4) Strophe inédite de « Au temps. . . ».
autobiographique intitulée « Quand j'étais pur.. . » révèle
son désir fréquent alors de s'échapper des réalités qui
l'entourent et de vivre son existence dans un milieu
différent de celui où les circonstances l'enfermaient. Il
s'est créé un monde imaginaire, où il se réfugie au gré de
sa fantaisie, un besoin d'aimer qu'il ne peut satisfaire.
Tantôt son rêve l'emporte en Orient « au pays des
sultanes », où il aperçoit la « houri pâle » sur les « golfes
bleus » ; tantôt il envie les faciles amours des « beaux
étudiants», à Paris; tantôt il suit en imagination « par
les bois, les vallons, les collines »,
Ces amants sous la lune égarés deux à deux (1).
Sans doute ces écarts de l'imagination ne furent ni aussi
fréquents, ni aussi grands que Bouilhet les décrit après
quinze ans d'oubli : servant de thèmes à des broderies
poétiques, ils doivent être interprétés comme des docu-
ments suspects. Toutefois l'état d'âme qu'ils révèlent
exposera l'adolescent aux pires déceptions, quand il
constatera l'inanité de ces « fantômes menteurs » (2).
Ce besoin d'échapper à la réalité s'accorde bien chez lui
avec sa vanité. Il a le sentiment de sa supériorité intel-
lectuelle. Pendant qu'il cède à son penchant pour la
rêverie, ses camarades plaisantent, rient de son silence :
à part quelques-uns comme Félix Paillon, aussi épris que
lui de méditation et de poésie, les autres, il le confesse,
lui paraissent d'esprit épais et de sentiments communs.
Il serait facile de trouver entre sa vanité de la dix-huitième
année et son penchant à l'isolement une relation de cause
à effet.
(1) Œuvres, p. 37.
(2) Œuvres, p. 37.
- 48 -
Mais ces travers sont peu apparents et Louis, grâce à
son excellent naturel et à une éducation soignée, nous
apparaît pour le moment un adolescent doux, enthousiaste,
porté vers les sentiments nobles, ennemi de toute vie
vulgaire ou seulement bourgeoise, à qui on peut reprocher
trop de rêverie, peut-être, à certains moments, mais qui
eût été joyeux, vivant dans un autre milieu. Sa docilité
surtout le rend aimable ; à Cany, il est le fils obéissant
de Madame Bouilhet ; à Rouen, l'écolier laborieux, l'ado-
lescent soumis, malgré quelques écarts, à l'influence de
Monsieur Jourdain, puis de Monsieur Lévy, qui rem-
placent près de lui la famille absente et incarnent à ses
yeux le respect des traditions et la dignité de vie. Ne
visant ni au paradoxe ni à l'extravagance, il semble pré-
servé des influences funestes : fleur délicate, soigneu-
sement cultivée, il ne laisse pas encore prévoir la plante
broussailleuse et quelque peu sauvage qu'il deviendra.
CHAPITRE III
Le Romantisme
(-1840-1844)
I. — L'Etudiant en Médecine
II. — Sa Mission de Poète : il veut être un
Conducteur d'Hommes
III . — Ses Thèmes poétiques et son Style
I
Ce n'est pas par vocation, semble-t-il, que Louis, ses
études terminées, voulut devenir médecin. « On lui dit de
choisir une profession, écrit Flaubert. Il se décida pour la
médecine (1). » Il eût pu se décider pour une autre carrière
sans que ses goûts personnels fussent contrariés. Si même
nous ajoutons foi à une pièce badine intitulée « Souvenirs
d'infirmerie », et écrite en Juin 1840, quelques jours
seulement avant qu'il quittât le Collège, Louis ne croyait
guère à l'efficacité de la Médecine. Non seulement il cari-
cature le docteur qui le soigne, mais il refuse d'obéir à ses
prescriptions. Guéri, il ne veut pas reconnaître la puis-
sance de la Faculté :
Enfin, d'entre leurs mains, me voilà bien sorti.
Grâce à l'eau ? Grâce au sort ? Je prendrai le parti
De douter sur ce point, quoique je penche à croire
Que le sort est entré de beaucoup dans rhistoire (2).
(1) Préface des « Dernières Chansons », p. 283.
(2) Inédit.
Quelques mois plus tard il écrit avec le même ton irres-
pectueux : «On exige que les médecins sachent les mathé-
matiques. C'est un moyen de les encourager dans leurs
« opérations ». N'y avait-il pas assez que les parents pour
calculer le nombre de leurs victimes? » (1). Ces boutades
ne l'empêchent pas de solliciter le 6 Octobre 1840, avec sa
première « carte d'entrée dans les hospices » de Rouen,
l'autorisation de suivre « les Cours de l'Ecole secondaire
de Médecine ». Je retrouve soigneusement classées par le
poète lui-même, jusqu'en l'année 1842, ses « cartes »
d'élève en médecine, avec la désignation des Cours obli-
gatoires pour r « année scholaire », Les « reçus » y sont
joints, signés du secrétaire de l'Ecole et prouvant que
l'étudiant payait régulièrement les droits d'inscriptions
pour chaque trimestre.
Louis trouve encore le gîte et le couvert à la pension
Lévy. Mais comme il a abandonné à Madame Bouilhet le
mince revenu que lui avait légué Monsieur Pessey, il doit
donner des leçons aux élèves, ses camarades d'hier, pour
payer les frais d'hospitalisation. Cette vie occupée par les
« besognes de poète, de répétiteur et de carabin » (2) est
très pénible. Il la supporte courageusement.
Il paraît cependant, dans les Epîtres en prose ou en vers,
envoyées aux siens, s'ennuyer de la famille lointaine.
Son imagination l'emporte au pays natal, vers « la blanche
maison », où sa mère et ses sœurs parlent de l'absent :
Quand le soir est venu, mes sœurs, quand la journée
Pèse comme un fardeau sur ma tête inclinée,
A chaque lit plaintif, quand j'ai vu tour à tour.
Tout ce qu'il peut tenir de douleurs en un jour,
(1) Inédit.
(2) Préface des « Dernières Chansons », p. 283.
— 'iG —
Oubliant un instant les travaux de l'Ecole,
0 mes anges, vers vous mon âme enfin s'envole.
Et franchissant l'espace, et rapprochant les lieux,
J'arrive, je suis là, je vous vois de mes yeux !
Toi, mon Esther, rieuse et berçant ta poupée,
Et toi, ma grande, auprès de ta mère occupée.
Tandis qu'autour de vous, dans l'ombre se pressant,
La famille, tout bas, parle du fils absent. . .
0 douce Trinité : la mère et les deux filles !
Joyeux soleil d'amour, qui dans mon ciel scintille.
Source limpide et pure, où mon cœur attristé
S'abreuve d'innocence et de félicité ! (1).
Le plus souvent il ne laisse paraître dans la corres-
pondance adressée à Gany qu'une tendresse et un humour
charmants. Tantôt il détaille avec une minutie pittoresque
sa vie de carabin, ou l'état de son budget toujours maigre;
tantôt il termine une de ses missives par ce spirituel
badinage : « Fait et donné en notre chambre après avoir
été voté à l'unanimité. Car dans mon petit royaume j'ai
sur notre digne monarque deux avantages bien marqués :
d'abord je vois les choses d'un point de vue plus élevé
que lui (5« étage) ; ensuite, n'ayant que moi seul à
gouverner, il m'arrive 365 fois par an d'être de l'avis de
mon peuple.
« On ne dort pas quand on a tant d'esprit et qu'il est
onze heures et demie. Bonsoir donc I » (2).
Tantôt, en des vers adressés à sa sœur Sidonie, il
ébauche un tableau d'avenir agréable à toute la famille :
Le matin, le soir.
Pour pouvoir
Glaner au loin plaie et bosse,
(1) Inédit. « L'Absence » (10 Juin 1841)
(2) Cf. E. Frère, Op. cit., p. 43.
- 47 -
J'aurai, s'il vous plaît,
Mon laquais
Et ma voiture et ma rosse.
Nous irons,
Courrons,
Rirons,
Roulerons
Carrosse !
Chassés sans repos
Tous tes maux
Quitteront la place,
Et dans mon coucou
Charmant, où
Chaque jour je me prélasse
On dira :
Voilà
La sœur
Du Docteur
Qui passe ! (1)
Ses efforts, d'ailleurs, semblent récompensés de succès,
puisque deux ans après la première inscription, il est
nommé interne à l'Hôtel-Dieu ; il devient l'élève du Doc-
teur Flaubert, le père de Gustave.
La mère de Louis, ajoutant foi aux lettres reçues régu-
lièrement, croit son fils heureux ; elle en est fière, l'enve-
loppe d'une sollicitude tendre, se préoccupe des examens,
et se plaît à la vision d'un avenir peu éloigné, où, médecin
rural, il sera réputé bienfaisant et ami de tous.
Elle se trompe en pensant que l'adolescent se révèle
dans sa correspondance. A côté de cette existence exté-
rieure qui apparaît calme, troublée seulement par la
préparation fiévreuse d'un examen, ou l'attente joyeuse
(1) Cf. E. Frère, op. cit., p. 51.
des vacances, nous découvrirons une autre vie, plus
intense, tumultueuse et cachée à la famille, la vie de son
âme écrite longuement en des poésies restées inédites.
II
Bouilhet y paraît d'abord un imitateur, et semble résu-
mer le romantisme antérieur par ses efforts d'influence
sociale, le choix des thèmes et le style.
Partout on constatait alors la veulerie des caractères,
la ruine des croyances religieuses, le manque de tout
idéal élevé. Cette monotonie bourgeoise était logique
après l'excitation fiévreuse de l'Empire, après que la
génération précédente, qui avait voulu s'imposer à
l'Europe par les armes, avait vu s'évanouir ses rêves de
conquête et de gloire. Parmi les jeunes écrivains arrivant
à la vie littéraire vers 1840, quelques-uns, comme
Flaubert et Théophile Gautier, se réfugiaient dans l'Art,
dans le labeur désintéressé de la Beauté Littéraire, sans
viser à un but utilitaire. D'autres, au contraire, rêvaient
de devenir des membres bienfaisants dans la société
paralysée par l'égoïsme ou la lâcheté. Bouilhet veut être
un de ces généreux ouvriers.
Gomme ses aînés de la génération « ardente, pâle et
nerveuse » que Musset a complaisamment décrite au
premier chapitre de « La Confession d'un Enfant du
siècle », il attend l'avenir avec enthousiasme. Dans une
pièce intitulée « Enfant, vous n'avez pas quinze ans. . . »,
il représente un de ses camarades, ou lui-même peut-être,
dédaignant les jeux habituels à ceux de son âge, armé|
d'une précoce maturité de caractère, à la tête inclinée, au
front « grave » ; c'est que l'enfant « impatient de vivre »
- 49 —
s'estime responsable des destinées nationales et se
■prépare aux luttes réparatrices :
Car sous ce siècle en feu, volcan profond et sombre,
Je ne sais quoi de grand s'élabore dans l'ombre,
Un bruit sillonne l'air, vague et confus encor ;
Quelque chose finit, quelque chose commence.
Le jeune front qui pense
Rit du vieux front qui dort (1).
Ces adolescents sont si épris de rénovation politique et
sociale, si assurés d'être, malgré leur jeunesse, les arti-
sans d'un glorieux relèvement en France que l'histoire,
pensent-ils, ne pourra oublier leurs noms :
Et les siècles diront : Quel était donc cet âge,
Où l'enfant grandissait si vite, où le courage
N'attendait pour mûrir que trois jours de soleil ? (2)
Pour Louis cette vision des labeurs futurs se précise
très vite : la « Mission » de poète lui a été confiée, qui le
place, investi d'un sacerdoce fécond, plus haut que tous.
Il ne s'ingénie pas cependant à créer un type nouveau ;
il se modèle sur le portrait banal que tout bon roman-
tique, vers 1830, place à la tête de ses œuvres, et nous
apparaît avec ses « longs cheveux noirs sur son cou », et
son « regard triste », près d'un tombeau ou d'un cyprès,
ou dans d'autres attitudes, non moins révélatrices do
l'époque et des modèles :
On l'a vu sourire à l'orage,
On l'a vu parfois en rêvant
Ecouter le flot du rivage
Interroger le bruit du vent,
(1) Inédit. (1841).
(2) Inédit.
- 50 —
Ou bien sur la vieille ruine,
Nid de l'orfraie et du hibou,
Appuj'er son front qui s'incline. . . (1)
Si l'attitude est inspirée par Lamartine, l'idée même de
la « Mission w sociale du poète appartient à V. Hugo.
Déjà l'auteur des « Voix intérieures » avait blâmé le
« chanteur inutile », et s'était proclamé le « Saint » envoyé
par Dieu dans la mêlée pour chercher les âmes doulou-
reuses, donner à tout malheur une « bienveillance univer-
selle et douce », et s'élever contre l'oppression politique
et religieuse (2).
Gomme son maître, Bouilhet affirme que le poète est
un messager céleste. Quand Dieu veut l'envoyer sur la
terre, il appelle devant lui « cet exilé du Ciel »; il lui met
au front une auréole et dans les mains « la harpe des
prophètes », en lui confiant la mission bienfaisante du
Christ. L'élu doit avoir des harmonies pour les douleurs
et les joies :
Jeune homme, va glaner les misères humaines,
Va bercer les amours, va rapprocher les haines.
Aux pieds du malheureux fais naître quelques fleurs (3).
Mieux que les prêtres, il rappellera aux hommes le nom
du Créateur. Il leur apprendra que Dieu est bon et que le
pécheur ne doit jamais désespérer du pardon :
De ton front qui se penche ainsi qu'une urne sainte,
Verse un peu de ma flamme à cette terre éteinte.
Au milieu de leurs chants jette un mot du Seigneur,
Car j'ai pris en pitié ce monde qui m'abhorre !
Je suis son père encore
S'il méconnaît mon cœur !
(1) Inédit. « Le Poète et le Siècle ». (Avril, 1840).
(2) Cf. « Les Voix intérieures » (Préface).
(3) Inédit. « La Mission ». (Juillet 1840).
- 51 -
Ton bras doit soutenir la vertu qui succombe,
L'insensé chancelant sur le bord de sa tombe,
Prêt à quitter la vie ainsi qu'un triste poids,
Et qui, bien jeune encor, manquant d'air et d'espace.
Doute s'il a sa place
A l'ombre de la Croix (1).
Il s'offrira en victime comme un autre Christ. Le
Rédempteur lui impose de lourdes épreuves, rançon
nécessaire du mal :
Il te faut comme à Dieu tes jours de passion,
Il te faut jusqu'au bout boire l'ignominie :
Tu dois ton agonie
Aux rires de Sion (2).
Et le Christ précise cette Mission du poète, vengeur des
abus : qu'il raille les vices, démasque l'hypocrisie et
l'ambition, prenne à partie les chefs d'Etats et leurs
ministres :
Frappe le vil tyran qui tue et qui s'endort,
Et ces rois, qui vaincus par quelque femme immonde,
Emprisonnent le monde
Dans leur couronne d'or (3).
Que l'or des tyrans n'arrête jamais l'imprécation sur
ses lèvres ou ne le fasse courtisan : les hommes se détour-
neraient de lui avec mépris, et
... la gloire s'enfuit, dès qu'une corde d'or
Brille à la lyre du poète (4).
Qu'il soit fidèle à sa « Mission » malgré les insuccès et
les haines ; qu'il n'imite pas ces poètes qui, envoyés du
(1) Inédit. « La Mission » (Juillet 1840).
(2) Ihid.
(3) Ibid.
(4) Ibid.
— 52 —
Ciel comme lui, n'ont pas gardé leur âme pure des fanges
terrestres et du scepticisme religieux. Dieu gémit sur leur
lâcheté :
Oh ! combien ont donné leur cœur à la démence !
Combien ont déchiré la robe d'innocence,
Et bravé ma parole et maudit mon trépas !
Mais toi, mon fils, toujours en passant sur la terre
Cherche dans la poussière
La trace de mes pas (l).
Enfin pour que ses efforts ne soient pas vains, mais son
influence réelle et durable, l'apôtre poète doit comprendre
et aimer les aspirations de son époque. Louis n'avait
garde de méconnaître cette condition de toute action
sociale. Il intitule — que de choses il essaye de mettre
dans ce titre I — un de ses premiers recueils de poésies
restées inédites : Les Voix du Siècle. « Sur le siècle
penché », il veut écouter la rumeur mystérieuse qui monte
à lui, pour y distinguer les désirs et les haines des
hommes et des peuples :
Blasphèmes, chants d'amour, suaves mélodies,
Le grincement fatal des froides ironies,
La prière qui chante en regardant les cieux,
Le doute au front penché, l'espoir au front joyeux. . .
Le bruit que fait l'idée en prenant son essor.
Partout l'homme avec Dieu confrontant son ouvrage.
L'air joyeux du marin qui laisse le rivage,
La plainte du captif au fond des cachots noirs,
Et le flot du progrès battant les vieux pouvoirs,
Rêves et passions, la haine et le sourire.
Tout ce qui sur la terre ou frissonne ou soupire (2).
Alors qu'un malaise très grand pèse sur les cœurs, que
(1) Inédit. « La Mission ».
(2) Inédit. « Prélude » (Février 1843).
- 53 —
« l'air manque » et que partout on entend « gémir » dans
l'ombre
Le temple sous le Dieu, le trône sous le roi,
il veut dénoncer ces signes avant-coureurs des cata-
clysmes politiques et religieux et des révolutions sociales.
N'a-t-il pas d'ailleurs, pour s instruire, les fécondes
leçons du passé? Que de « Feuilles mortes » — c'est le
titre d'un autre recueil de poésies — il aperçoit, jonchant
les chemins de l'humanité : « des serments, des amours,
des trônes, des patries! » Il ne cherchera pas dans
l'Histoire les thèmes de vaines descriptions, il veut
glorifier les « puissances brisées », <' l'infortune oubliée » :
sa poésie sera pour elles comme une musique qui endort
les douleurs.
Ou comme sur la tombe un pieux souvenir
Qu'une main en secret fait toujours refleurir (1),
pendant que, par là, elle donnera d'utiles leçons aux
vivants.
Telle est, vers 1840, « la Mission » dont Bouilhet se
croit investi. Loin de prêcher la doctrine de l'Art pour
l'Art, la jouissance égoïste de la beauté littéraire, l'iso-
lement hautain du poète, il veut se mêler à la foule. Il
écrit des satires politiques et religieuses, il relève les âmes
découragées, il prêche l'amour de la patrie. A l'exemple
de V. Hugo et de Lamartine, il s'avance avec confiance
vers l'avenir, où selon toute probabilité, il doit faire figure
de poète et d'homme d'action.
(1) Inédit. « Feuilles Moiies » (Août 1840).
Cependant il serait inexact de ne voir en lui que l'apôtre
d'une cause. Il écrit des vers lyriques, uniquement par
besoin d'épancher le trop plein de son âme. Il aime à
écouter la chanson qui monte de son cœur à ses lèvres,
adolescent ému de tout, d'une fleur qui s'ouvre, d'une
nuit étoilée, d'un regard ; puis il se plaît à orner de la
musique des vers ces sentiments nouveaux de son âme
tendre et frémissante. Il veut imiter Lamartine dont la
poésie mélancolique, « le chant plaintif », 1' « effleure
comme l'aile d'un alcyon » (1). Il se garde surtout de
« jeter au monde » « un nom vibrant de passion », comme
Musset : jamais, il le croit du moins, ses vers ne seront
la confession d'une vie voluptueuse (2).
Il aime la Nature comme tous les romantiques. Des fils
mystérieux lient son âme aux choses ; il se pénètre de
leur vie, en reçoit des impressions douces ou fortes
suivant le spectacle. En même temps il les associe à sa
vie intérieure et fait d'elles les confidentes de ses joies,
de ses douleurs, de ses réflexions :
Dès lors, les monts, les champs, les forêts, les vallées,
Lyre sur qui parfois passe le doigt de Dieu,
La terre, l'Océan, les sphères constellées.
Et le soir tout plein d'ombre et le matin en feu,
(1) Inédit. « Ma Gloire » (Juin 1841).
(2) Vois-tu, la grande poésie
N'est point la coupe d'ambroisie
Qu'on se passe après les festins.
Ce n"est point la vile étincelle
Qui jaillit quand le vin ruisselle
Au choc des propos libertins.
Inédit. « La Mission » (Juillet 1840).
Tout ce qui sur la terre ou murmure ou palpite
Fait pour mon âme un bruit mélancolique et doux.
La fleur dit : « Comme toi, mortel, je passe vite ! »
Le flot gémissant dit : « Je pleure comme vous ! » (1)
La « Nuit » est un de ses thèmes préférés. Vague et
mystérieuse, elle se prête à souhait aux aspirations et
aux souffrances de l'adolescent. Elle proclame d'abord
l'existence de Dieu :
Voyez, la voûte éternelle
Etincelle
De feux au splendide essor.
L'air semble une ruche immense,
D'où s'élance
Un essaim d'abeilles d'or 1
Qui sema ces feux sans nombre
Dans ton ombre,
Belle reine au voile noir?. . .
Seigneur, tu fis ces merveilles.
Toi, qui veilles
Sur leur céleste clarté,
Toi, dont le nom dans l'espace
Roule et passe
De l'astre à l'astre jeté !
La nuit, lorsque Dieu s'avance
En silence.
Tous ces mondes de splendeur
Sont dans l'immortelle sphère
La poussière
Que fait le pied du Seigneur (2).
La nuit, c'est encore l'heure oii la muse du poète aime
(1) Inédit. « Réponse à M. D. . . ■» (Mai 1841).
(2) Inédit. « Ubinam Deus f » (26 juillet 1841).
- 56 —
à s'agenouiller près d'un tombeau. C'est aussi l'heure des
prières et des rêves :
C'est l'heure où près de sa mère,
A l'ombre des rideaux blancs,
L'enfant s'endort et légère
Une brillante chimère
Effleure ses cils tremblants ;
L'heure où la douce prière,
Dans son vol silencieux
S'en va glanant par la terre
Chaque amour, chaque misère,
Et l'emporte dans les Cieux (i).
Si pendant la nuit le poète aperçoit quelque lointaine
étoile, il désire s'enfuir près d'elle, dans une sphère
inconnue ; son âme « aux astres mêlée » irait de monde
en monde. Tantôt, au contraire, il se demande si cette
étoile ne vient pas lui apporter le bonheur ou lui rappeler
le souvenir de son père disparu :
Toi, dont je vois la lumière,
La première.
Sur les nuages du soir. . .
Oh ! quand sur mon front qui pense,
En silence.
Ton doux éclat tombe et luit,
Es-tu le regard de celle
Que j'appelle
Dans tous mes rêves de nuit?
Belle étoile, es-tu la gloire ?
Ma victoire
Est-elle écrite en tes feux ?
Portes-tu ma destinée
Enchaînée
A ton disque radieux?
(1) Inédit. « Une nuit de Louis XIV » (Rouen 1840»
- 57 -
Serais-tu, clarté chérie,
La patrie
De tous ceux que j'aimais tant ?
Cette étoile de mystère,
0 mon père,
Est-ce ton tombeau flottant ?
Est-ce ton rayon, sans cesse
Qui s'abaisse
Penché sur mes maux amers,
Gomme celui de Marie
Lorsque prie
Le matelot sur les mers ? (1)
Ce lyrisme, qui imprègne les premières œuvres de
Bouilhet, procède directement de Lamartine, de Victor
Hugo et de Musset : la langue et la facture des vers
révèlent les mêmes influences.
Je trouve au hasard de la lecture les métaphores et les
expressions habituelles aux Romantiques : « les fibres du
cœur », « le souffle embaumé du soir », « l'homme courbé
sous la peine », « la belle reine au voile noir » qui porte
une « couronne » (la nuit), « l'eau calme et sereine »,
« l'onde solitaire », « le flot mystérieux », une « brillante
chimère », « la douce prière ».
Les rimes ne sont pas moins révélatrices des modèles
imités. Elles sont presque toujours épithétiques : « bien-
aimée, embaumée », « oubliée, agenouillée », « féconde,
blonde, profonde » ; ou des substantifs et des verbes tra-
duisant une impression morale : « lyre, soupire, sourire,
délire, empire, inspire », « orages, images, plages »,
« nombre, ombre, sombre ».
(1) Inédit. « L'Etoile » (13 juillet 1841).
Quelquefois des hémistiches, des vers entiers même,
rappellent la facture de V. Hugo :
Sur le siècle penché, le poète écoutait :
Des peuples, des cités, une runfieur montait
Immense, et secouant ses mille bruits dans l'ombre
Sortait, en bourdonnant, de cette ruche sombre ! (1)
D'ailleurs la double rédaction d'un même sujet —
l'allaitement des deux jumeaux par la louve — faite
d'abord en 1842, et reprise et ]859, permet de mesurer les
progrès accomplis par le poète. Voici les deux premières
strophes, écrites avec les procédés romantiques :
Un figuier au vert feuillage,
Sous l'ombrage
Deux beaux enfants ingénus !
Tandis que du fleuve l'onde
Calme et blonde
Mouille, en passant, leurs pieds nus !
A voir leur tête enfantine
Où s'incline
Un doux rayon de soleil,
On dirait d'une couronne
Qui rayonne
Autour de leur front vermeil ! (2).
Elles sont devenues :
A l'ombre d'un figuier superbe,
Près d'un fleuve aux bords inconnus.
Deux enfants sont couchés dans l'herbe,
Frais, souriants et demi-nus.
(2) Inédit. « Pr.^lude « (Février 184:^1.
(1) Inédit. « La Louve » (Juillet 1842).
- 59 -
Le grand ciel bleu les environne,
Un dernier rayon de soleil
Semble poser une couronne
Sur leurs fronts joints par le sommeil (1).
La plupart des rimes ont été conservées, mais la strophe
de dix vers d'un rythme sautillant, obtenue par le croi-
sement des vers de sept pieds et de trois pieds, est rem-
placée par un quatrain de huit pieds, concis, puissant et
d'un mouvement si ample qu'on le croirait composé
d'Alexandrins (2).
Les épithètes romantiques disparaissent. Le « figuier au
vert feuillage » devient un « figuier superbe » ; les adjec-
tifs de remplissage « beaux, ingénus », « calme, blonde »,
(1) « Berceau », Œuvres, p. 54. Le titre a été modifié : celui-ci
résume l'intention du morceau mieux que l'ancien : « ha. Louve ».
(2) On pourrait faire les mêmes remarques pour les deux strophes
suivantes :
Frémis, terre d'Italie,
Ton sol plie
Sous ce berceau des déserts !
Leur cri, qu'on entend à peine
Dans la plaine,
Promet Rome à l'univers !
Vieux Tibre à la vague blonde.
Toi, dont l'onde
Doit tressaillir tant de fois !
Fleuve de la grande ville,
Viens docile
Jouer aux pieds de tes RoisI
Elles sont devenues :
Courbe, ô figuier, ta large voûte
Sur ce grand berceau des déserts :
Leur cri faible qu'un monstre écoute
Promet César à l'univers I
Fleuve obscur, dont l'eau solitaire
Doit s'enorgueillir tant de fois,
Tibre, où boira toute la terre.
Viens jouer aux pieds de tes Rois.
(Œuvres, p, 54).
— 60 —
sont supprimés; le poète met au premier plan non plus le
Tibre, mais les enfants « frais, souriants et demi-nus ».
De même, dans la deuxième strophe, les expressions « tête
enfantine », « doux rayon », « front vermeil », tirés du
répertoire romantique et d'un sens émoussé par l'usage,
sont remplacées par des mots plus précis.
Les vers écrits en 1842 sont médiocres, mauvais même.
Ils prouvent du moins que dès cette époque Bouilhet aime
le peuple romain et comprend le patriotisme de Virgile,
d'Horace et de Tite-Live. Déjà il salue avec enthousiasme
dans la Louve allaitant les deux jumeaux, l'avenir brillant
de l'Empire :
Mère heureuse,
Tes nourrissons vont grandir ;
A ta mamelle féconde
Pend un monde,
Rome, César, l'avenir !
Le poète, en 1859, pourra rendre plus concise la forme
de ces vers ; il n'en modifiera pas les idées.
En cette période de tâtonnements dans l'art d'écrire,
Bouilhet apparaît donc un imitateur très gauche. Sauf les
pièces intitulées « Le Galet » (1), en vers vraiment parnas-
siens, « A une jeune fille » (2), traduction d'une Ode
d'Anacréon, « Le Nid et le Cadran » (3), et « Volupté » (4),
qui ont pris place dans l'œuvre imprimée, peu de pages de
ces poésies trop nombreuses et trop faciles méritent d'être
(1) Septembre 1842. Œuvres, p. 78.
(2) Octobre 1842. Œuvres, p. 410.
(3) Juin 1843. Œuvres, p. 384.
(4) Décembre 1842. Œuvres p. 171.
61 -
retenues. Si des détails charmants et un rythme harmo-
nieux n'y sont pas rares, la pensée généralement est vague,
peu originale, le style vieillot, souvent incorrect, les
métaphores outrées, la langue peu variée. L'auteur
connaît d'ailleurs les imperfections de son œuvre ; sa
Muse les lui a reprochées :
Le Poète
Ma Muse, pour un ami
Dont l'âme est bonne et choisie,
Aux moissons de poésie
Allons glaner un épi;
Dans les champs lauriers et roses
Mêlent leurs fraîches couleurs. . .
La Muse
Passe et de ces belles choses
Détourne tes yeux en pleurs.
Pauvre poète, tes fleurs
Ne sont point encore écloses !
Le Poète
Eh quoi ! Tout abandonner !
Briser mon âme et ma lyre !
Pas un beau jour à redire,
Pas une fleur à donner !
Quoi ! n'avoir jamais de roses
Dont le parfum monte au cœur !
La Muse
Peut-être, un jour, quand tes fleurs.
Quand tes fleurs seront écloses (1).
Ces essais poétiques ne doivent cependant pas être
négligés ; ils permettent d'établir avec précision la
(1) Inédit. « Mes fleurs » (Mai 1843).
- m -
psychologie de l'adolescent et le point initial de son
évolution littéraire. Cette évolution commence dès l'année
de Philosophie, en 1840. Il a rêvé d'être un poète apôtre
et déjà il doute de ses forces; victime de déceptions sen-
timentales et de désillusions philosophiques, il défaille sur
le chemin de l'idéal où il croyait marcher à pas rapides.
CHAPITRE IV
Premières Manifestations de Souffrance morale
(1840-18't;>)
I. — Le Cœur : Glaire A ..
II. — L'Esprit : L'Existence de Dieu. — Le
Problème du Mal
I
Glaire A est le premier nom de jeune fille qu'il
entoure de rêveries fraîches et riantes.
Elle appartient à une vieille famille de Rouen, où sans
doute M. Lévy fréquente assidûment, et où, vers le mois
d'avril IS'aO, il présente son brillant pensionnaire, encore
élève de Philosophie, Avec une naïve sincérité, Louis
raconte comment le premier soir qu'il la vit danser, il
connut les tourments d'amour : « Timide parce que j'étais
jeune, écrit-il, humble et gauche parce que j'étais pauvre,
je dévorais de loin tout ce bonheur sans oser lever la tête
ou faire bondir jusqu'à elle mon applaudissement. J'étais
comme le mendiant à la porte du festin, et le mendiant
rêvait la plus belle place, au milieu de ces brillants
convives, riches, hardis, spirituels et insolents! Mes
I doigts se crispaient au velours des fauteuils, quand l'archet
de l'orchestre secouait sur la foule la contre-danse joyeuse.
6
— 64 -
J'avais des bourdonnements aux oreilles, mon cœur battait
à rompre ma poitrine, et je voulais m'élancer dans ce
tourbillon de soie et de dentelle, la tête baissée, les yeux
termes, comme le plongeur au sein des flots, pour en
rapporter ma perle, ma proie, mon bonheur, mon seul
amour. Et la crainte me clouait à ma place : j'avais peur
de paraître extravagant. . . » (1) Mieux qu'une autre, cette
jeune fille pouvait le rendre heureux. « Sa nature était
bien ma nature, ajoute-t-il : elle musicienne, moi poète,
la note et la lettre, la fleur et le parfum. En fallait-il plus
pour enivrer un enfant? « (2).
Il aime cet « ange », cette « reine », non par un « caprice
banal », « qui s'éteint et meurt avec la fête et les lustres
du bal », mais d'un amour qu'il veut noble, durable :
A travers ton beau corps, mon âme voit ton âme,
Invisible union, mystère surhumain,
Où nos deux cœurs unis vont confondant leur flamme
Dans un céleste hymen ! . . .
Que toujours sous ton aile, ô ma blanche colombe,
J'abrite ma pensée et je cache mes pleurs!
Que longtemps sous mes pas, et qu'un jour sur ma tombe
Tu jettes quelques fleurs ! (3).
Il ignore cependant si Glaire répondra à cet amour; il
craint que son « front pâle et triste » ne la détourne de
lui. Et pourtant il ne dépend que d'elle de ramener la joie
en ce cœur assombri :
Si tu voulais, enfant, ma tète qui s'incline,
Que du bonheur jamais le rayon n'illumine.
(1) Inédit. « Notes autobiographiques
(2) Ibid.
(3) Inédit. « Toi. . . » (Avril 1840).
— 65 -
Secouant à ta voix tout souvenir amer,
Comme la fleur des champs aux larmes de l'aurore,
Se lèverait joyeuse et sourirait encore,
Si tu voulais m'aimer !
Pour te faire un séjour digne de toi, mon ange,
J'ôterais de mon cœur et la haine et la fange.
J'épurerais ma bouche afin de te nommer,
Et je dirais aux rois : « Que me fait votre trône? »
Car moi j'aurais au front la plus belle couronne.
Si tu voulais m'aimer ! (1).
Aussi quand il sait son amour partagé, son imagination
l'emporte loin des hommes et des choses créées dans une
sphère céleste, où il jouit de sa félicité. Comme René, il
voudrait s'en aller « dans quelque belle étoile », pour
« remplir un monde à deux » :
A deux, loin de la foule ! à deux, dans le nuage.
Plus haut que la montagne et plus haut que l'orage
Emporter son bonheur!
S'aimer et se suffire, et sans craindre la tombe
Cacher à tous les yeux son amour de colombe.
Sous l'aile du Seigneur.
Aimer, c'est reculer les bornes de son âme.
C'est avoir dans le cœur une joyeuse flamme,
Pour tout être mortel de profondes pitiés.
Heureux celui qui, plein du ti-ansport qui l'anime.
Du haut de son amour, comme d'un mont sublime,
Regarde le monde à ses pieds (2).
En ce pays des chimères, où les réalités perdent leur dur
contour, son âme s'abandonne à une torpeur prolongée et
se berce à des rêveries molles et douces :
Oh ! quand parfois j'entends ta voix aimée !
Ta voix écho de l'amour et des cieux. .
(1) Inédit. (' Si !.. » (25 Avril 1840).
(2) Inédit. « Amour » (Juin 18'» l).
- 66 —
Mon cœur, mon coeur chancelle,
Comme un berceau d'enfant,
Que la main maternelle
Berce, berce en chantant (1).
Il chante même « le premier baiser » qu'il a déposé en
« tremblant » sur le front de Glaire :
Qui donc le fit, mon Dieu, si fécond en douceur?
Si plein d'épanchements, de larmes, de prières,
Qu'on oublie après lui les baisers de sa mère
Et le sourire d'une sœur? (2).
Si passionnés q.i'ils soient, ses sentiments gardent le
plus souvent une chaste réserve : il entoure d'images
d'une pudeur délicate le souvenir de la jeune fille aimée
et cherche son âme partout. Il la place dans un ciel d'azur
si pur qu'il ne se croit pas assez chaste pour y pénétrer
lui-même; la beauté d'âme de Glaire est contagieuse : il
se veut meilleur pour mériter son amour. Gomme Lamar-
tine, pour qui aimer et croire ne font qu'un, il retrouve
même par là non seulement la pureté, mais la foi
chrétienne :
Ma croyance qui chancelle,
Ange, à l'ombre de ton aile
Reconnaît la sainte Loi. . .
Oui, je comprends le mystère
D'un Dieu mourant au Calvaire,
D'un Dieu partageant nos pleurs,
Tant ton amour s'abandonne.
Tant ta douce voix pardonne. . . (3).
Leur rencontre d'ailleurs a été voulue par Dieu lui-
même. G'est lui qui, créant l'âme, la divise en deux
(1) Inédit. « Ange, parfois... » (Mai 18il).
(2) Inédit. « Amour » (Juin 1841).
(3) Inédit. « Dors sur mon sein... » (Décembre 1840).
- 67 -
parties, et fait « d'une seule flamme » « chaque moitié qui
s'en va )^. Puis il envoie sur la terre ces âmes sœurs ;
l'espace et le temps peuvent les séparer : elles doivent se
chercher en silence, jusqu'à ce que l'amour les réunisse.
Le poète est heureux d'avoir trouvé la vierge que Dieu
lui destinait :
Nous nous sommes trouvés après bien des années,
Bien des pas incertains, bien des vœux superflus,
Nous nous sommes trouvés, âmes prédestinées.
Oh ! ne nous perdons plus.
Sans doute, c'est ainsi qu'autrefois dans la nue
Nos âmes s'attiraient par un céleste aimant :
Renouons ici-bas la chaîne interrompue
Quelques jours seulement (1).
C'était alors la mode chez les Romantiques de faire
apparaître la préoccupation religieuse derrière les passions
terrestres. Si cette manie des poètes d'associer Dieu aux
enivrements du cœur est suspecte aux yeux de la Religion
orthodoxe, il faut reconnaître qu'elle a de la grandeur et
de la délicatesse. Elle ne nous surprend pas chez un ado-
lescent d'une belle nature, affinée encore par l'éducation
religieuse reçue auprès d'une mère pieuse.
L'ivresse du poète dura peu, deux ans à peine. Au
moment oiî il s'avançait avec confiance vers un avenir de
bonheur dont il se croyait la possession assurée, une
séparation violente, vers 1842, vint briser pour longtemps
son cœur, où chantait joyeusement ce premier amour.
L'autobiographie signale les circonstances de cette sépa-
ration en quelques mots obscurs : « Départ définitif de
(1) Inédit. « Belle et de i)udeur voilée... » (Septembre 1841).
— 68 —
Mademoiselle Glaire A . . . , ma course à 5 heures du matin,
mon désespoir »(1). Il ne peut croire que ce rêve de bonheur
à peine commencé s'évanouisse déjà et que désormais ils
seront sur la terre « étrangers l'un à l'autre » : « Quoi !
deux âmes attirées l'une vers l'autre, écrit-il, peuvent se
séparer violemment sans que le monde s'écroule, et rien
n'est changé dans l'harmonie de la nature ? » (2).
Il aime à ranimer les u vestigia flcwi7ncv », les joies
fugitives de ce premier amour, espérant qu'elle aussi se
plaît à refaire le chemin de la félicité passée :
Lorsqu'au fond de ton cœur tu descends solitaire,
N'est-il aucun éclio qui te parle de moi ?
Que fais-tu maintenant que je suis seul dans l'ombre,
Quand trois ans sont [)assés depuis ton tendre aveu,
Et que sur mes deux mains inclinant mon front sombre
Je regarde briller, comme des yeux sans nombre.
Les étincelles de mon feu '? (3).
Son désir d'affection pure va rester uni au souvenir de
Claire, de la « blanche vision » entrevue à l'aurore de ses
vingt ans : son imagination la transformera même en une
Béatrix idéale : « Je l'ai connue à peine, écrit-il, et
pourtant elle a rempli cinq ans toute ma pensée, et son
nom ne s'effacera jamais de ma mémoire... Elle sera
toujours pour moi la femme pure, l'ange poétique qu'on
ne rencontre qu'une fois sur la terre, le type de cet amour
sublime qui élève l'àme au-dessus des choses du
monde » (4).
(1) Inédit. Notes autobiographiques.
(2) Ibid.
(3) vVestic/ia ffammœ » (5 Octobre 18'«2). Œuvres, p. 108. Le texte
inpriraé porte cette variante : « Quand dix ans sont passés. . . »
('») Inédit. Notes autobiographiques.
- 69 -
Il est vrai que les jeunes filles qu'il rencontre lui font
mieux goûter, par contraste, la beauté d'âme de Glaire.
Aucune, ou presque, parmi elles n'est capable de répondre
à l'idéal de ce Lamartinien ennemi des âmes vulgaires. Il
impute ce manque de noblesse à l'éducation trop libre
donnée à la jeune fille : il l'a vue, au bal,
Porter de bras en bras sa charmante imprudence (l).
D'un œil attristé, il l'a suivie dans les réunions bruyantes,
011 rouge et timide,
La Vierge, enfant encor, sous les yeux de sa mère
Vient prendre en se jouant des leçons d'adultère (2),
et qui,
Effeuillant en un soir son chaste diadème
Passe, et laisse à chacun^un lambeau d'elle-même (3).
Il est persuadé que la fraîcheur des sentiments ne
saurait résister à ces contacts suspects.
Ce n'est là sans doute qu'une suite de variations sur le
motif de l'amour lamartinien : elles prouvent du moins
que pendant plusieurs années, Bouilhet s'est avancé vers
l'avenir, en plaçant dans un amour très noble un des
rares bonheurs vrais qu'il soit donné à l'homme de
goûter en sa vie éphémère.
Mais déjà, à partir de 1842, l'adolescent appelait à soi
des plaisirs moins éthérés. Il y était conduit par la fai-
blesse de sa volonté, le hasard des circonstances, l'in-
fluence de ses camarades. Il voulait surtout étourdir son
(1) Inédit. « La Valse » (Février 1843).
{2) Ibid.
(3) . Ibid.
- 70 —
« Désespoir » dû à l'évanouissement de l'idéal qu'il avait
rêvé en matière politique et sociale :
Eh bien ! puis qu'ici-bas dans nos cœurs abattus
Tout courage est sans flamme,
Puisqu'un souffle de mort a brisé les vertus,
Toutes ces fleurs de l'àme,
Puisque tout espoir ment, et que tout rêve est vain. . .
Jour à jour, fleur à fleur, ainsi qu'un vil trésor,
Dépensons nos années !. . .
Allons, des fleurs au front! Allons, le verre en main.
Noyons, noyons encore
Dans le vin d'aujourd'hui les soucis de demain.
A nous la femme ! A nous de faciles amours. . .
Poètes, à nos luths, de roses couronnés,
Ne gardons qu'une corde.
Comme d'un verre plein, de nos jours fortunés
Que le plaisir déborde.
Jouissons, mes amis, un bandeau sur les yeux.
Pour ne point voir la tombe (1).
La folle passion qui vint à lui déchaîna la fougue de ses
sens : il s'attacha à
Celle qui vend son corps, ne sentant plus son âme (2).
Cette expérience lui apporta non le « plaisir » désiré,
mais l'écœurement :
Quand, au fond de ce vin, j'ai rencontré la lie.
Mon âme, jusqu'aux boids, de dégoût s'est remplie. . .
Insensé qui cherchais la perle dans la fange,
J'avais rêvé l'amour comme un vin sans mélange.
Comme l'hymne mêlé de deux cœurs ici-bas,
Comme un baiser joyeux qui ne tinirait pas. . .
(1) « Désespoir » (Rouen. 21 Mai 1S42). Publié par M. Join-Lambert,
« Préface de Melaenis ».
(•J) Inédit. « Le Suicide » (Juillet 1843).
- 71 —
J'ai soulevé le voile et j'ai brisé l'idole,
Quand je n'ai vu debout sur l'autel effondré
Qu'égoïsme, intérêt et froide volupté,
Rien au fond du regard, rien au fond du sourire,
Rien qu'un frisson brutal de la chair en délire (4).
Et cela, plus que tout le reste, le mène au pessimisme.
Puisque l'amour est une chimère, la vie ne vaut pas d'être
vécue. Vienne la mort, « la fiancée au front pâle » :
0 mort, j'attends ici ton étreinte fatale.
L'heure a sonné, la couche est prête, et de tes bras
Tout l'amour des vivants ne m'arrachera pas (2).
II
Pendant que le cœur de Louis passe ainsi de l'enthou-
siasme au désespoir, son esprit subit une crise non moins
Intense.
La philosophie qu'on lui enseigne au Collège ébranle
ses convictions religieuses. Sans doute elle est spiritua-
liste : elle reconnaît l'existence de Dieu, la dignité de
l'âme, et la religion naturelle, mais repoussant les dogmes
catholiques, elle demande à la raison seule la solution
de tous les problèmes. Or, facilement, la raison se grise
d'elle-même : devant ces problèmes, Louis fait preuve de
tant de témérité que ses camarades sont effrayés de ses
« idées avancées » (3).
D'ailleurs il n'est guère défendu contre le scepticisme
religieux. Il avait appris le Catéchisme, mais la lettre en
fut morte pour lui comme pour beaucoup d'autres : une
(1) Inédit. « Le Suicide ».
(2) Ihid.
(3) Inédit. Notes autoljiographiques.
- 72 —
foi vivante ne lui en donna pas l'esprit. Au moment
surtout où l'adolescent chercha à faire la revision critique
de ses croyances, on ne sut pas éclairer, semble-t-il, la
religiosité sentimentale et traditionnelle de ses premières
années.
En }840 et 18il, il proclame encore l'existence d'un Dieu
personnel qui confie au poète sa « Mission » (1), qui crée
les âmes et les prédestine à se rencontrer et à s'aimer
ici-bas (2), qui fait disparaître les siècles et les rois (3).
Dieu est surtout le créateur des beautés de la nature : la
nuit, les étoiles, le soleil, l'àme de l'homme, « oîi s'agite
la moisson de la pensée « (4), témoignent de sa toute-
puissance. Et ce n'est pas là un lieu commun de poète en
quête de faciles descriptions, mais la prière qu'il doit au
Créateur :
Seigneur, tu m'as donné des yeux
Pour que j'admire ta puissance,
Tu m'as parlé dans le silence.
Tu m'ouvres le livre des Cieux,
Tu m'as dit : « Lis, contemple, adore. »
Tu m'as dit : « Ne me juge pas 1 »
Et fouillant la Création,
Et me dressant sur ma poussière
J'irais demander compte au Dieu qui fit la terre !
J'irais, mon Dieu, j'irais dans mon ambition
Proclamer l'athéisme, en épelant ta gloire,
Et chercher le néant, ainsi qu'une victoire,
Dans chaque lettre de ton nom ! (5).
(1) « La Mission » (Juillet 1840),
(•2) « Belle et de pudeur voilée. . . » (Septembre 1842).
(3) « La fia de l'année » (Janvier 1841).
(4) « Ubinam Deusf » (Juillet 1841).
(5) Inédit. « Sans gène » (Rouen, 1840).
— 73 —
Mais cette idée d'un Dieu personnel et Créateur ira
s'obscurcissant, amoindrie en l'esprit du poète par le
doute qu'y fera naître l'étude du problème de la vie et du
problème du mal.
Le problème de la vie reste bientôt pour lui sans
réponse.
Au mois de Mars 1840, dans la première de ses « poésies
philosophiques » (1), il demande à la « tête de Mort », qui
sert à ses études d'anatomie, de lui révéler le mystère de
l'au-delà :
Est-il après ce monde un horizon pkis beau ?
Ou, mourant enchaînée en sa prison de terre,
L'âme avec notre corps tombe-t-eUe en poussière?
Où donc est cette flamme, où donc est le regard
Qui jadis anima cet orbite hagard ?
Dans ce crâne désert où donc est la pensée?
Où retrouver d'un Dieu l'effigie effacée? (2).
Opposant à la science orgueilleuse, que renfermait hier
encore cette « tête de Mort », l'impuissance des systèmes
philosophiques, qui essayent d'expliquer la destinée de
l'àme, le poète laisse échapper ces mots d'un scepticisme
ironique :
Epèle, humanité, ta science profonde!
Si la philosophie ne connaît pas la destinée de l'âme
au-delà du tombeau, elle ne résout pas mieux le problème
de l'origine de la vie ; vainement l'adolescent lui demande
^ (1) L'autobiographie les désigne sous ce nom. Ce sont ; « La tête de
Mort » (Mars 1840), « L'Homme » (Décembre 1841), « Le Suicide »
(Juillet 1843).
[2) Inédit. « La tête de Mort » (Mars 1840). Le manuscrit porte la
mention : « Publié dans plusieurs journaux, à Pau et à Rouen. » J'ai
vainement cherché ce poème dans les collections de Journaux que
possède la Bibliothèque de Rouen.
— la-
quelle puissance mystérieuse a placé l'homme sur la
terre :
Où va-t-il ? D'où vient-il ? Nul ne le sait ! Mystère !
Un pouvoir inconnu l'a jeté sur la terre (1).
Ne connaissant ni son origine ni sa destinée, cet « être
mystérieux » constate seulement qu'il est entraîné vers
la mort par une force fatale, sans comprendre le sens de
la vie :
Et voyant à ses pas une route s'ouvrir
Il a suivi la route, et vécu pour mourir. . .
Il peut tout pénétrer, tout peut-être, hors lui-même.
Livre vivant, mais dont le titre est effacé :
Son avenir se cache ainsi que son passé.
Il marche cependant, et chaque heure qui tombe,
Comme un marteau fatal, l'enfonce dans la tombe (2).
A ces questions de son fils la mère de Louis eût donné
les réponses orthodoxes que lui dictait sa foi chrétienne,
mais le poète rejette le dogme et porte en lui une blessure
profonde : attitude littéraire, si l'on veut, mais qui,
depuis « La Cloche « (3), de V. Hugo, jusqu'à « La Lutte » (4),
de Sully Prudhomme, inspira de nombreux poètes. Louis
connaît leur mal et comme eux le chante : il appartient
désormais à cette « colonie errante dans l'infini du doute,
cherchant comme Israël une tente de repos, mais aban-
donnée, sans prophète, sans guide, sans étoile » (5).
A la vérité, il tente de se forger un idéal qui remplace
ses croyances anciennes. Porté par une aspiration
véhémente de son cœur hors de la sphère terrestre vers
(1) Inédit. « L'Homme » (I>écerabre 1841)
(2) Ibid.
(3) « Chants du Crépuscule ».
(4) « Les Epreuves » (1866-1872), p. 27 (Edit. Lenierre).
(ô) G. Sand. Lettres à Marcie, Lettre IV, p. 194.
r -- 75 —
l'infini, il imagine dans une autre vie, pour remplacer les
joies du Paradis, une sorte de bonheur matériel qu'il
pressent déjà à travers les éblouissements de la gloire, de
l'amour et de la science :
Dis-moi que dans la tombe, où dorment les héros,
11 reste du passé de sublimes échos. . .
Dis-moi qu'après la vie il est un autre bord,
Où l'àme cherche l'âme et sait aimer encor,
(Jue vers le soir, à l'heure où la nuit étoilée
Argenté les gazons au fond de la vallée,
Où l'ombre des sommets tombe comme un rideau.
Même au sein de la mort, même au sein du tombeau,
Parfois de deux amants la cendre confondue
I Peut encore se fondre en ivresse inconnue.
Et qu'on retrouve ailleurs gloire, jeunesse, appas,
VA que Dieu n'a point mis la rose sous nos pas
Pour l'effeuiller sitôt dans le sépulcre sombre (1).
^ Cette nostalgie d'une patrie bienheureuse obsède son
me. Dans une pièce écrite au printemps de 1840, il
•eprésente l'homme toujours triste, alors que le renou-
veau de la nature l'invite à la joie et à l'espérance :
Pourquoi donc, disait la rose
Entr'ouvrant son sein vermeil.
L'homme est-il sombre et morose?
Peut-on gémii- quand se pose
Sur nous un peu de soleil?
Pourquoi, disait la fontaine
En se roulant sur les fleurs.
L'homme courbé sous sa peine
A mon eau calme et sereine
Parfois mêle-t-il des pleurs?
Pourquoi ? disait la voix pure
Du vent dans les roseaux verts ;
Avec chaque créature
« Pourquoi ? » disait la nature,
c( Pourquoi ? » disait l'univers.
! (1) Inédit. « La Tête de Mort » (Mars 1840).
— Te-
ll n'hésite pas à répondre à ces voix comme l'eût fait
Lamartine (1) :
Fleur, rive, onde solitaire.
Ce qui le fait soucieux
C'est que l'homme est un mystère !
Vous n'avez vu que la terre :
11 a deviné les cieux (2).
Dans ces vers écrits en 1840 et 1841, Louis, qui n'a déjà
plus les immortelles certitudes du catholicisme, cherche
à bercer d'une vague espérance les aspirations de sa reli-
giosité; mais déjà le rayon de lumière faiblit, l'ombre
entoure la raison de l'adolescent, qui bientôt se trouvera
sans flambeau dans la nuit du doute.
Le problème du mal est pour lui une autre cause de
souffrance intellectuelle.
Autrefois la pieuse mère qui guida son enfance lui a
expliqué comment la douleur expie nos fautes, éprouve
nos vertus, et comment nous préparons dans la souffrance,
nos destinées immortelles. Louis n'a pas gardé la mémoire
de ces principes et l'énigme du mal reste insoluble pour
lui. Dans une page écrite sur la mort d'un enfant, et dont
on ne sauitiit suspecter la sincérité, il avoue que la vie
lui semble, dès lors, une « Comédie sombre » :
« Gomme je revenais ce soir à pas lents le long des
boulevards, écoutant un vent d'orage qui frémissait dans
les grands arbres, je vis passer à côté de moi un prêtre
en surplis blanc, qui psalmodiait par intervalles un chant
monotone et lugubre. Derrière lui un homme portait sous
(1) M L'Homme est un dieu tombé, qui se souvient des cieux ».
(2) Inédit. « Pourquoi donc . . » (Mai 1840).
son bras le cercueil d'un enfant. Ils allaient vite, ils sem-
blaient pressés d'en finir. Du reste personne ne suivait le
pauvre convoi, pas un ami, la tête nue, n'accompagnait à
la tombe la pauvre petite créature; les passants allaient
sans jeter un regard. Et une pensée amère me vint au
cœur, comme la bile qui remonte à la lèvre du malade.
Cet homme, qui courait avec la mort sous le bras, ce prêtre
qui nasillait sa prière banale, cet abandon de tous, cette
solitude navrante autour de cette cérémonie suprême,
tout cela faisait mal à voir, et le vent, qui pleurait dans les
branches, semblait la seule voix sur la terre, qui eût un
gémissement sur cette tombe inconnue.
« Et je songeai à la mère, pauvre femme étendue sur
quelque grabat en lambeaux, pauvre fille peut-être, qui
n'ose pas pleurer son enfant, et il me vint à l'idée que
c'était chose étrange et fatale que celte mort au seuil de la
vie, que cette existence élouff"ée entre les langes du
berceau, et je cherchai le mot de cette comédie sombre,
qu'on appelle la Vie » (1).
Mais puisque dans la vie le mal est inévitable, le mal
physique avec les maladies et la mort, le mal moral avec
l'ignorance, les chagrins du cœur, les souffrances de
l'imagination toujours insatiable, le mal social avec la
pauvreté et les iniquités pesant sur les humbles —
pourquoi ne pas proclamer très heureux, se demande
Bouilhet, l'enfant qui meurt avant d'avoir souffert?
Heureux, heureux celui qui meurt plein d'espérance,
Avant que la raison, prenant son ignorance,
N'étoufle sans pitié, dans un jour de malheur,
L'innocence et l'amour qui chantaient dans son cœur!. . .
(1) IiiPilit.
Heureux le front d'enfant, heureux le front candide,
Qui s'endort dans la tombe avant d'avoir de ride,
Et peut sourire encore, à l'heure du départ. . . (1).
D'ailleurs, les circonstances de la vie mettent le poète en
contact perpétuel avec la souffrance humaine. Ses jours
et ses nuits se passent à l'Hôtel-Dieu: de la double rangée
des lits il entend des râles s'échapper, des plaintes
s'élever; il reconnaît les cadavres qu'on emporte vers
l'amphithéâtre ; souvent même il dissèque le corps de
« l'Homme », dont son esprit inquiet voudrait découvrir
la destinée :
Je l'ai vu, je l'ai vu dans un amphithéâtre. . .
Il pendait en lambeaux sur la table sanglante. . .
Dans le cadavre froid j'ai plongé mes deux mains (2). . .
« Ces années tristes, écrit Flaubert, ne furent pas
perdues : la contemplation des plus humbles réalités
fortifia la justesse de son coup d'œil, et il connut l'homme
un peu mieux pour avoir pansé ses plaies et disséqué son
corps » (3). Cette continuelle vision de la douleur humaine
lui fit voir l'humanité comme condamnée à d'inévitables
souffrances, et le pourquoi troublant de ce mal nécessaire
s'ajouta dans son esprit aux problèmes de l'origine et de
la destinée humaine restés sans réponse.
(1) Inédit. « Le Suicide » (Juillet 1843).
(2) Inédit. « L'Homme » (Décembre 1841).
' (3) Préface des « Dernières Chansons », p. '284.
CHAPITRE V
Crise de Pessimisme
(1843)
I. — MÉLANCOLIE NATURELLE DE LOUIS BOUILHET
II. — La Crise : « Le Suicide »
Dans cette « ombre froide », où il « marclie au inasard »,
Bouilhet souffre de n'avoir aucun fil conducteur pour
^diriger les recherches de son intelligence. Il connaît
l'angoisse morale d'un Jouffroy ou d'un Musset, le
« pessimisme philosophique » :
N'avoii" qu'un doute affreux pour bâton de voyage,
Et briser sa pensée aux murs d'une prison (1).
Sa douleur morale devient si aiguë qu'il n'a plus le
courage, vers 1843, de la surmonter; la mort, l'anéan-
tissement de la « raison », qui lui paraît maintenant
« un vain flambeau », serait préférable à ces continuelles
souffrances. Dans un poème, resté inédit, au titre signifi-
catif, « Le Suicide », il l'appelle à lui :
En ce inonde où partout l'âme se heurte au mal,
Où l'homme, aveugle errant, suit un pouvoir fatal,
Mancpiant d'espace et d'air, sous la voûte éternelle.
Avant la fin du jour j'ai replié mon aile. . .
(l) Inédit. « Le Suicide » (Rouen, Juillet 1843).
— 80 —
La pâle humanité trop tôt m'ouvrit son livre,
Je n'ai lu qu'une page, et je ne veux plus vivre.
Louis est maintenant victime du mal du siècle : le mal
de René.
I
Il y est prédisposé, nous l'avons dit, et Flaubert eut
raison d'écrire en parlant de Louis et de ses camarades,
vers 1840 : « Dans ce petit groupe d'exaltés, Bouilhet était
le poète, poète élégiaque » (1).
Dans une série d'élégies, écrites de 1840 à 1843, il aime
en effet à bercer son âme en une sorte de douleur calme.
Il exprime avec grâce ses souffrances, où il n'y a ni crises
violentes, ni saillie dure ; ses élégies sont traitées dans la
manière délicate et voilée des cbefs-d'œuvre de Lamartine,
« Le Vallon » ou « Le Lac » : l'imitation du modèle d'ail-
leurs est évidente.
Au printemps de 1842, par exemple, il chante « les illu-
sions )i, « les espoirs », qui autrefois charmaient son cœur;
il aime, dit-il, à observer le retour des hirondelles, « leurs
joyeux ébats », « les caprices de leurs ailes »:
Mon âme avec leur vol se perd au fond des Gieux !
Elles sont en effet pour lui l'image d'une autre troupe,
celle de « l'innocence », de « l'espoir », de « l'amour »,
qui longtemps ont habité dans son âme, quand elle était
« pure et jeune » :
Hélas ! une heure arrive, où le front est tremblant,
Où les rêves s'en vont l'un l'autre s'appelant,
Comme une bande effarouchée,
(1) Préface des « Dernières Chansons
— 81 —
Où toute illusion s'envole pour toujours,
Quand 1 ame est refroidie et la tête penchée
Sous la blanche neige des jours !
A ma fenêtre, où j'aime à rêver auprès d'elles.
Laissez, amis, laissez venir les hirondelles.
C'est l'hiver, c'est l'hiver, plus d'oiseaux dans les bois.
Plus de ces doux pensers qui venaient autrefois
De l'âme saluant l'aurore;
Plus de rêves sur nous se posant chaque soir.
L'hirondelle est partie où le ciel brille encore,
Avec l'amour, avec l'espoir.
A ma fenêtre, où j'aime à rêver auprès d'elles,
Laissez, amis, laissez venir les hirondelles.
Oh ! Quand naîtra la fleur, quand fuiront les autans,
Nous vous retrouverons, doux hôtes du printemps,
Chantant au nid qui vous réclame ;
Hélas, est-il un nid où revienne l'amour?
Espoirs, illusions, hirondelles de l'âme,
Reviendrez-vous chanter un jour ? (1).
Quelquefois le souvenir d'une douleur vraie anime la
souffrance du poète : la mort de son père, par exemple,
lui a été si pénible, elle a été si souvent pleurée par sa
mère qu'il en fait un de ses thèmes ordinaires. A un
ami lui ayant demandé pourquoi sa « lyre » fait toujours
entendre la même note de tristesse, alors que la «Nature»,
l'infaillible dictame de tous les maux chez les Lamarti-
niens,
Se revêt de printemps, de lumière et d'amour,
il répond :
Poui'quoi ! C'est que partout l'espérance est chimère,
C'est que le malheur seul nous est fidèle, hélas !
C'est que j'étais heureux, c'est que j'avais un père,
Et (lue la tombe uwjour s'entrouvrit sous ses pas.
(i) Inédit. « Les Hirondelles » (Rouen, Mai 1842).
Voilà pourquoi je pleure, et pourquoi sous son aile
Ma poésie en deuil n'a point gardé de fleurs. . . (1).
Ces élégies, où il n'est question que « d'illusions »,
« d'espoirs trompés », de « rêves envolés », de « mensonge »,
de « tristesse » et de « douleur », où la nature est toujours
unie au poète pour pleurer avec lui, indiquent, chez l'ado-
lescent qui les écrit, un assoupissement inquiétant de la
pensée, une sorte de faiblesse de la volonté. Cet état peut
devenir très dangereux si le jeune poète n'a pas un tem-
pérament moral assez vigoureux pour réagir : sa mélancolie
actuelle n'est pas encore un pessimisme morbide, elle peut
le devenir.
D'ailleurs l'atmosphère littéraire où Louis doit vivre
est chargée d'influences néfastes. Le mal de René et
d'Antony a fait de nombreuses victimes chez ses cama-
rades. Il sutïit pour s'en convaincre de lire la « Préface »
des « Dernières Chansons », oùFlaubert analyse l'exaltation
maladive de ces jeunes gens, « leurs rêves superbes
d'extravagance », « expansions dernières, dit-il, du roman-
tisme arrivant jusqu'à nous, et qui comprimées par le
milieu provincial faisaient dans nos cervelles d'étranges
bouillonnements » (2).
Louis ne saurait toujours échapper à la contagion. Elle
trouve en son cœur déçu et en son esprit désemparé par
le doute grandissant, un terrain prêt : il n'a plus ni la
force intellectuelle ni l'énergie morale suffisantes pour
s'en guérir.
(1) Inédit. « Réponse à M. D... » (Rouen, Mai 1841).
(2) P. m-2.
— 83
II
Déjà en décembre 1841 , il en subit une première atteinte.
Faisant le bilan des souffrances de l'homme sur la terre,
il le représente se berçant d'abord d'illusions, parce que
tout semble lui promettre la félicité ici-bas, puis, perdant
un à un les espoirs qui l'ont soutenu :
Il allait, il allait plein de trouble et d'ivresse
Vers un but éclatant qui s'enfuyait sans cesse,
Et la sueur tombait sur son front, et sa main
Tremblante s'appuyait aux arbres du chemin.
C'est alors que je vis les voluptés humaines
Au voyageur brisé tendre leurs coupes pleines ;
Sur l'une était écrit « Gloire » ; il but à longs traits
Ce vin si pur d'abord et si brûlant après.
L'autre, c'était l'amour : il y plongea son àme,
Il but le doux poison dont la lie est de flamme.
Puis il tendit la main : la troisième était d'or;
On y lisait « Fortune ». Il but, il but encore. . .
Puis son front se pencha, puis dans ses mains livides
De colère il brisa toutes ces coupes vides :
Ce qu'il cherchait, son cœur ne l'avait pas trouvé (1).
Ce « triste condamné » qui porte « la chaîne de la vie »,
n'est autre que le poète lui-même. Bouilhet regarde l'exis-
tence comme un long tissu de déceptions. Il en arrive à
mépriser les objets — gloire, amour, richesse, — offerts
habituellement aux énergies humaines, et il ne sait plus à
quel idéal se prendre : sa sensibilité est détraquée
comme troublée est sa raison, et il est logique qu'il en
soit ainsi.
En 1843, nouvelle crise tout à fait aiguë celle-là. Gomme
il sent sa volonté malade, il voudrait la fortifier, en lui
(1) Iniidit, « L'Homme» (décembre 1841).
donnant un l)ut. Or, - il l'a lui-même minutieusement
conté dans son poème intitulé « Le Suicide », — il assiste
à la banqueroute des mobiles qui auraient pu le rattacher
à la vie.
Jusqu'alors, la « Nature » était pour ce fervent I^amar-
tinien une puissance bienfaisante avec des harmonies
pour ses joies et des baumes pour ses douleurs. Il la com-
prenait; il aimait le « parfum des roses », « la brise du
vallon », les « concerts » de l'océan et les « splendeurs »
des nuits étoilées : cet « hymne » de la nature éveillait en
son âme « des échos de bonheur et de joie », aux heures
sombres il était un « espoir » qui « monte au cœur désen-
chanté ». Maintenant l'âme de Louis ne comprend plus ce
charme des choses ; elle voit dans la nature « une prison
que Dieu garnit de fleurs » :
A qui n'a plus d'espoir qu'importe le feuillage ?
Que peut au condamné murmurer le rivage ?
Et que me fait à moi ce soleil créateur,
Quand je porte la nuit et l'ombre dans mon cœur?
Chantez, chantez encore : douces voix de la terre,
Feuillages frémissants, rive, onde solitaire,
Elevez jusqu'au Ciel votre hymne calme et doux !
— Le malheur près de moi parle plus haut que vous (1).
La « Nature » n'est donc plus pour lui, comme pour
Alfred de Vigny, qu'une marâtre qui n'entend ni nos cris,
ni nos soupirs (2). Il voit s'évanouir les objets où s'atta-
chaient les broderies de son rêve : une des sources de sa
poésie, mieux, de sa force morale, est tarie.
Se laissera-t-il au moins séduire par cette autre voix qui
lui demande de ne pas renoncer à l'effort et aux nobles
(1) « Le Suicide >;.
(2) « La Maison du Berger
- 85 -
ambitions, « la voix de la Gloire »? Il l'a entendue s'élever
des siècles passés pour célébrer le philosophe, le penseur,
le soldat. Il sait qu'elle s'attache surtout au nom du poète :
Gloire à l'harmonieux Messie,
Gloire au poète, enfant des cieux,
Qui va semant sa poésie,
Dans tous les temps, dans tous les lieux!
Gloire, gloire au pasteur sublime
Qui sur les pentes de l'abîme
Guide l'errante humanité!
Qu'on l'adore ou qu'on le renie,
Pour couronne il a son génie
Et les siècles pour royauté (1).
L'élu des Muses ne saurait craindre la mort, car il porte
déjà au front « un reflet d'immortalité » :
Et le monde ému, quand il tombe.
Perdant un homme, gagne un Dieu.
Louis a souvent entendu, aux heures d'enthousiasme,
cette « Voix de la Gloire o ; il a eu foi en ses promesses.
Aujourd'hui, il constate qu'elle a menti. Le poète, main-
tenant pour lui, est un être étrange, incapable de limiter
ses pensées à l'horizon des choses ordinaires et qui,
incompris des hommes, doit briser ses rêves contre les
réalités de la vie. Il enfermera en lui-même sa douleur,
les plus chers souvenirs de son passé.
Car s'il ouvre aux regards du vulgaire volage
Le livre de son cœur qui saigne à chaque page,
Le sarcasme fatal et l'égoïsme un jour
Souffleront froidement sur ses rêves d'amour.
La gloire, cependant, ne lui viendra pas d'ailleurs. Il
(1) « Le Suicide ». Cf. « L'Homme », page 83.
n'ira pas, le rêveur, la demander sur un champ de bataille
à quelque» cruelle victoire »,
Qui, la couronne au front, sur des débris se lève. . .
Et comme un noir pasteur, de ses sanglantes mains
Chasse devant ses pas le troupeau des humains (1).
Il ne la cherchera pas près du savant qui passe sa vie
en un vain labeur à méditer
Sur la science humaine, impuissante et maudite,
Et qui tournant en vain dans le cercle d'un jour,
Veut des immensités mesurer le contour ;
Puis brisant son scalpel à l'écorce des choses,
Se cramponne aux effets sans atteindre les causes (2).
Quand même il arriverait à la gloire du poète, du soldat,
du philosophe, il lui faudrait constater qu'elle est un
décevant mirage : si elle auréole un nom pendant quelques
années, elle est bientôt vaincue par la mort et l'oubli.
« Le héros » « pourrit sous sa statue »,
Et le destin moqueur sur son tombeau béant
Jette une pierre entre la gloire et le néant,
Puis tout retombe enfin dans l'ombre et le silence (3).
Et la conclusion est celle de l'Ecclésiaste : « Tout
n'est que vanité » :
Dans le fond de son cœur par tout rêve agité,
Avoir tous les désirs, et ne trouver sur terre,
Quand on a tout goûté que mensonge et misère ! (4).
Ce découragement le conduit fatalement à l'obsession
de la mort, qui seule peut apporter l'oubli :
Salut, suprême asile où la douleur s'endort!. . .
Palais mystérieux que remplit le néant.
Salut ! . . . Mon pied déjà glisse au gouffre béant
(1) « Le Suicide ».
(2) Ibid.
(3) ' Ibid.
(4) Ibid.
Oh ! dans ces jours de deuil où notre âme asservie
Comme sous un fardeau se penche sous la vie,
Quand tout nous a manqué, quand on se prend au cœur
D'un immense dégoût pour tout espoir moqueur,
Qu'il est doux ton silence après les bruits du monde !
Gomme on doit bien dormir en cette nuit profonde !
Haine, amour, espérance, avenir et passé. . .
Qu'on doit bien oublier en ce tombeau glacé !. . . (1).
Toutefois, il ne se tuera pas comme deux de ses anciens
camarades du Collège, dont l'un, d'après Flaubert, « se
cassa la tête d'un coup de pistolet », par dégoût de
l'existence, et l'autre « se pendit avec sa cravate » (2).
Le souvenir de sa mère, la seule confidente de ses peines,
l'arrête à temps. Après qu'il a repoussé les promesses
mensongères de la « gloire » et de 1' «amour», il entend
la «voix» de cette femme toujours vaillante qui veille
au foyer de Gany sur ses deux sœurs. Elle rêve un
brillant avenir pour son « enfant », son « espoir » et son
« orgueil », et demande à Dieu que son Louis ne suc-
combe pas au découragement, comme tant d'autres de sa
génération :
Si quelque jour, en cette vie amère.
Son front ployait sous le souffle du sort,
Seigneur, Seigneur, parlez-lui de sa mère,
Et mon enfant sera joyeux encor.
L'ombre s'enfuit : prions pour lui, mes filles. . .
Il est une heure, où l'homme solitaire
Sous son fardeau retombe avec effort :
Brise du soir, parle- lui de sa mère.
Et mon enfant sera joyeux encor ! (3).
(1) « Le Suicide ».
(2) Préface des « Dernières Chansons », p. 283.
(3) « Le Suicide ».
-SS-
II se l'imagine préparant la maison de Gany pour le
retour de son « enfant » : « Que tout soit prêt, dit-elle à
ses filles,
il va venir peut-éti'e.
Que le foyer brille pour un beau jour :
Mettez ces fleurs, qu'il aime, à ma fenêtre,
Que le toit chante et soit tout plein d'amour.
II va venir : frais buissons du parterre.
De vos parfums gardez-lui les trésors :
Que tout, ici, lui parle de sa mère.
Et mon enfant sera joyeux encor! (1).
Au souvenir de son enfance insouciante et heureuse, le
désenchanté se ressaisit. On ne se tue pas, quand on a une
telle mère et il le dit en un de ses plus beaux vers :
Je sens ma volonté prise dans ton amour (2).
Il se rattache à la vie ; tout, à nouveau, lui sourit et
il chante sa délivrance en des tirades qui ne manquent
pas de souffle :
Une ombre autour de moi se dissipe. Est-ce un rêve ?
Tout chante et tout s'éveille : ô douceur infinie !
Dans mon cœur, comme un flot, je sens monter la vie.
Où suis-je? Je revois, j'espère, j'aime encor.
Est-ce bien moi. Seigneur, qui demandais la mort?
Oh ! comme la nature au printemps étincelle
Et comme tout, ici, lorsque je veux partir.
Mère, brille à travers ton joyeux souvenir ! . . .
Le voilà, le voilà, l'enfant que Dieu te laisse ! . . .
La foule, en te voyant, ne dira point tout bas :
« S'être tué si jeune ! On ne l'aimait donc pas! »
Va ! Je reviens à toi, douce et dernière amie.
Toi, que j'ai retrouvée aux deux bouts de ma vie,
(1) « Le Suicide
(2) Ibid.
— 89 -
Dont l'amour m'a suivi du port jusqu'à l'écueil,
Mère auprès du berceau, mère auprès du cercueil! (1).
Faisons la part de l'artifice littéraire, du convenu; il
n'en reste pas moins que Bouilhet souffrait alors réel-
lement, et qu'à travers le factice des déclamations roman-
tiques, on devine en lui — nous allons le prouver — des
raisons vraies; d'être découragé.
(1) « Le Suicide ».
CHAPITRE YI
Nouveaux motifs de découragement
(1844-1846)
I. — Echecs dans les Etudes. — la Pauvreté
II. — DÉCEPTIONS d'Amour
Très ardent, Louis ne peut — il le croit du moins — se
bâtir à mi-côte un idéal d'existence bourgeoise, trouvant
dans le scepticisme la quiétude intellectuelle et le bonheur
dans la médiocrité : il va aux conclusions extrêmes. Le
désespoir le poussait au suicide. Deux mois ont passé et
voilà qu'il veut redevenir un poète bienfaisant au milieu
des hommes, un «mage», comme le voulait sa « Mission» :
Seigneur, il est des fleurs, urnes aux doux trésors,
Que Forage du soir vide dans la vallée.
Il est de doux rayons qui nous charment encor
Quand, sous l'ombre des nuits, la terie s'est voilée.
Sur l'arbre de la route où le pâtre sendort.
Il est de beaux oiseaux à la chanson perlée,
Et l'homme qui tombait en appelant la mort
Se relève et s'en va l'âme un peu consolée 1
Pour embaumer le vol du fougueux aquilon,
0 Seigneur, que je sois la rose du vallon.
Que je sois l'astre heureux qu'on implore dans l'ombre!
— 91 -
Oh ! que je sois l'oiseau sur l'arbre du chemin,
Où ce proscrit fatal, qu'on nomme genre humain,
Se repose en passant silencieux et sombre (1) !
Au mois de Janvier 1844, rejetant les doutes qu'il
avait eus jusqu'alors sur la valeur de ses poésies, de ses
pauvres « fleurs », et obéissant à un sursaut d'orgueil,
il lance son défi aux « prudents » et aux « sages », qui
jusqu'alors ont douté de son talent et l'ont jugé un « fou ».
C'est maintenant pour lui « l'heure du poète », l'aube des
victoires éclatantes :
11 souffrit tout, froids dédains, ironie,
Poignards de l'âme, et la soif et la faim.
Pâle et cachant dans l'ombre son génie :
Mais le voilà qui se réveille enfin !
Son cœur bondit, son œil en feu rayonne.
Et de sa bouche un cri sublime a fui :
« Gloire à mon front, attache ma couronne,
Le fou d'hier est le roi d'aujourd'hui ! »
Oh ! j'ai pleuré dans mes jours d'infortune,
Et nulle main ne vint sécher mes pleurs. . .
Ah ! vous m'avez dans votre orgueil étrange
Jeté la boue et le sarcasme au front !. . .
Et le poète a grandi sous l'affront. . .
Où donc sont-ils ceux qui disaient « Arrête !
Ne t'asseois point au banquet des élus !
Dieu n'a pas fait nos lauriers pour ta tête ».
Où donc sont-ils ? Je chante : ils ne sont plus !
L'envie a l'heure et le moment qui sonne.
Mais le poète a les temps devant lui :
Gloire à mon front, attache ma couronne,
Le fou d'hier est le roi d'aujourd'hui (2).
(1) Inédit. (Septembre 1843). <. Le Suicide » est daté « Juillet 1843
Le rapprochement des dates n'est pas sans intérêt.
(2) Inédit. — « L'Heure du poète ». (Janvier 1844).
— 9-2 —
Cette flamme d'espérance s'éteigfiit vite. Ces vers sont
de Janvier 1844, et le 3 Mars il écrivait à sa mère :
« L'amour-propre, la gloire, je n'en cherche plus. Je ne la
voyais que d'un côté. Tu sais que c'est fini, que le destin
n'a pas voulu. Je n'en accuse personne, mais pour être
heureux, c'est fini pour moi, je dirai presque, sans avoir
commencé. Je puis faire mon chemin comme un autre, me
marier, avoir une famille et ma maison, mais je n'aurai
pas eu le bonheur comme je l'avais rêvé. Je commence à
me résigner, sois tranquille » (1).
D'ailleurs — et nous louchons à des causes plus pré-
cises de découragement — les relations entre Louis et sa
famille sont momentanément difficiles. Pendant ses séjours
à Gany, dans la correspondance régulière qu'il reçoit de
sa mère, il rencontre sans cesse des préoccupations pra-
tiques concernant l'avenir : la famille s'inquiète des
études et des examens, envisage la carrière future,
escompte les chances de succès. Or, Louis ne voit pas
clairement quelle sera sa situation de demain.
Il a une antipathie de plus en plus profonde pour les
études médicales. Il avait choisi la médecine sans vocation,
par influence de quelques camarades, ou par déférence à
la volonté de la famille, parce qu'il fallait se préparer à
une profession. Or, il ne trouve rien dans l'étude de la
physique ou de la chimie, dans cette « science à l'œil
sec » (2), qui satisfasse les élans de son imagination et
le besoin de poésie dont nous le savons possédé. Il lui
(1) Inédit.
(2) Inédit. <i La Pelouse » (Rouen, Avril 1844). (Cf. Appendice, n» XI).
— 93 -
faut apprendre des formules, des nomenclatures, des
classifications; vainement il prend des notes et accumule
d'inutiles cahiers, sa mémoire bourrée de connaissances
mal digérées est impuissante à satisfaire aux exigences
des programmes. Combien plus facilement s'y fixeraient
les strophes berceuses de Lamartine et les brillantes
métaphores de V. Hugo!
Depuis plusieurs mois d'ailleurs il est exclu de l'Hôtel-
Dieu. Le Docteur P. Derocque a établi d'après les Registres
de l'Ecole de Médecine comment, au mois d'Août 1843, les
« sieurs Vedie, Blondel, Guerout et Bouilhet », internes
à l'Hôtel-Dieu, ayant demandé pour eux, sans obtenir
satisfaction, « du vin aux repas et la permission de décou-
cher les jours où ils n'étaient pas de garde », donnèrent
leur démission, et comment devant ce geste l'adminis-
tration aussitôt prononça leur révocation (1). Or, cette
décision fut maintenue pour Louis Bouilhet, non pour les
autres étudiants. L'humiliation n'en fut que plus vivement
ressentie par lui, et s'il ne renonça pas alors à suivre les
cours de l'Ecole (2), il laissa de jour en jour s'affermir en
lui la résolution d'abandonner la carrière médicale.
Déjà, il lui préfère ses fonctions de répétiteur à la
pension Lévy. Il goûte, grâce à ces fonctions, la beauté
des écrivains classiques qu'il étudie à loisir. Il s'enthou-
siasme pour les Romains de la Décadence qu'il fera revivre
plus tard dans « Melaenis », pour le « doux Anacréon »,
dont il a traduit en vors quelques poésies. Il lui plaît,
d'ailleurs, un goût naturel de l'enseignement lui venant
(1) Revue Médicale de Sormandù; (KJ Avril 1903, p. Itî2).
(2) Il mentionne dans l'autobiographie sa « quatrième année »
d'études, avec les principaux événements qui la remplirent : cette
« quatrième année », commença en Octobre 1843, et aucune note ne
permet d'établir qu'il ne la termina point.
- 94 -
de sa mère, de développer le sens littéraire de ses élèves,
de leur apprendre l'art de penser et d'écrire avec clarté. Ce
rôle d'éveilleur d'intelligences peut remplacer la« mission »
sociale du poète dont il rêva naguère.
Entre temps, il tente un examen — le baccalauréat
ès-sciences sans doute (1) — espérant trouver par là un
appoint puissant pour ses succès de répétiteur. Il ne
réussit pas. Cet échec augmente le malentendu entre la
famille et le fils. Il écrit à sa mère au mois de Mars 1844 :
« Je viendrai vous voir à Pâques, si vous le voulez, mais
cela me coûtera beaucoup, tant que, je l'espère, tu ne m'}'
forceras pas. Je me rappelle un mot que je n'oublierai
jamais (cela est entre nous), un mot de ma Tante Zélie,
fort juste et qui m'a fait du mal • « Ce garçon-là ne nous
a jamais donné que du tourment etjamais de consolation. »
Tu m'as dit cela à Rouen, au commencement de cette
année. J'avais voulu le démentir en me faisant recevoir
bachelier : alors je serais venu vous voir avec mon
diplôme pour excuse. Aujourd'hui, c'est autre chose. Je
sais bien que l'on me ferait bon accueil, je n'en doute
pas, j'aime trop ma Tante Zélie pour douter d'elle, mais
sous votre sourire mon imagination verrait des reproches
et à coup siir des larmes. A quoi bon faire l'épreuve ? Je
vous reverrai quand je pourrai décemment vous revoir.
Si tu l'exiges, je viendrai : je ne puis te dire mieux.
« Tu me conseilles de rire avec mes amis de mon échec.
Eh ! mon Dieu, je h; ferais volontiers, s'il n'y avait que
moi en cause, mais je me souviendrais sans cesse qu'à
chaque éclat de rire, il y aurait une larme de toi ; le fils ne
(1) L'imprécision des documents relatifs aux études m-^dicales de
Bouilhet ne permet pas de dire quels examens il a subis : il ne peut
s'agir ici du baccalauréat ès-lettres passé en 1^4U.
— 95 —
doit pas jouer avec les angoisses de sa mère. Je ne veux
pas rire, je ne veux pas non plus pleurer : je veux suivre
ma destinée comme elle viendra » (1).
Plus peut-être que ces insuccès dans les études, la pau-
vreté dont il souffre depuis plusieurs années impose à son
orgueil des humiliations profondes. Autour de lui ses
camarades reçoivent de leurs familles de larges subven-
tions, ce qui les fait « hardis, spirituels et insolents » ;
ses élèves eux-mêmes paraissent déj9 infatués de leur
richesse future ; leurs parents surtout, les « marchands »
aux « blasons de pacotille », étalent complaisamment
leur « nullité dorée ». Il se sent méprisé par ces « riches »,
alors qu'il les sait esclaves du bien-être et incapables de
s'élever au Beau ; il s'estime supérieur à eux par les
qualités de l'esprit et du cœur, et répond à leur dédain par
une misanthropie hautaine : « Etre pauvre, écrit-il, c'est
être méprisable. . . ; être pauvre, c'est être quelqu'un dont
on peut rire et se moquer, car, ici-bas, le mérite pèse en
raison du coffre-fort ; être pauvre, c'est être sot et stupide,
car la pauvreté rend timide et circonspect ; être pauvre,
c'est ne pas avoir le droit d'être bon et vertueux, car les
pensées s'aigrissent dans l'infortune, car le mépris des
hommes, quand il' vient heurter une âme profonde et pas-
sionnée, en fait jaillir la haine et la misanthropie !
«Oh! le mépris, voilà ce qui tue, voilà ce qui fait bondir
le cœur dans la poitrine du pauvre ! Le mépris, quand il se
sent, lui, aussi fort, aussi bon, plus grand que ceux qui le
méprisent ! Le mépris, quand sa pensée les domine tous
et les écraserait, si elle avait le droit d'éclater ! Le mépris,
quand il lui vient d'un lâche, quand c'est un fat qui
l'insulte, un imbécile qui le raille f
(1) inédit.
- 96 -
« Riches, gorgez-vous en paix de vos richesses, mais
n'insultez pas au pauvre ! II serait riche aussi, lui, si le
hasard l'avait voulu, ou si son père avait été moins hon-
nête homme. Riches, jouissez, étalez votre luxe, faites
parade de votre nullité dorée. S'il a du cœur, ce n'est point
votre or que le pauvre envie ; ce n'est point votre opulence
qui offusque sa vue. Il sait trop bien, lui qui pense, que
là n'est point le bonheur, que l'ennui est de toutes vos
fêtes, que le dégoût s'asseoit à votre table somptueuse,
que votre vin a sa lie, votre joie ses regrets... Riez,
chantez, mais que vos rires, mais que vos chants n'in-
sultent point à sa noble médiocrité ! » (1),
Toute déclamation mise à part, cette page révèle un
orgueil profondément blessé. Malheureusement la force
morale du poète n'est pas à la hauteur de son orgueil :
pour s'étourdir il fait appel aux vulgaires donneuses
De terriljles plaisirs et d'affreuses douceurs (2).
II
Le nom de ces amantes de passage n'est pas sorti de
l'ombre oîi il a caché leur souvenir : il a fait dans ses
notes intimes une exception pour « Rosette » dont une
pièce des « Dernières Chansons », peu révélatrice d'ail-
leurs et non datée, laisse entrevoir la silhouette (3j.
Au mode dont il en détaille complaisamment le portrait,
nous jugeons que l'àme du poète a été le théâtre d'un
changement profond. Il avait aimé surtout chez Glaire
(1) Inédit, h Impressions philosophiques. »
12) Beaudelaire : « Les Fleurs du Mal » : Les deux Bonnes Sœurs
(Edition Lemerre, p. 29â).
(3) « A Rosette », Œuvres, p. 314.
- 97 —
une âme délicate et limpide : le voilà maintenant, en
vrai païen, épris de la beauté extérieure. Il n'omet dans
le portrait physique de Rosette aucun détail, depuis
la « taille magniiique » jusqu'aux « cheveux noirs taillés
à la Ninon ». « Elle a le front haut, ajoute-t-il, large et
parfaitement fait. Ses yeux sont remarquables par
l'étrangeté du regard, tantôt triste et plein de larmes,
long et voilé, un regard au fond duquel on croit voir une
âme, tantôt jeune et brillant comme celui d'un enfant, ou
bien quelquefois dur, froid, implacable, terne. . . De face
on pourrait reprocher un peu trop de largeur à la figure,
de profil elle est admirablement belle » (1).
Mais quand il cherche en cette étrange physionomie le
reflet d'une autre beauté, immatérielle celle-là, la beauté
de l'âme, il ne peut l'y découvrir. « A.vec son caractère
léger, ses habitudes et le milieu oiî elle a vécu, écrit-il,
elle n'a cherché de moi que l'homme extérieur. Si elle
m'aime réellement, ce dont je doute, je ne le dois qu'à
quelques avantages physiques. Mais l'âme, mais le fond,
peu lui importe, elle ne me connaît pas. . . Cette femme
est-elle capable d'aimer? Je ne le crois pas... Elle pra-
tique la débauche avec une sérénité d'âme admirable.
Elle est pleine de naïveté dans sa rouerie : c'est un bon
cœur, un excellent cœur même, mais il lui faut la toilette,
les courses à cheval, le bruit, la fête, l'éclat. Elle vend
son corps... En somme c'est une fille d'estaminet. Ce
qu'il y a de plus singulier, c'est que je la connais et que
je l'aime comme un fou que je suis » (2).
Il n'en est que plus malheureux. Le souvenir de la
pureté idéale de la première idylle s'offre en contraste
(1) Inédit. Notes autobiographiques.
(2) Ibid.
avec la vision des plaisirs dégradants, l'image de Claire
s'interpose comme un remords entre le poète et sa nou-
velle conquête :
Carte, aimer est bien doux, lorsque la jeune fille
Montre son âme au fond de son regard qui brille.
Quand dans son cœur d'enfant tout est chaste et pieux!
Et que de son sourire et que de sa parole,
Gomme un parfum de rose inclinant sa corolle,
L'amour s'exhale harmonieux !
Mais toi, toi qui n'entends ni larmes, ni prières,
Femme à la douce voix, oh ! femme au cœur de pierre.
Bouche muette, hélas ! aux paroles d'amour !
Temple, où pour un peu d'or le Dieu vend son mystère,
Rose, dont le calice est tout souillé de terre,
Marbre fioid au divin contour ! . . . (1)
II ne saurait se faire d'illusions sur la fidélité et la cons-
tance d'une telle femme. Dans les vers intitulés « Rosette »,
il lui demande que leur amour, né en « Mai », le mois des
douces choses, dure longtemps. . . au moins jusqu'à l'au-
tomne. Puis, avec une ironie plus irritée, il s'écrie :
Si j'étais Corse ou Maltais,
Si j'étais
Ma belle, Espagnol ou Maure,
Que tu fusses, comme ici,
Le souci
Qui tout le jour me dévore,
Ma Rosette aux bruns cheveux,
Aux yeux bleus,
Mon ange à la voix si tendre,
De tes cheveux noirs et frais
Je ferais
Un bon lacet pour te pendre.
(1) Inédit. « Certe, aimer est bien doux. . . » (10 Juillet 1844).
- 99 -
Mais suis du pays français
Et je sais
Qu'amour en chantant s'envole. . . (1).
Ce ton badin ne peut nous tromper : Louis cherche à
s'étourdir. La dégradation morale de cette femme aimée
lui est très douloureuse, et pendant quelque temps il se
laisse séduire par le projet, généreux et naïf, de l'arracher
à la débauche. C'est bien là le rêve d'un romantique per-
suadé que chez Rosette, comme chez Marion Delorme, un
peu d'amour vrai rachètera la honte de la vie passée.
« Quel malheur, écrit-il, que pareille perle soit tombée
dans la fange ! N'accusons point sans savoir : c'est la
misère peut-être, ou bien l'éducation. Oh! le beau rêve
du poète de relever cette femme tombée ! Mais c'est impos-
sible, je le crois. Si j'abordais ce sujet, elle me rirait au
nez, comme à un enfant ou à un niais, et elle aurait
raison, car les conseils ne nourrissent pas » (2).
Par amour-propre il avait voulu être distingué et aimé
d'elle au milieu des jeunes gens qu'elle'traînait à sa suite.
Il a réussi et il est mécontent : « Elle ne m'aime pas,
écrit-il, de la manière que j'ai rêvé : elle a déjà trop vécu
pour cela... Si j'étais riche, bien riche, je dirais à cet
enfant : « Viens avec moi, quitte pour toujours cette
société qui te connaît et te montre au doigl. Partons, nous
deux, pour Paris, pour l'Italie, pour un lieu oii l'on puisse
vivre solitairement. » Et je l'emporterais dans mes bras.
A force de tendresse et de soins, je lui donnerais de
l'amour peut-être, à force de baisers je lui soufflerais une
âme! Je mettrais une idée dans cette tête insouciante, une
(1) Inédit. « Rosette » (7 Août 1844).
(2) Inédit. Notes autobiographiques.
- 100 -
flamme dans ce cœur froid, des larmes dans ces grands
yeux qui rient » (1).
Et le poète, dominé par ces sentiments, ne peut résister
au besoin de les traduire en vers harmonieux :
Si je pouvais un jour, Pygmalion sublime,
Te réchauffer glacée au transport qui m'anime,
Frapper ton cœur éteint des feux d'un nouveau jour.
Et t'arrachant aux bruits d'une vaine folie,
Faire dire à ta voix tremblante et recueillie
L'hymne du Ciel et de l'amour !
Alors je serais fier avec ma belle proie.
Pour faire le chemin doux à tes pieds de soie,
J'étendrais devant toi mon plus riche manteau. . .
Je t'aimerais ! l'amour, c'est la loi souveraine,
Qui sous toute beauté pose un trône de reine,
Le charme, qui changeant toute chose à nos yeux,
Donne au riant démon le front grave de l'ange,
Et ramasse en passant les âmes dans la fange,
Pour les emporter dans les Cieux ! (2).
Il n'eut pas le loisir de réaliser ce rêve. Les vers pré-
cédents sont écrits le 10 Juillet 1844. Le 15 Juillet, évincé
sans doute, il s'éloigne pour toujours, il le croit du moins :
Adieu ! Quand devant toi, plein d'amour et d'ivresse,
J'ai versé, doux parfum, mon âme et ma tendresse,
Je t'ai vue en jouant, fouler aux pieds mon cœur,
Et secouer ta tête au sourire moqueur. . .
Je t'aime !
Sans pitié pour l'amour qui m'emporte.
Par la nuit et le vent, tu m'as fermé ta porte,
Femme, et sous ta fenêtre en pleurant et sans voix
Je te cherchais des yeux pour la dernière fois (3).
(1) Inédit. Notes autobiographiques.
(2) Inédit. « Certe, aimei" est bieu doux. . . » (10 .Juillet 1844).
(3) Inédit. (Sans titre).
- 101 -
Il pense au beau projet qu'il avait formé de l'arracher à
l'ignominie :
C'était un rêve ! Adieu, tu ne me verras plus !
Que t'importent, à toi, mes regrets superflus ?
Pourquoi troubler ta paix du bruit de ma folie ?
Ah ! si dure dans l'àme et pourtant si jolie !
Tant de flamme au regard et tant de cendre au cœur! (1).
N'ayant pas l'or qu'il eût fallu pour la tirer de son
milieu, il abandonne cette proie facile à quelque autre
vainqueur :
... Oh ! qu'il te rende heureuse,
Tandis que dans moi-même étouffant mes combats.
J'irai seul par le monde en te nommant tout bas.
Car, quel que soit le mot dont ta lèvre de flamme,
A l'heure du départ, me blessera dans l'âme,
Quand tu me chasseras je te tendrai les mains !
Femme, j'ai plus d'amour que tu n'as de dédains ! (2)
Une poésie intense éclate en ces vers, sortis du cœur de
l'homme comme un cri de détresse et de rancune, mais
il n'y eut .pas de rupture immédiate entre le poète et
Rosette. Au mois de Juin 1845, il avoue qu'il trouve auprès
d'elle tout son « bonheur » (3). Pour elle aussi, semble-t-il,
il s'expose aux tortures éternelles que le prêtre lui montre
« au fond des gouffres ardents », en expiation de la
« douce volupté » (4). Le romantique impénitent- garda
donc plusieurs mois encore auprès de Rosette cette illusion
d'un amour sincère. Mais, quand, désabusé, il constata le
néant de son rêve, ce fut une explosion de mépris. Il
(1) Inédit. (Sans titre).
(2) Inédit.
(3) Cf. « Sérénade » (Juin 1845). Inédit.
(4) « Oh ! serait-ce vrai, ma belle. . . » (Octobre 1845). Œuvres, p. ol7-
- 102 -
semble bien qu'il pensait à elle en écrivant quelques
années plus tard :
A mon cœur tu fus rebelle,
Mon cœur ne pardonne pas. . .
Je tiens à toi par la haine,
Comme un autre par l'amour (1).
Le temps effaça vite cette « haine », mais le souvenir de
la désillusion resta profondément gravé dans l'âme de
Louis. Un jour même, en 1856, le poète n'aura qu'à rap-
peler ses impressions pour que de son cœur encore facile-
ment ému après dix ans de silence, jaillissent de. beaux
vers : la pièce dédiée « A une femme », nous assure-t-on,
fut écrite sur ces souvenirs. Oubliant le long mensonge et
le simulacre d'affection dont elle l'avait trompé, il lui
accorde maintenant un « pardon large et franc», en recon-
naissance du « rêve sublime et doux » qu'il vécut près
d'elle :
Quoi ! Tu raillais vraiment, quand tu disais : « Je t'aime! »
Quoi ! Tu mentais aussi, pauvre fille ! A quoi bon!
Tu ne me trompais pas, tu te trompais toi-même :
Pouvant avoir l'aniour, tu n'as que le pardon ! . . .
Ce que j'aimais en toi, c'était ma propre ivresse,
Ce que j'aimais en toi, je ne l'ai pas perdu. . .
Tu n'as jamais été, dans tes jours les plus rares, -
Qu'un banal instrument sous mon archet vainqueur.
Et, comme un air qui sonne au bois creux des guitares,
J'ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur ! (2).
Ce poème, si souvent admiré, apparaît encore d'une
vérité plus intense quand on sait quel sentiment l'inspira.
(1) Inédit. « Rencontre » (1848).
(2) Œuvres, p. 34.
— 103 —
Après cette épreuve, Bouilhet devient un autre
homme. Il ne cherchera plus à réaliser la félicité idéale
entrevue auprès de Glaire, il ne se prendra plus au rêve
de relever quelque femme tombée; mais s'il rencontre
une jeune fille aimante, dévouée, d'une grande vivacité
d'esprit, sans culture pédante, il lui donnera une affection
sincère et renoncera à la passion tumultueuse. Quand,
plusieurs années après, le hasard lui fera connaître Léonie
Leparfait, trouvant en elle quelques-unes des qualités
qu'il recherche, il n'hésitera pas à enchaîner pour toute sa
vie la mobilité de son cœur dans une affection bourgeoise.
CHAPITRE VII
Idées religieuses et politiques
(1844-1848)
I. — La Religion naturelle de V. Cousin : le Christ.
IL — Le Patriotisme de Louis Bouilhet : Haine de
l'Egoisme et Anticléricalisme.
IIL — Espoir d'un renouveau social : l' Avant-coureur
de la Démocratie.
I
En philosophie également il finira par renoncer aux
rêves romantiques, mais ce ne sera pas sans y être retombé
plusieurs fois.
Lorsque,parexemple, il atteint sa vingt-quatrième année,
il refait le chemin douloureux parcouru quelques années
plus tôt en scrutant le problème de l'origine et de la des-
tinée de l'homme. « Il y a vingt-quatre ans, écrit-il, qu'à
pareil jour mon premier cri fit tressaillir ma mère,
vingt-quatre ans que mon père me prit dans ses bras,
heureux et fier, et criait : Un fils m'est né !
« Qu'est-ce que la vie pour qu'on l'accueille ainsi avec des
chants et des sourires? Il s'est trouvé à cette époque une
place vide dans la nature et le hasard m'y a jeté ! Pourquoi
moi et non pas un autre ? Pourquoi ce siècle plutôt que le
- 105 —
précédent, plutôt que celui qui le suivra ? Est-ce le caprice
du sort, ou la volonté d'un Dieu? Où étais-je avant ma
venue, où serai-je après mon départ? Car j'ai en moi une
puissance inconnue plus grande que les temps. Le jour où
la raison parla en moi, je reconnus sa voix comme l'écho
d'un monde évanoui, comme le souvenir d'une existence
antérieure : ce fut un réveil et non une naissance, une
chaîne ininterrompue dont les anneaux se rapprochaient
et que la mort semble ne pouvoir briser.
« Qui t'a dit cela, fils de la terre ? Quel pacte as-tu fait
avec les destins? Vois-tu l'instinct plus fort que les
religions et les doctrines ? Ta mère souriait à ta venue,
elle pleurerait à ta mort : tout l'homme ne tient-il pas
entre un berceau et une tombe?
« Qu'es-tu? un chiffre de plus dans un nombre inconnu,
comme un flot dans l'Océan ; ton individualité se perd
dans l'ensemble, ton heure dans les temps, ta vie dans
l'être. Tu pouvais ne pas venir, un autre eût pris ta place
dans un autre coin du monde; rien n'aurait été changé
dans l'harmonie de l'univers : il marchait avant toi,
. comme il marchera quand tu ne seras plus. Pauvre acteur
d'un jour, dis ton rôle sur la scène sans connaître le mot
de la pièce, ou le nom de l'auteur. Concours à l'ensemble
et disparais avant le dénouement.
«Vingt-quatre ans sur ma tête! Qu'ai-je fait ici-bas? Ma
vie s'est déroulée avec ses phases régulières et prévues.
J'ai été une chose qui a accompli sa loi. J'ai passé de
l'enfance à la jeunesse, et de la jeunesse à la virilité,
pareil à la branche de peuplier plantée à ma naissance
qui, d'arbuste d'abord, est devenue arbre ensuite, régu-
lièrement et sans secousses. Gomme le peuplier, ses
branches et ses feuilles, j'ai eu mes joies, mes amours,
— 106 --
mes illusions et mes désespoirs à l'heure fixe, à la saison
marquée » (1).
C'est là du Bossuet démarqué, les éternelles espérances
en moins.
On dirait le poète gagné au matérialisme. L'homme lui
semble un être inconscient, poussé par une force inévitable
à toujours marcher devant lui, jusqu'à la tombe, oîi tout
de lui doit disparaître : la mort n'est-elle pas, se demande-
t-il, le début de l'anéantissement?
Quel brin d'herbe serai-je après ma mort? Voilà
Ce qu'il faudrait savoir, ce qu'il faudrait comprendre. . .
Quelle fange, ô destins, ferez-vous de ma cendre ?
Quelle pierre serai-je aux fossés du chemin? (2).
Son ami Pascal Mulot, avec qui souvent il agite ces
angoissantes questions, paraît hostile à l'idée d'un Dieu
personnel, créateur et rémunérateur. « Que veut-il faire
ce Créateur, que veut-il faire ? Pourquoi ce chemin sans
bouts, cette énigme sans mot? Aurons-nous enfin quelque
jour l'intelligence de sa pensée? J'en reviens toujours là.
mon noble ami; c'est le cerf blessé qui tourne, tourne, et
revient à son gîte » (3). Mais en réalité Bouilhet — ses
« Impressions philosophiques » restées inédites en font
foi — s'ingénie à élever par ses propres forces, à l'exemple
de V. Cousin, le temple de la Religion naturelle, oii il va
brûler son encens.
Il veut connaître Dieu par sa seule intelligence sans le
secours de la Foi : «Si j'arrive à Dieu par la raison,
comme vous par la Foi, qu'avez-vous à dire ? Nous
(1) Inédit.
(2) Inédit. « Et ceci est donc vrai. . . » (Juin 1844).
(3) Lettre inédite (1845).
— 107 —
n'avons pas suivi la même route, qu'importe ? Je suis
arrivé, .l'ai fait à pied, le bâton à la main, péniblement,
longuement, interrogeant chaque pierre de la route,
chaque arbre du chemin, ce voyage que vous avez
accompli sur des ailes, les yeux fermés, suivant la direc-
tion du souffle qui vous poussait vers Dieu. Et c'est fort
heureux, car vous auriez été aussi vite vers l'athéisme,
si le vent qui vous emportait était venu d'un autre point
du ciel ! Nous sommes arrivés, mais la différence, c'est
que je sais par où j'ai passé, et que vous, vous ne
pourriez jamais reconnaître votre route » (1). Et ailleurs :
« Les calomniateurs de la Philosophie auront beau faire
et beau dire, ils ne la rendront point athée malgré leur
bon vouloir, et les esprits sains riront de cette supersti-
tion grossière, de cette insigne mauvaise foi, qui fait deux
synonymes de Philosophie et d'incrédulité. Jamais la
Philosophie n'a enseigné de si monstrueuses doctrines :
elle a montré à l'homme Dieu au fond de toute chose.
Dieu planant sur le monde et les siècles, Dieu plus
grand qu'un temple, plus haut qu'un autel, plus sublime
qu'une théorie ! Singulière Philosophie vraiment que
celle qui, pour y voir plus clair dans sa nuit commence-
rait par souffler sur le grand flambeau » (2). Les « calom-
niateurs de la Philosophie « étaient sans doute, dans
l'esprit de Louis, les porte-parole du parti catholique, qui
luttaient pour conquérir la liberté d'enseignement, et
reprochaient à certains professeurs de l'Université, sinon
une Philosophie « athée », du moins un éclectisme dange-
reux. « La Philosophie, ajoute Bouilhet. mais elle n'est
(1) « Impressions philosophiques ».
(2) Ibid.
- 108 —
pas impie, comme le disent en chaire de pauvres prédica-
teurs qui ne la connaissent pas, mais elle n'est pas athée,
si jamais elle l'a été, ce que je ne crois pas possible » (1).
Gomme la Philosophie, les découvertes scientifiques ne
peuvent être à ses yeux en contradiction avec l'existence
de Dieu : elles en apportent au contraire des preuves
nouvelles. Depuis quelques années une lutte très âpre se
livrait au nom de la science, sur le terrain de lexégèse
biblique. Dès 1838, Quinet avait vanté dans la Revue des
Deux-Mondes, « les travaux accomplis au-delà du Rhin
depuis cinquante ans » (2), et demandé aux apologistes
catholiques s'il était permis de s'en tenir, devant des faits
aussi graves, « à la politique du silence » (3). Beaucoup de
catholiques, dès lors, s'étaient élevés contre cette science
qu'ils regardaient comme dangereuse et propre à causer
la maladie du « doute )i. Qu'il s'agisse d'inter-
prétation des livres saints, ou de découvertes purement
scientifiques, Bouilhet prend une position très
précise : a Mille fois aveugles et insensés, écrit-il, ceux
qui accusent la science, j'en connais, et gourmandent
l'activité humaine au nom de la Religion. Groyent-ils
donc que Dieu a peur de l'esprit de l'homme qu'il s'est plu
à former lui-même à son image et ressemblance ? Si haut
que s'envole l'imagination, si profondément que creuse
l'intelligence, nous trouverons toujours Dieu au bout de
notre pensée. Car Dieu est partout, et assez grand pour
remplir le monde, d(3 quelque côté que nous le sondions.
Le doute n'aura prise sur vous qu'au moment où vous
(1) « Iippressions philosophiques
(2) 1" Décembre 1838. p. 587-588.
(3) d» p. 586.
-. 109 —
vous arrêterez dans votre course, car une fois maîtres de
la nature, parvenus au sommet des connaissances
humaines, au point d'intersection de toutes choses, votre
âme, d'elle-même, s'élancera vers Dieu et vous chercherez
le Ciel le jour où la terre finira sous vos pas. Dieu
commence oiî finit le monde I » (1).
Il paraît d'ailleurs n'accepter qu'avec défiance les
nouvelles théories scientifiques, celles des évolution-
nistes, par exemple : « On s'applaudit, écrit-il, on se
rengorge quand on a enfin constaté qu'on n'est pas
plus qu'un chien ou un dromadaire. Il est un savant,
je ne sais plus lequel, qui considère les omoplates de
l'homme comme des rudiments d'ailes ». Et ailleurs :
«J'ai vu aujourd'hui un monsieur heureux de soutenir
que l'homme n'est qu'une bête perfectionnée. Depuis
que je le connais, je suis entièrement de son avis, à la
perfection près ! » \2).
Quand Bouilhet prétend que l'intelligence humaine peut
connaître par ses propres forces l'existence de Dieu, et
que ni la philosophie, ni la science ne sont un obstacle à
cette connaissance, il n'est pas en contradiction avec
l'Eglise Catholique : la plus saine orthodoxie, en effet,
enseigne que l'intelligence de l'homme peut prouver par
elle-même la nécessité d'un Dieu Créateur et conservateur
de tout être, l'existence et la spiritualité de l'âme, et les
devoirs de la créature à l'égard du Créateur.
Toutefois sa religion voisine avec le panthéisme. Il
semble que le poète, loin de croire à un Dieu personnel, le
confonde tantôt avec la raison, tantôt avec la nature :
(1) o Impressions philosophiques
(2) Ibid.
— 110 —
v( Dieu, c'est la vie, écrit-il. . . Dieu, c'est aussi et surtout
la raison ». Il ne distingue pas entre le Créateur et les
choses créées.
Bien plus, il refuse d'incliner son intelligence devant
la vérité révélée. II rejette la « foi » au sens catholique du
mot, la conviction religieuse fondée non sur l'évidence,
mais sur la parole de Dieu garantie par l'autorité de
l'Eglise ; il repousse le dogme parce que, pense-t-il, il
masque l'horizon de la pensée humaine : « Gomment a-t-il
pu venir à l'idée de l'homme que le sacrifice volontaire
de sa raison, de son intelligence, de sa faculté de juger,
en faveur d'une foi aveugle et souvent absurde, pouvait
être un hommage agréable au Dieu qui lui a départi tous
ces dons ? )^ (1). Que reste-t-il chez l'homme, après
que l'Eglise lui a imposé ses dogmes? «Un ressort qui
marche par routine dans la foi, comme dans le doute,
selon la main qui lui imprime le mouvement, un encensoir
qui fume banalement soir et matin et qui ne monte à Dieu
qu'au bout d'une chaîne, poussé par un bras étranger » (2).
L'intelligence humaine ainsi privée de liberté ne saurait
produire d'actes méritoires : « Point d'ivraie, écrit-il, mais
point de bon grain I Tout au plus quelques pauvres arbres,
rares et étiolés, mourant sur un terrain mort, alignés et
taillés selon le compas de l'orthodoxie. . . Groyez-vous sin-
cèrement que tel est le but et la fin de l'homme sur cette
terre ? Est-ce là selon vous l'encens que Dieu demande?
Honte et déshonneur à celui qui se suicide, à celui qui
détruit le corps; analhème et malédiction, et pitié pro-
fonde à celui qui tue lui-même sa raison, son enthou-
(1) « Impressions philosophiques
{2) Ibid.
— 111 —
siasme, ses passions, ses jugements, toutes ces puis-
sances que Dieu a mises dans notre âme et qu'un prêtre
(de bonne foi, si vous voulez) voudrait en arracher vio-
lemment ! » (1).
Si cette religion de Louis n'a pas besoin de docteurs
et de théologiens, elle ne demande non plus ni ministres
ni temples : son culte se célèbre dans les forêts et
sur les monts. Le poète et ses amis, Pascal Mulot et
Caudron, regardent passer près d'eux, sans le suivre à
l'Eglise, « le prêtre avec son livre, qu'il épèle en mar-
chant » (2) ; comme Emile instruit par le vicaire Savo-
yard, ils vont « chercher » Dieu dans les spectacles de la
nature :
Nous irons chercher Dieu, là-bas, sur la colline,
Par les sentiers tout blancs des fleurs de l'aubépine,
Par les prés, par les bois,
Dans tout ce qui sourit, dans tout ce qui murmure.
Et nous lui donnerons pour temple la Nature
Aux frémissantes voix (3).
Toutefois dans sa théologie le poète réserve une place à
l'amour de Dieu. Sans doute ce ne sont pas les cris d'une
âme en détresse vers le Père « si bon, disait saint Louis,
que meilleur ne peut être », ni l'hymne de reconnaissance
que Lamartine chante à chaque page de son œuvre.
L'amour de Dieu, d'après Bouilhet, doit se traduire par
des actes de charité à l'égard du prochain :
Aimer Dieu, ce n'est point au fond de quelque église.
Frapper son front pieux contre la dalle grise,
Ni dans lombre du cloître, en se signant vingt fois,
Rouler d'un chapelet les grains entre ses doigts. . .
(1) « Impressions philosophiques ».
(2) Inédit. « A mes amis P. Mulot et Gahriel C... » (Rouen, mai 1845).
(3) Ibid. » »
9
- 112 -
Aimei' Dieu, c'est donner au mendiant qui prie,
Sans demander son nom, sa foi, ni sa patrie,
C'est avoir dans son cœur la douce charité.
Sans vendre à Dieu le temps pour son éternité ! . . .
C'est moins d'élans au ciel, madame, et parmi nous
Plus de pleurs essuyés, plus d'enfants à genoux
Bénissant votre nom, vous. appelant leur mère !
C'est joindre moins souvent vos mains pour la prière,
Et les ouvrir toujours, quand au bout du chemin
Le bon vieillard sanglote en demandant du pain ! (1)
Il a oublié l'acte de charité, tel que sa mère le lui avait
appris : « Mon Dieu, je vous aime et j'aime mon prochain
pour l'amour de vous.» Il a raison en ce qu'il recommande,
et tort en ce qu'il condamne. Le Christ, lui, a dit :
Oporluil hœc facere et illa non 07nitlere.
En tous cas, Bouilhet s'écarte de la religiosité toute litté-
laire des premiers romantiques . Chateaubriand et à sa sui te
Lamartine et V. Hugo avaient aimé surtout le pittoresque
chrétien, les souvenirs bibliques, les martyrs tombés dans
le cirque, les cathédrales du Moyen-Age. Bouilhet, au
contraire, estime que la Religion intégralement pratiquée
doit susciter une riche floraison des sentiments huma-
nitaires si exaltés aux environs de 1848 par les écrivains
et les orateurs. La pensée du Christ apportant au monde
« l'amour avec la liberté» ne réconcilie-t-elle alors sur le
terrain de l'Evangile apologistes et romanciers, prédi-
cateurs et poètes, n'ouvre-t-elle tous les cœurs à l'espé-
rance en permettant de rêver un renouveau social?
Bouilhet regarde le Christ comme le meilleur
des enfants des hommes ; la bonté du Sauveur
pour Thomnie qui vivait sur la terre « dans
(Ij Inédit. « L'amour de Dieu », à Mme A. de L. (1844).
— 113 —
le doute et la peine », « voyageur égaré par les
chemins perdus », va droit à son cœur : il relit dans
l'Evangile les paroles divines
Qu'il jetait comme un baume à tous les cœurs souffrants (1).
Bien qu'il ne semble pas l'honorer comme un Dieu, il
l'aime cependant et sa tête hautaine s'incline devant lui
en un geste d'oraison et de reconnaissance :
Oui, nous t'aimons, ô Christ 1 Ta morale divine
Coula semblable au miel de la Sainte Colline,
Et comme la rosée, au monde languissant
Tu redonnas la vie et l'âme avec ton sang.
Oui, nous t'aimons, ô Chi'ist. Pour instruire la terre
Tu naquis à l'étable et mourus au Calvaire.
Des pans de ton manteau, qui s'ouvre ensanglanté,
Tu fis tomber l'amour avec la liberté.
Gloire à toi ! Gloire à toi ! Ta parole féconde
Brisait en expirant les portes dii vieux monde,
Afin que délivré de tout lien mortel,
L'tiomme pût élever ses mains libres au Ciel (2).
Sans attacher une importance excessive à cet hymne
au Christ, nous trouvons dans les œuvres de
Bouilhet écrites vers cette époque des éléments suffisants
pour affirmer qu'alors il était déiste. Contrairement à la
thèse de M. Frère (3), les études médicales ne paraissent
pas l'avoir prédisposé à la Philosophie matérialiste, qui
repousse toute action divine dans la création et le gouver-
nement du monde. Mais ce déisme ne pénètre pas en
son àme, jusqu'au point de la convertir moralement,
et de la déterminer au bien : il est à fleur d'intelligence et
(1) « A a. . ., » (1848) Œuvres, p. 'J2.
(2) Inédit. «. Les .Jésuites >> (.Janvier 18'i'i).
(8) O}). cit., p. 198 et suivantes.
— 114 -
à la merci d'une saute de vent. Quelques années plus tard,
l'influence de Flaubert suffira pour rompre le fil léger qui
attache Louis au spiritualisme et lui faire adopter un
scepticisme, dont le principe essentiel sera de ne jamais
conclure en présence d'un problème philosophique.
Alors il croira Dieu retiré en un Ciel si éloigné qu'il
craindra de l'y chercher : le nom du Créateur ne sera pas
écrit dans « les Fossiles ».
II
D'abord « militariste » et Napoléonien en 1840 et 1841,
Bouilhet, tout en restant patriote, devient ennemi de
l'égoïsme bourgeois et anticlérical. Il croit au progrès de
la Société : il est un avant-coureur de la démocratie.
Collégien, il appelait de ses vœux la guerre nécessaire à
la grandeur nationale. En 1840, la situation politique était
très grave. Les puissances européennes, par le traité de
Londres (1), prétendaient régler, en dehors de la France,
le conflit survenu entre la Turquie et l'Egypte. Tous les
Français s'en indignaient. « Le Traité, disait le Journal
des Débals, esi une insolence que la France ne supportera
pas : son honneur le lui défend ». Louis-Philippe et son
ministre Thiers, d'accord avec le sentiment national,
prirent à l'égard des puissances une attitude belliqueuse :
les effectifs des armées furent augmentés, on construisit
autour de Paris une enceinte continue et des forts
détachés. Le pays suivait avec passion ces préparatifs :
on songeait à la revanche de 1815 (2) et les vers du
(1) 15 Juillet 1840.
(2) Voir le développement de ces idées par A. Malet, « Histoire
générale», sous la direction de Lavisse et A. Rambaud, tome X,
chapitre X, p. 395 et suivantes.
— 115 -
« Rhin Allemand», que Musset venait d'écrire en réponse
à la chanson de Becker, étaient sur toutes les lèvres.
Excité par l'enthousiasme général, Bouilhet jette son
cri de guerre en des strophes altières à l'adresse des
Nations :
Ah ! vous voulez qu'on recommence !
Nous combattrons, mais sans clémence,
Mais sans pitié, mais sans pardon ! . . .
Vous voulez savoir si nos veines
De sang français sont encore pleines ?
Si dans nos cœurs désespérés
La Liberté serait tarie ?
Si notre àme est assez flétrie
Pour voir souffleter la Patrie ! . . .
Vous le voulez ! Eh bien ! aux armes !
Marchons ! à votre cri d'alarmes
L'aigle vient de se réveiller. . .
Car la Hberté forte et belle
Nous abreuva de sa mamelle,
Sur son cœur nous prit en naissant !
Et comme les Gaulois nos pères,
Bercés aux fanfares des guerres,
Nous avons au sein de nos mères,
Avec le lait, puisé du sang ! (1).
Patriote, il est aussi Napoléonien : n'est-ce pas alors
synonyme? Si Louis n'a pas vu, comme ses devanciers
dont parle Musset, son père lui apparaître ensanglanté
entre deux campagnes, s'il n'a pas été tenu sur la poitrine
chamarrée d'or des soldats de l'Empire, il a été élevé
(1) Inédit. « La France et l'Europe » (7 Juillet 1841). La pièce porte
en exergue ces vers du « Rhin Allemand » :
Mais craignez que vos airs bachiques
Ne réveillent les morts de leur repos sanglant.
La pièce de Musset est datée du 1" Juin 18U. L'imitation du modèle
est évidente.
- 116 -
dans le culte de ce passé vieux à peine de quelques
années. Dans la maison de Gany, devant la flamme
joyeuse des foyers d'hiver, à propos de bibelots ou
d'anniversaires, l'ancien intendant des Hôpitaux a dû
charmer souvent l'imagination de son fils par le récit
d'expéditions glorieuses. L'adolescent s'en souvient et
proclame son admiration pour les soldats de l'Empereur,
comme s'il les avait vus revenir vainqueurs :
Oh ! Quand après quelque bataille,
Nos pères rentraient triomphants,
Leur front sacré par la mitraille
Se penchait sur nos fronts d'enfants
Puis dans ces mains victorieuses,
Dont l'Europe savait le poids,
Ils pressaient nos tètes joyeuses
Avec des larmes dans la voix.
« Oh ! disaient-ils, fils de la France,
Vous qui serez hommes un jour,
Vous serez grands à votre tour,
Vous finirez ce qui commence » (1).
Bouilhet ne fait que suivre la mode. Thiers raconte
l'histoire du Consulat et de l'Empire; Béranger etBalzac(2)
rendent Napoléon populaire, l'un dans le peuple, l'autre,
dans la bourgeoisie. La grande poésie elle-même s'inspire
de l'héroïque Légende : V. Hugo a déjà écrit plusieurs
fragments de son épopée napoléonienne (3).
A Rouen, ce culte trouve peut-être plus de fidèles
(1) Inédit. « Aux Français » (27 Octobre 1840).
(2) Le Médecin de darapagne: « Napoléon raconté dans une grange. »
(3) Les Orientales : « Toujours lui, lui partout. . . » — Les Feuilles
d'Automne : « Ce siècle avait deux ans... » — « A la Colonne »,
« Mil liuit cent onze... » — Les Voix intérieures : « A l'Arc-de-
Triomphe ».
— 117 —
qu'ailleurs. Le 10 Novembre 1840, le bateau à vapeur
« La Normandie « remonte la Seine portant les cen-
dres de l'Empereur vers Paris. Rien ne manque au décor.
Le pont suspendu est transformé en un arc de triomphe,
près du fleuve des obélisques sont revêtues d'étoffes vio-
lettes parsemées d'abeilles d'or, des socles supportent des
faisceaux de drapeaux tricolores, les sonneries des cloches
s'harmonisent avec les salves d'artillerie La vieille cité,
d'ordinaire si calme, s'enthousiasme : un écrivain
rouennaiSjtrès attentif aux événements de la petite patrie,
a raconté de quelle recrudescence de gloire y jouissait
alors Napoléon : « Artistes, poètes, orateurs, bourgeois,
ouvriers, écrit-il, au village, à la ville, dans les salons,
dans les cafés, au théâtre, partout à pleines mains, à plein
cœur, puisaient à ce trésor » (1).
Bouilhet en est une preuve. Il célèbre en vers
l'entrée triomphale des cendres de l'Empereur aux
Invalides : il exalte la grandeur calme du géant vaincu et
« chargé de fers »,
Aux flancs d'une roche jetée
Comme un pilori sur les mers (2).
Il le propose surtout comme modèle. Au moment où
l'Europe semble mettre la France au ban des nations,
convaincu que le souvenir des victoires impériales
redonnera au peuple l'assurance de nouveaux succès, il
sonne fièrement l'hallali de la revanche :
Sur nos débris d'honneur la gloire peut éciore,
France au.K armes ! Wagram, Austerlitz, Marengo 1
C'est notre Trinité, c'est notre cri de guerre !
Le chant victorieux qui fait trembler la terre
Est le chant de notre berceau.
(\) Eugène Noël. « Rouen, Rouennais et Rouenneries », p. IIG.
(•2) Inédit. « Aux Français » (27 Octobre 1840).
- 118 -
Marchons ! Entendez-vous l'appel des morts qui passe?
De vingt champs de bataille ils franchissent l'espace
Et quittent pour nous voir leur lit ensanglanté,
Eux qui nous ont laissé le sublime héritage :
La gloire avec la liberté ! (i).
Dans cette apothéose à grand orchestre, trop de vers
sonores sont écrits pour s'harmoniser avec le cliquetis des
armes et les musiques militaires. Ils n'en sont pas
moins inspirés par un ardent amour de la grandeur
nationale.
Cet enthousiasme chez Bouilhet ne dura que deux ans :
un sincère patriotisme du moins lui survécut. « Je n'aimerai
jamais, écrit-il, celui qui n'aime pas son pays » (2). « Le
pays où l'on est né, ajoute-t-il, est comme un aimant
mystérieux qui pendant toute notre vie attire vers lui
notre âme et nos affections : la patrie est un pôle où se
dirigent tous nos vœux » (3).
Aussi s'irrite-t-il, dès 1842, de ne trouver plus chez les
gouvernants et dans la bourgeoisie le courage militaire et
le désintéressement qui firent si « belle » la « France de
l'Empereur ».
Sans doute, partout semble passer le même vent de
ruine sur la royauté et la religion, partout « le flot du
progrès » mine « les vieux pouvoirs » (4), mais la France
plus que toute autre est emportée en une décadence
rapide et Bouilhet la compare aux mornes monuments qui
(1) laédit. « Aux Français » (27 Octobre 1840).
(2) « Impressions philosophiques >:.
(3) « Impressions philosophiques ».
(4) Inédit. « Prélude » (Février 1843).
— 119 -
dans Paris témoignent des gloires passées et donnent à la
ville l'aspect d'une vaste nécropole :
Paris, froid muséum, funèbres catacombes,
Où pour trouver un homme, il faut fouiller des tombes...
Vaine ombre de toi-même ô peuple d'antiquaires,
Tu n'as pour tout trésor qu'un souvenir de pierres... (i).
Les âmes dominées par l'égoïsme sont incapables de
tout eJ9fort vers un idéal politique ou social : « Dans le mal
comme dans le bien, écrit Bouilhet, rien de grand, rien de
large : la morale est bigote, le crime bourgeois! La lymphe
nous gonfle et le siècle prend du ventre ; nous allons
mourir d'égoïsme par indigestion » (2). L'intérêt est
devenu « la raison de toutes les vertus », et le mobile de
toutes les actions. Louis se plaît à. le démasquer :
« Il y a tels hommes que je connais, écrit-il, qui sur
la terre n'ont jamais en vue que leur intérêt personnel,
sans s'inquiéter trop des moyens 1 Méfiez-vous d'eux
quand ils vous sourient, car, de deux choses l'une :
ou ils vous trompent, ou ils vous exploitent. Leur atta-
chement pour vous est en raison directe de votre utilité
pour eux : du moment où l'instrument ne leur sert
plus, ils le brisent s'ils le peuvent. Il y a des égoïstes qui
ne se cachent pas et qui ont, pour ainsi dire, le courage de
leur turpitude : ceux-là sont moins à craindre, ils ne sont
que cyniques. D'autres masquent leur âme sous une phi-
lanthropie et une sensibilité hypocrites : il faut de l'expé-
rience pour les deviner » (3). Il soupçonne d'égoïsme ses
propres amis : leurs protestations d'attachement sont
vaines : « On ne voit plus çà et là,ajoute-t-il, que quelques
(1) Inédit. « A la France » (Mai 1842).
{•2} « Impressions pliilosophiqucs ».
(;î) « Impressions philosophiques ».
— 130 -
Ames d'élite, qui soient capables d'une amitié franche et de
sentiments désintéressés » (I).Ii se croit atteint lui-même
par le mal général et estime certaines de ses actions déter-
minées par un « égoïsme raffiné ». Ne cherche-t-il pas, par
sa générosité, à « faire goûter aux autres ses propres
plaisirs, par une sorte d'insuffisance et comme pour mul-
tiplier ses organes? » « On emprunte un moment, écrit-il,
les sens des autres, et l'on se répercute complaisamment
à droite et à gauche, comme un fat dans un salon de
miroirs » (2).
Il dénonce surtout chez ses compatriotes l'amour de la
richesse et la puissance de l'or, qui permet d'arriver à tout
et remplace la vertu, le courage et l'intelligence. Guizot,
a-t-on dit, érigeait alors la corruption en système de gou-
vernement (8); partout des scandales financiers éclataient
dans lesquels des Pairs de France étaient compromis. En
une page curieuse, où sous des formules trop sonores trans-
paraissent une émotion vraie et une sensibilité aigrie,
Bouilhet clame sa soif de l'or pour se hausser au même
niveau que ses concitoyens de la bourgeoisie : « De l'or,
de l'or, puisque c'est désormais la vertu, l'honneur et la
considération, puisque sans lui le sang se fige au cœur, la
voix râle à la gorge et la pensée avorte au cerveau. Oh !
de l'or, j'en veux avoir, moi, comme je veux, ici-bas, ma
part d'air vital et ma place au soleil ! De l'or, de l'or, pour
nager dans la vie, largement et sans peur, pour lever la
tète aussi haut que l'imbécile, pour faire entendre le son.
de ma voix aussi bien que l'inepte et l'ignorant ! De l'or,
(1) « Impressions philosophiques ».
(2) « Impressions philosophiques ».
(3) A. Malet. « Histoire générale » sous la direction d'E. Lavisse,
T. X., p. :W0.
- 121 -
vous liis-je, pour éclabousser toute cette foule arrogante
et stupide avec les roues de ma voiture, ou les quatre fers
de mon cheval anglais. De l'or, pour avoir le droit de re-
fuser ma main à l'étreinte cordiale d'un Pair de France
qui fait l'agiotage, ou d'un député marchand de coton ! De
l'or, pour dire son fait à cette femme hautaine et bête,
bâtie de soie et de diamants, qu'à voir ses atours on pren-
drait dans la rue pour une boutique qui marche ! Comtesse
dé carrefour I Marquise de comptoir, dont les parchemins
ont enveloppé du poivre et de la chandelle ! Mon Dieu,
mon Dieu, faut-il tout dire ? Eh ! bien, puisque tout est à
vendre, de l'or pour acheter la plume de l'écrivain, la jus-
tice du juge, la conscience du ministre, l'amour des
femmes et l'absolution du prêtre I Infâme bazar que le
monde tel que nous l'avons fait à force de matérialisme et
d'abrutissement; marché honteux oii la vertu, la gloire,
le génie sont des monnaies usées qui n'ont plus cours sur
la place ; siècle effrayant où une bourse pleine peut rem-
placer le cœur, la conscience et la capacité ; où la fortune
est éligible; où les rentes siègent au Sénat corrompu d'où
nous avons chassé César et Pompée pour n'y placer que
des Crassus ! » (1).
De cet avilissement des âmes, il accuse les gouvernants,
car « les peuples sont ce qu'on les fait » ; les ministres
surtout, plus encore que le Roi, en sont responsables. Il
paraît n'avoir que du respect pour Louis-Philippe,
« vieillard que l'infortune avait instruit du sort )>, et pour
le duc d'Orléans, dont il vante l'éducation au collège
Henri IV et le courage-dans la campagne d'Algérie. Mais
(1) Impressions philosophiques. — Voir aussi la satire des « mar-
chands dorés » : « Le Lion », Œ^uvres, p. 72, et les vers adressés à
Barthélémy, le « Poôte vendu ». .le publie ces vers en Appendice.
— 122 —
il rend responsable Guizot, qui refuse de modifier les lois
électorales, d'accorder au « peuple souverain » (1) plus de
liberté et veut au prix de notre déshonneur éviter la
guerre. En 1842, à la mort du duc d'Orléans, il dénonce en
termes violents la lâcheté du ministre :
Oli ! ne sommeillons pas, serrons nos rangs, mes frères,
Dans l'ombre, voyez-vous les lignes étrangères
Rallumer leur étoile aux flambeaux de la mort ?
Et lui, sur ce tombeau, le renégat sinistre,
Etayer en riant son fauteuil de ministre
De ce cadavre chaud et palpitant encor ?
Arrière le linceul dont se couvre cet homme,
Et qu'on le montre au doigt et que chacun le nomme.
Il est là, qui se cache au fond de notre deuil,
Et, comme un condamné qui sent venii- sa peine.
Se dérobe aux regards et retient son haleine
Accroupi derrière un cercueil (2).
Lâcheté des ministres, égoïsrae de la bourgeoisie, inertie
de tous, puissance de l'or, sont aux yeux du poète les
signes évidents de la décadence d'une nation. « Une
société n'est forte et ne donne des signes de vie que quand
la morale publique n'est point foulée aux pieds par un vil
intérêt personnel; on dirait qu'au jour fixé pour la chute
d'un peuple Dieu lui envoie la débauche et l'égoisme, ces
deux vers qui rongent une société et que le ciel lait éclore
sur le cercueil des empires « (3).
Malgré ce mépris pour l'égoisme bourgeois, il est un
point sur lequel Bouilhet s'accorde bien avec la bour-
(1) Inédit. « Les Jésuites » (Janvier 1844).
(2) Inédit. « Au Duc d'Orléans » (Rouen, Juillet 1842).
(3) « Impressions philosophiques ».
— 123 -
geoisie du temps de Louis-Philippe : la haine du « parti-
prêtre », nous dirions : « l'anticléricalisme ».
Déjà, en 1842, il dénonce les abus qu'il croit découvrir
dans l'Eglise. Il se place pour les attaquer sous le patro-
nage de Voltaire, bien qu'il n'aime pas ce « génie au rire
sombre », qui ruina tant d'idées nobles :
Non, je ne t'aime point. Mais lorsque ma pensée
Se tourne tout à coup vers l'histoire passée,
Quand je retrouve au fond du prêtre que je vois
La même ambition stupide qu'autrefois,
La même main toujours sur les honneurs crispée
Et la croix qu'on agite à défaut de l'épée. . .
— A moi, Voltaire, à moi ! Viens, démon ou poète,
Viens, j'ai trouvé le mot de ton âme inquiète (1).
Les Jésuites — c'est eux surtout que Bouilhet désigne
par « le prêtre » — étaient alors plus impopulaires que
jamais, parce qu'on les considérait comme les ennemis
irréductibles de la Révolution. Bouilhet partage les
préjugés du temps : comme Quinet, il a la « phobie » du
«Jésuite». Il n'hésite pas à mettre en exergue de la
satire violente et banale qu'il leur décoche cette phrase
de Rousseau : « Les dépouilles de Garthage sont la proie
d'un joueur de flûte. »
■ Oh ! ce qui m'épouvante et, comme un lâche affront,
Me met la haine au cœur et la rougeur au front,
Ce n'est pas de les voir, pauvre secte en démence.
D'un passé qui n'est plus évoquer l'espérance. . .
. . . C'est qu'à ce point nous soyons descendus,
Qu'après vingt ans de gloire et de combats rendus.
Quand le sang a coulé sur nos places publiques.
Quand dédaignant des rois les dépouilles antiques.
(1) Inédit. « A Voltaire » (Rouen, Février 1842).
— 124 —
Uentré ilans sa grandeur et dans sa majesté,
Le peuple a pour butin choisi la liberté,
Un histrion sans âme, un baladin d'Eglise,
Comptant sur notre honte et sur notre sottise,
L'œil et l'oreille au guet, sans pudeur, sans effroi.
Se soit dit un matin : ^ Ce peuple est bon pour moi » (1).
On dirait (à lire la satire du poète), qu'ils ont envahi la
France avec une armée redoutable, décidés à mettre tout
à feu et à sang, au nom de l'Evangile. Il écrit :
O Christ, leur as-tu dit : « Prêchez avec l'épée !
Dans le sang et les pleurs que ma Croix soit trempée!
Que la bonne nouvelle entendue au Thabor
Soit le signal du meurtre et le glas de la mort ? »
Leur as-tu dit, Seigneur : « A la terre indocile
Le poignard sous la gorge imposez l'Evangile,
Et ne montrez le Ciel à toute nation
Qu'aux lueurs des bûchers de l'Inquisition ? » (2).
D'après le poète, ils ont anéanti chez l'homme la
liberté de l'esprit et du cœur; ils ont « forgé des entraves»
pour «éteindre en nous» «tout battement humain».
Volontiers il leur reprocherait d'avoir imaginé le dogme
et la morale chrétienne :
Au nom de l'Evangile, ils ont dit à notre âme :
« Immole ta pensée et souffle sur ta flamme ! '>
Ils ont enseveli pour ta gloire. Seigneur,
Dans son tombeau vivant le cadavre du cœur,
Et l'homme sans amour, sans force, sans courage.
N'est plus entre leurs doigts qu'un stupide rouage,
Un encensoir banal fumant soir et matin,
Et qui ne monte à Dieu que lancé par leur main! » (3).
(l) Inédit. « Les Jésuites» (Janvier 1844). Voir aussi les vers cili
par Flaubert, Préface des « Dernières Chansons «, p. 28ô.
(i) Inédit. « Les Jésuites » (Janvier 1844).
(3) Ibid. » »
- 125 -
La religion, affirme Bouilhet, est devenue un moyen
pour ses ministres d'arriver aux honneurs et aux
richesses. Aucun idéal surnaturel ne paraît les guider, et
pendant que dans le temple, le prêtre avec la « crosse
dur » et la « chape à la riche frange » se fait admirer des
fidèles,
Triste la Foi s'assied sur la dernière pierre,
Au sommet de la Tour,
Au sommet de la Tour, en face de Dieu même,
Partout où de la terre expire le blasphème (i).
Cette charge à fond de train contre le Clergé nous
étonne peu : elle est dans le ton de l'époque. Mais l'anti-
cléricalisme de Bouilhet manque d'élégance, comme le
portrait qu'il fait du Jésuite, de vérité : aussi Flauhert
essaye-t-il d'atténuer les couleurs trop vives de ces pièces
en faisant remarquer que le poète était alors emporté par
une « virulence républicaine » très « naïve » : « il faut
observer, ajoute-t-il, que l'auteur avait alors 22 ans » (2).
III
L'égoïsme bourgeois, la tyrannie cléricale sont pour
Bouilhet des obstacles au progrès : il n'en garde pas moins
l'espoir d'un renouveau politique et social. « Le temps où
nous vivons, écrit-il, est un temps de transition, un relais
entre un grand passé et un avenir mystérieux, une lutte
sourde et vivace de tous les éléments contraires, de tous
les systèmes rivaux, un champ de bataille où se décident
les destinées du monde ! » (3). Le poète n'est pas de la
(1) Inédit. « A mes amis P. Mulot et Gabriel G. . . » (Mai 18-45). « La
Religion, écrit-il ailleurs, n'est plus qu'un ressort v^olitique aux mains
de l'intrigue »,
(2) Préface des « Dernières ("hansons », p. 285.
('^) « Impressions philosophiques ».
- 126 -
faction d'égoïstes et d'aveugles «jC^ui « comme une sangsue »,
s'attache « à la peau du présent», « parti poussif et plein
d'embonpoint, qui ne demande que la tranquillité et son
petit intérêt personnel, qui redoute tout progrès, de peur
d'être obligé de marcher, et qui dirait comme l'Apôtre :
«Maître, restons ici et faisons ici trois tentes! », parti
des pères de famille bien pensants et des épiciers par-
venus » (1). Il ne s'attarde pas non plus dans les rangs de
ceux qui « pleurent le passé ». Il est résolument de ceux
qui « se ruent vers l'avenir », et ont pris « progrès » pour
devise » : « Ce qui console au milieu de tout ce fracas et
tout ce tumulte, ajoute-t-il, c'est ce quelque chose qu'on
sent grandir incessamment, fatalement, au mépris des
anomalies particulières; c'est cette marche des peuples
qui ne reculent jamais...; c'est cette sève précoce qui
court dans la jeunesse, ces profondes et larges études dont
l'esprit sort grand et ferme, cet essor des sciences, cette
activité, cet élan, toutes ces algues marines et ces branches
vertes que l'on voit flotter çà et là sur la surface de la mer
et qui promettent un nouveau monde » (2).
Il croit aussi à une transformation indéfinie de chaque
nation, à une ascension lente vers un idéal de liberté et
de justice, car « la grande loi de l'humanité est le mou-
vement et le progrès, la marche non interrompue vers un
but sublime... : la perfection dans la liberté » (3). Les
institutions politiques surannées ne peuvent être un obs-
tacle à ce progrès : sur la « grande route que parcourt le
genre humain depuis tant de siècles », elles doivent être
(1) « Impressions philosophiques
(2) Ibid. »
(3) Ibid. »
- 127 -
des « tentes d'une nuit qu'on replie au réveil et non des
forteresses crénelées, où l'on se retranche dans l'immo-
bilité » (1).
Va-t-il jusqu'à souhaiter, dès 1845, un changement de
régime politique? S'il ne le dit pas explicitement, c'est
qu'il estime la France alors mal préparée pour un gouver-
nement républicain ; mais il est persuadé qu'elle ne pourra
se régénérer tant qu'elle sera exposée aux abus d'autorité
de la part de ses gouvernants, tant que les ministres
surtout, ne reconnaîtront pas chez le peuple ses hautes
vertus de désintéressement, ses légitimes aspirations vers
la justice. C'est le peuple qui, grâce à ses réserves de
forces, sauvera la France. Déjà, il est « las de servir
d'échelle à toute ambition » (2), et il veut la liberté I Que
(1) « Impressions philosophiques ». Il se plaît à rechercher dans le
passé de la France les manifestations diverses de cette « marche pro-
gressive », de cette « impulsion irrésistible », aui renversa le trône de
Louis XIV. « Quatre-vingt-treize, ajoute-t-il, c'est l'antique royauté
qui meurt... Mais la liberté est rude et barbare encore...; c'est un
pouvoir né dans la rue, un enfant trouvé au coin d'une borne. 11 lui
faut aller à l'école et s'instruire et se moraliser. L'éducation commence
et se pousse malgré Napoléon lui même, qui dans ses conquêtes en
sème partout les germes sur son passage. Lutte étrange de la Provi-
d(mce et du génie... Waterloo c'est le 93 du nouveau despotisme...,
ce fut une grande leçon que Dieu donna aux Rois. . . Malheur aux
insensés qui virent dans cette chute un triomphe pour la Royauté!. . .
La Restauration ne comprit pas son rôle : en condamnant le despote,
elle prit son despotisme, héritage fatal, pesante armure d'Achille sur
l'épaule de Piginées ! » Et ailleurs : « Enfants du dix-neuvième siècle,
nous sommes dans la plaine entre deux grandes montagnes : derrière
nous, 93, haut sommet d'oii plane Napoléon ; devant nous, l'avenir qui
se dessine vaguement encore, comme les côtes bleuâtres et incertaines,
aux yeux des matelots sur l'Océan. Sur tout cet horizon glisse la
lumière mystérieuse d'un soleil qui se couche et d'un soleil qui se lève,
d'un crépuscule et d'une aurore, bizarre mélange de vie et de mort, de
désespoirs et d'illusions... »
(2) Inédit. « Les Jésuites » (Janvier 1844).
10
— 128 -
le roi, ni les ministres, n'essayent de l'arrêter, puisqu'ils
n'y parviendront pas :
Laissez-le, laissez-le bondir dans sa colère,
Vous qui l'avez tenu ce torrent populaire
Qui s'entle sous vos pies,
Ministres cramponnés à vos charges splendides,
11 vous entraînerait dans ses vagues rapides
Gomme des joncs plies. . .
C'est que le peuple meurt faute d'air et d'espace.
Rangez-vous donc, enfin, vous tous qui régnez: Place,
Place à la liberté ! (1).
De la résistance des gouvernants, de la méconnaissance
de ces aspirations populaires naissent les révolutions :
elles renversent les institutions désuètes, et la place est
rendue libre pour un édifice social plus solide : « Les
progrès et les grandes pensées des peuples, écrit-il, sont
comme autant d'enfantements, les uns naturels et faciles,
les autres sanglants et douloureux. Il y a de ces droits qui
viennent au jour d'eux-mêmes et sans crise ; il y en a
d'autres qui ne sont arrachés que par le forceps des
révolutions » (2). Le poète, semble-t-il, estime inévitable.
(1) Inédit. « A la France » (Mai 1842). Même idée dans les o Jésuites »,
où il s'élève contre les gouvernants qui font « des religions un levier
politique » :
Rois, le Ciel est pesant, le vent souffle au rivage,
Vous avez vu l'éclair, n'attendez pas l'orage !
Pour arracher la foudre à la nue en courroux.
Placez la liberté sur le peuple et sur vous,
Et ne sommeillez pas ! Dans l'ombre et le silence
Ecoutez, écoutez ! C'est une lutle immense,
Où le monde s'agite et flotte, balancé
Des voix de l'avenir aux échos du passé;
Princes, laissez marcher le monde et la pensée :
Vers son but éternel toute chose est poussée.
Qn trône que l'on jette au travers du chemin
Saurait-il arrêter les pas du genre humain ?
(2) « Impressions philosophiques ».
. - 129 -
plusieurs années avant l'événement, la révolution qui
apportera quelque liberté au « peuple souverain ».
Par malheur, les documents ne nous permettent pas
d'éclairer mieux, chez Louis, cette vision de l'avenir
politique et social, et de trouver sous les formules sonores
et vagues dont il use, les précisions que pourrait réclamer
la légitime curiosité d'un historien. Le poète n'essaie pas
d'élaborer les lois qui régiront la Cité Future : il se
contente de la deviner dans le lointain, laissant à d'autres
le soin d'y tracer de larges avenues, d'y élever les
demeures spacieuses, où vivra un peuple libre et heureux.
Indifférent à la question de la forme gouvernementale,
il se préoccupe surtout de conduire la France vers un
idéal social. Nous ne savons pas s'il va jusqu'aux théories
égalitaires de Fourier et de Proud'hon, mais il est éper-
dument épris de justice et de dévouement. Il voudrait
réprimer la cupidité et l'égoïsme, l'envie et la haine,
anéantir chez tous la veulerie et la peur de l'action. Il est
un avant-coureur de la démocratie : il a foi au peuple
parce qu'il découvre dans la masse des travailleurs les
vertus de solidarité, de justice, de bonté, qui peuvent
vivifier une nation déprimée.
Si cet idéal social n'est qu'un rêve de poète, il était
cependant nécessaire de le mettre en lumière pour montrer
combien Bouilhet, qui dans la mêlée politique voulait
faire figure d'homme d'action, était alors éloigné de l'Art
pour l'Art, de la Littérature désintéressée, où nous le
verrons s'acheminer lentement sous l'influence de l'apôtre
autoritaire et persuasif que fut Flaubert.
CHAPITRE VIII
Evolution vers la Poésie descriptive
(1844-1850)
I. — Il tente de formuler son esthétique poétique :
Ses premiers efforts pour s'évader du roman-
tisme (1844-1846).
I. — Rencontre de Flaubert (1846). — Principes
littéraires du prosateur.
I. — Bouilhet renonce a la Poésie personnelle :
Il écrit les premières Pièces basées sur
l'observation (1846-1850).
Ce n'est pas au hasard que nous nous sommes arrêtés
à 1844 pour apprécier l'œuvre poétique de Bouilhet.
Cette année-là, après avoir abandonné la médecine, il
entre à la pension Deshayes, pour s'y consacrer définiti-
vement, il le croit du moins, à l'enseignement. Il va donc
lier un commerce plus intime avec la littérature, surtout
l'antiquité latine, qui lui fournira bientôt les thèmes de
ses premières pièces Parnassiennes, vraies ébauches de
« Melaenis ».
De plus, ses poèmes jusqu'alors ont eu pour thèmes
ordinaires les accidents sentimentaux de sa vie, ses
inquiétudes métaphysiques, ses désillusions après des
rêves de bonheur trop beaux. Cette poésie subjective qui
— 131 —
devient facilement monotone, surtout pour un talent de
second ordre, lui paraît maintenant frappée de stérilité :
« Quand je sors de mes satires, avoue-t-il, en 1844, à un
ami, je produis des frivolités désespérantes » (1). Cette
date marque donc, sinon la fin des confessions autobio-
graphiques, du moins le début d'une manière nouvelle,
d'une seconde étape, oîi jusqu'en 1846, il s'essaye à une
poésie moins étroite, plus objective, philosophique et
scientifique.
Après cette première évolution, il renoncera facilement,
sous l'influence de Flaubert, de 1846 à 1850, à la poésie
personnelle et utilitaire, pour étudier les sentiments
généraux, « les côtés immuables de l'âme humaine » (2),
ou raconter en artiste impassible la vie des peuples
disparus.
I
Pour le moment il ne désavoue pas encore les pièces
écrites pendant les années précédentes. Il est même décidé
à les publier, quand arrivera l'heure favorable. A son ami
Peillon,qui lui demandait quelques poésies pour une Revue
Parisienne, l'Athénée, il répond : « Tu dois te rappeler
qu'une Revue n'a jamais été, d'après mes idées, un bon
moyen de début pour un jeune écrivain. J'ai déjà refusé
plusieurs occasions, entre autres La Revue de Rouen, où
depuis quelque temps on me presse pour insérer quelque
chose. Pourrai-je accepter là-bas, quand j'ai formellement
refusé ici? Et puis, d'ailleurs, je crois qu'il ne faut pas
frapper de demi-coups : tout ou rien. Je balancerai long-
temps encore peut-être avant de livrer mon livre au
(1) Inédit. Lettre à P. Mulot, écrite vers le mois de Novembre 1844.
(2) Flaubert. Préface des « Dernières Chansons », p. 300.
- 132 -
public, mais je le jetterai tout d'une pièce dans le
gouffre. . . » (1).
Loin de désavouer ses premiers vers et la théorie litté-
raire qui les inspira, il vante les services rendus à la
Littérature par les chefs du Romantisme. Après l'Empire,
qui avait été « une époque de sécheresse et de stérilité »,
car « on faisait de trop grandes choses alors pour avoir le
temps de les chanter », ils infusèrent, dit-il, une vie
nouvelle à la poésie. « Il y eut en ce temps-là un beau
remue-ménage. Chateaubriand, quoiqu'un pied dans
l'Empire, et puis Lamartine, et puis V. Hugo, furent
comme trois grandes sources d'où s'échappa une nouvelle
poésie, large, neuve, vraie, et pas du tout latine : infandu7n !
sacrilège ! Pégase ne fut plus qu'une rosse et les doctes
Fées de J.-B. Rousseau qui, vu leur grand âge, branlaient
du chef et portaient lunettes, crachèrent, en désespoir de
cause, ce qu'il leur restait de dents au visage de la Muse
nouvelle. Ce furent des cris, des fureurs, des luttes à
mort. . . On garnit les collèges de professeurs bien pensants
(en fait de Littérature), le mode d'instruction fut pour la
jeunesse comme un contre-poison aux venins du Roman-
tisme, comme une sauvegarde pour les caresses perni-
cieuses des syrènes de mauvais goût » (2).
Et comme la lutte entre Néo-Classiques et Romantiques
n"est pas encore terminée, il prend place dans la bataille
et s'acharne contre la « Muse Classique », contre l'école
du « Bon Sens » représentée par Ponsard, qui se fait
passer pour l'héritier des grandes traditions littéraires et
dont le prosaïsme ennuyeux trouve cependant des admi-
(1) Inédit. (Ecrit vers le mois de Novembre 1844).
(2) « Impressions philosophiques ».
— 133 —
rateurs (1) en tous ceux qu'a fatigués la fougue de V. Hugo ;
il prend fièrement l'attitude d'un révolutionnaire en face
des Classiques du Grand Siècle et de leurs imitateurs
maladroits : « Tous les siècles qui ont voulu calquer un
autre siècle, écrit-il, toutes les époques, qui pour ainsi
dire, ont tenté de se transvaser dans une autre époque,
n'ont produit qu'un bizarre mélange, qu'une plaisante
caricature. Le beau siècle de Louis XIV, avec toutes ses
splendeurs (Molière excepté), n'est qu'une mascarade
poétique des idées françaises habillées en Grec, en Latin,
et vice versa, des Achille, qui disent: Madame! des
Agamemnon, qui ont le profil d'un Roi de France ! » (2).
Cependant, s'il trouve fausse la théorie des Néo-Clas-
siques , il n'accepte pas en entier le programme des
Romantiques. Ces deux théories, déclare-t-il, sont incom-
plètes, car elles ont « voulu aller trop loin, l'une en avant,
l'autre en arrière » (3). Il est donc rejeté vers une sorte
d'éclectisme littéraire. Il tente de déterminer les règles
d'une esthétique nouvelle en empruntant à chacune des
deux écoles : « Du choc de ces deux Littératures, écrit-il,
une troisième va jaillir, qui devra à l'une et à l'autre, et
qui pourtant sera elle, avec sa physionomie particulière,
avec son cachet original, une littérature qui, sans mépriser
la correction et les règles vraiment indispensables, sera
aussi large, aussi vaste, aussi libre dans son inspiration,
aussi soudaine dans ses chutes, aussi rapide dans tous
ses mouvements ! A Dieu ne plaise pourtant que je veuille
(1) L'année 1843 a vu l'échec des Biirgraves et le succès de la Lucrèce
de Ponsard. De plus. Rachel ressuscite alors, à la Comédie-Française,
le théâtre de Corneille et de Racine.
("2) « Impressions philosophiques ». «
(H) « Impressions philosophiques ».
— 134 -
parler d'une poésie qui serait mixte, d'une inspiration
entre deux eaux, d'une littérature en un mot constitu-
tionnelle. Oh non ! notre littérature n'aura point de
pouvoir qui contrôle ses fantaisies, point de chambre
devant laquelle il lui faille rendre compte de ses capri-
cieuses méditations et de ses franches allures. Libre
comme l'air qu'elle respire, libre comme la nature qu'elle
reflète, sa règle sera le génie, sa mesure le génie, encore
le génie, hors duquel (dans les lettres), il n'est point de
salut I » (1).
Il veut d'abord refléter l'époque où il vit, « reproduire »,
« peindre son siècle », « être le grand fleuve qui réfléchit
ses rives, avec leurs fleurs et leurs arbres... » Il chantera
«l'espoir et ses illusions», « l'orage du coeur»,« l'amour»,
tels qu'il les a éprouvés, mais aussi en tant que sentiments
généraux, communs aux hommes qui l'écoutent.
Et comme tout événement, comme tout spectacle de la
nature contient une philosophie, il s'efforcera de la mettre
en lumière : « Du point de vue de cette poésie, écrit-il,
toute chose renferme sa pensée, sa leçon, son avertis-
sement, depuis l'étoile qui brille, jusqu'au ver qui rampe,
depuis le râle du mourant, jusqu'aux chansons de la jeune
fille dans la vallée solitaire. De cette hauteur le poète
suivra la poésie jusque dans les atomes de la nature, la
poésie partout et toujours. Il la verra partir du pied des
grands événements et couvrir de ses fleurs la racine des
choses. Ses yeux iront tour à tour de la feuille sèche qui
tombe sous le vent du soir, au trône usé qui chancelle sous
le souffle d'un peuple. Il saura de tout son tirer une voix,
et de toute voix un grave enseignement ». Il se préoccupe
(1) « Impressions philosophiques
— 135 —
m^me de l'influence morale exercée par une œuvre litté-
r.iire. Il dénonce en Musset un « poète fort peu moral »,
lin « rejeton de Voltaire ». « Ce serait malheureux pour la
•grande poésie, ajoute-t-il, s'il y avait beaucoup de Musset
;i notre époque » (1).
Le voilà donc encore, comme en 1840, investi d'une
« Mission » : il doit « guider » « son siècle » vers un avenir
meilleur et porter « l'idée » avec le même respect que (c le
piètre porte un Dieu », ou, nouveau Moïse, diriger
" r Arche » (2), dans laquelle sont enfermés les principes
(le toute vie. « A une époque de transition comme la nôtre,
<1i'('lare-t-il,au moment où un vieux monde se meurt pour
1,1 ire place à un avenir vague encore, les chants du poète
rediront l'agonie du premier, et le doux sourire du second ;
la poésie sera blasée d'un côté, naïve de l'autre, pleine de
désespoirs et d'illusions naissantes, vieille et jeune, aurore
et crépuscule. . . » (3).
Ces idées ne sont pas neuves : Lamartine et V. Hugo,
celui-ci surtout dans les préfaces des recueils intitulés
« Odes et Ballades », « Les Rayons et les Ombres », ne
parlaient pas autrement.
A eux aussi Bouilhet emprunte sa théorie de l'inspiration
poétique. L'inspiration est, d'après lui, une sorte de
« Délire », d'échauffement provoqué par une émotion
intense, un spectacle aperçu ou simplement le rythme des
périodes ; à la « Muse » souveraine il donne, comme
Musset, sa vie et son sang :
Loin, bien loin du monde où nous sommes,'
Loin de la terre et loin des hommes,
(1) « Impressions philosophiques ».
(2) « L'Arche » (1844), inédit. Un manuscrit donne à ce morceau un
autre titre suggestif : « L'Idée ». Cf. également « Matelot que la mer
réclame. . . », Appendice n" IV.
(3) « Impressions philosophiques ».
— 136 -
O Muse, ô Reine, emporte-moi,
Frissonnant d'espoir et d'effroi,
Tiens, prends mon sang et prends mon âme. . .
Viens donc, eh bien ! viens, que m'importe
Quel destin l'avenir m'apporte.
Brûle mon cœur, encor, encor. . .
Pourquoi lutter contre le sort ?
Délire, ivresse, ardente joie !
Je t'appartiens, je suis ta proie 1 (1).
Le style enfin, la perfection de la forme, n'est pas encore
devenu pour lui une obsession. Sans doute il estime
que « les plus belles choses », à cause de « la débi-
lité de notre nature... pour arriver au cœur, doivent
passer par la porte des sens », et que la poésie, étant
« sœur de la musique », doit être « harmonieuse et
cadencée comme un chant » (2), mais l'harmonie et la
cadence qu'il recherche — nos citations l'ont prouvé —
ne sont autres que celles de Lamartine et de Musset. Il
ignore quel relief le choix des mots, la sonorité des
syllabes peuvent apporter à la pensée : il n'est pas encore
un artiste patient à ciseler les vers.
Ses pièces écrites de 1844 à 1846 relèvent de ces prin-
cipes esthétiques : en elles apparaît surtout un but
utilitaire.
Il donne à quelques-unes une. portée philosophique.
« Les Rois du Monde », par exemple, se terminent par un
enseignement pessimiste : la glorification de la Mort, oîi
viennent aboutir les rêves et les illusions humaines. Les
(1) Inédit. « Délire» (Avril 1845).
(2) « Impressions philosophiques ».
- 137 —
vers du ioai\)eau sont les vrais « rois du monde » ; seuls
ils peuvent tenir ce langage hautain :
Toujours retentira la chute monotone
Des siècles l'un sur l'autre en la nuit emportés,
Et tomberont sans cesse au souffle de l'automne
La feuille des forêts et l'homme des Cités,
Jusqu'à ces jours lointains de pâle solitude,
Où, sur la terre morte étalant notre orgueil.
Nous rongerons le monde en sa décrépitude,
Comme un cadavre froid qui n'a plus de cercueil (1).
La pièce intitulée « Le Navire » est plus curieuse encore :
elle se termine par une leçon morale en deux strophes,
restées inédites par ordre de Flaubert, où le poète compare
les hommes dominés par l'amour aux matelots attirés
par des syrènes vers de « magiques ilôts », pour y périr :
Ceux-là sont plus morts et plus perdus, dont l'àme
S'enivre confiante à 4es baisers de femme. . .
Que ceux qui balancés sur les gouffres amers,
S'en vont de flot en flot, errant à l'aventure,
Et dont le corps, un jour, privé de sépulture
Roule éternellement vers le sable des mers. . . (2).
Il y tend surtout à une action politique et sociale (3). Il
écrit les satires intitulées : « Les Jésuites » (4), « Le Lion » (5),
« A un poète vendu » (6), où. il attaque « l'ambition » du
(1) Œuvres, p. 14. A la même époque, il développe la même idée du
triomphe de la mort d&ns le « Chant de la Mort », resté inédit.
(2) « I^e Navire », Mai 1846. I^e titre primitif, « Le Chant des Sj'rènes »,
résumait l'intention morale de la pièce.
(3) M. Du Camp (Souv. Litt., I, p. 275) affirme même que Bouilhet
se présenta à la députation dans la Seine-Inférieure. J'ai vainement
ciierché la confirmation de ce fait. Le silence des notes autobiogra-
phiques me fait croire à une erreur dans les « Souvenirs » de
M. Du Camp.
(4) Inédit. (Janvier 1844).
(5) Œuvres, p. 72. (Juillet 1846).
(6) Inédit. (Novembre 1844). Appendice, n" IX.
— 138 —
« parti prêtre )),la bêtise des « marchands dores », Torgueil
du bourgeois enrichi, dont le père était « meunier m, la
vénalité du talent. Peu s'en fallut même qu'il ne sortît du
silence où il enfermait ces vers par respect des convictions
religieuses et royalistes de Madame Bouilhet et de la
famille de Montmorency-Luxembourg, et qu'il n'entrât
dans la polémique, en publiant la satire contre Barthé-
lémy, " le poète vendu », de la « Némésis » : seul le
refus formel, dicté par la prudence, d'un journal parisien,
fit qu'elle resta dans les cartons. Il .avait envoyé
cette pièce à « La Réforme ». « Je regrette vivement, lui
répondit Arago, le IMrecteur, la résolution prise par le
journal « La Réforme », de ne pas parler du poète deux
fois transfuge. Les vers que vous nous avez adressés sont
d'une facture excellente ; ils sont en outre inspirés par les
plus nobles sentiments. Mais que l'auteur y prenne garde,
leur publication pourrait bien lui susciter quelque affaire
avec le gouvernement du Roi, un peu susceptible, nous en
savons quelque chose. . . » (1).
Toutefois, Bouilhet, dès 1845, commence à écrire des
pièces impersonnelles, dont les sujets sont empruntés
à l'antiquité latine et à la science.
Il brosse déjà des tableaux sobres et vigoureux quand il
représente, en ses pièces « romaines » (2), Néron conduisant
un char dans ses jardins éclairés de flambeaux humains (3),
(1) Inédit, 27 Novembre 1844.
(2) Nom donné par le Manuscrit. Elles ne sont pas datées. Il paraît
certain, d'après leur place dans le Manuscrit qu'elles furent écrites
en 1845. Seule, «Tullia» porte cette mention: « Gany, Septembre 1845).
(3) Œuvres, p. .56.
— 139 —
Sempronius Rufus, le cuisinier inimitable préparant ses
cigognes et ses turbots (1), Bathylle dansant devant les
Patriciennes (2j, Tullia dans sa villa somptueuse (3), ou
l'adolescent que suivent « des regards enflammés y> (4). Il
évoque ainsi les divers « flambeaux » aperçus à Rome :
Du sage qui médite et pèse en soupirant
Les choses de la vie,
L'huile onctueuse, au bord du vase transparent,
Eclaire l'insomnie. . .
Le feu de l'atrium, en ses bonds indécis,
Tremble sous le portique,
Et jette un gai reflet aux pénates assis
Près du foyer antique (5).
Son ami Mulot, d'ailleurs, l'encourage dans cette voie :
« Réveille les Romains, lui écrit-il, ranime le Forum, le
Portique et le Gapitole, et redis-nous ce que faisaient,
disaient et pensaient ces hommes, nos frères des siècles
passés » (6). Et ailleurs : « Plus j'y pense, plus je trouve
que tes poésies sur Rome ont chance de réussite, pourvu
que tu conserves le ton, la « couleur locale » (il faut bien
lâcher le mot), que tu as, ce me semble, bien attrapé
jusqu'ici » (7). Mulot ne se trompe pas : la « couleur locale »
tles pièces Romaines assurera le succès des savantes
évocations de Melaenis.
Notre auteur est conduit pareillement vers un Art plus
(1) Œuvres, p. 61.
(2) Œuvres, p. 58.
(3) Inédit. V. Appendice, n» XV.
(4) Œuvres, p. 405.
(5) Œuvres, p. 56.
(6) Inédit. (6 Octobre 1845).
(7) Inédit. (Septembre 1846).
— 140 -
objectif en essayant d'accorder la poésie et la science :
« La science, écrit-il, a voulu tuer la poésie qui est
immortelle. C'est à la seconde à lui tendre la main, à
chercher dans ces armes, qu'on forgeait contre elle, de
nouvelles cordes à sa lyre, de nouvelles métaphores à son
style. Ainsi couverte des attributs de la science, la poésie
ne ressemblerait-elle pas à ce peuple romain, qui à chaque
victoire se revêtait de l'armure des vaincus? Dites-moi,
une telle vengeance ne vaut-elle pas mieux qu'un dédain
ridicule ? La poésie a-t-elle perdu beaucoup, depuis que les
foudres de Jupin ne sont plus que de l'électricité? Newton
a-t-il empêché V. Hugo ?))(!).
Il joint l'exemple au précepte : dans le poème intitulé
« La terre et les étoiles », il célèbre avec enthousiasme
les inventions dues à l'activité de l'homme :
Et la terre dit aux étoiles. . .
Mon flanc porte un hôte inconnu. . .
Avec sa rame, avec sa sonde,
Il a heurté la mer profonde,
Et déchiré son manteau bleu. . .
Et pour tirer l'or de mes veines
Dans mon sein plongé son bras nu. . .
Mes monts chancellent, mon soi ploie,
La foudre sur mon front flamboie. • . (2).
Il écrit de plus, en 1844, une ébauche des « Fossiles »
(1) « Impressions philosopliiques ». La même théorie sera exposée
par Leconte de Lisle, en 18'-)2, dans la Préface des « Poèmes Antiques »
« L'Art et la Science, y lit-on, longtemps séparés par suite des efforts
divergents de l'intelligence, doivent donc tendre à s'unir étroitement,
si ce n'est à se confondre. L'un a été la révélation primitive de l'idéal
contenu dans la nature extérieure ; l'autre en a été l'étude raisonnét
et l'exposition lumineuse. Mais l'Art a perdu cette spontanéité intuitive.
ou plutôt il l'a épuisée : c'est à la science de lui rappeler le sens de sef
traditions ouljliées, qu'il fera revivre dans les formes qui lui son
propres ».
(2) Œuvres, p. 11 (Décembre 1844).
espost
liijiiesii
fseW
iiiiuiti'
1 lui M
— 141 -
restée inédite, « Prométhée » (1). Le spectacle des éléments
déchaînés sur la terre à l'arrivée de Prométhée, les travaux
de ce géant, qui vint dompter les mers et donner au monde
la civilisation, y sont nettement indiqués : Bouilhet ne
fera que développer ces thèmes dans « les Fossiles ». Cer-
tains vers même sont si bien venus qu'il n'hésitera pas,
en 1853, à les reproduire dans son poème.
Par cette préoccupation d'accorder la science et la
poésie, par la couleur locale des tableaux de la vie
romaine, il s'éloigne donc de la route qu'il a jusqu'alors
suivie.
Déjà d'ailleurs autour de lui on proteste contre la poésie
personnelle : « La direction de l'inspiration échappe au
cœur, est reprise par l'esprit qui fait effort pour sortir de
soi, et saisir quelque ferme et constant objet » (2). On
sépare le Beau et le Bien, l'Art et la Morale : On formule
le principe de l'Art pour l'Art et on considère le style
comme un élément essentiel à la réalisation du Beau.
Gautier, Maxime Du Camp et Flaubert sont les premiers
représentants de cette théorie que l'on discute dans les
salons de Madame Sabatier (3). Le futur auteur de
« Madame Bovary » va en imposer tous les articles à
notre poète.
II
A quelle époque précise commença l'intimité qui devait,
jusqu'en 1869, unir Bouilhet et Flaubert?
Nous avons constaté que les années de collège ne doivent
pas être comptées dans l'histoire de leur amitié : ils
(1) Appendice, n" XIII.
(2) Lanson, » Histoire de la Littérature Française », p. 1042.
(3) Cf. Cassagne : « La Théorie de l'Art pour l'Art », p. 135.
— 142 -
étaient camarades, mais Louis, suivant déjà une évolution
différente, fréquentait peu le « groupe d'exaltés » (1), où
Flaubert et Chevalier exerçaient une influence prépon-
dérante. D'ailleurs, pendant les années qui suivirent leur
sortie du collège, il ne paraît avoir adressé aucune lettre,
aucune poésie à Gustave. Une note de l'autobiographie
permet de préciser un point du problème : « Mort du
docteur Flaubert, ma liaison avec Gustave ))(2). Le docteur
Flaubert étant mort le 15 janvier 1846, c'est donc après
cette date seulement que commencèrent les relations des
deux écrivains. Maxime Du Camp reporte leur rencontre
au mois d'avril ou de mai de l'année 1846 (3). Il est vrai-
semblable que vers cette époque les relations devinrent
très suivies. Au mois d'août, leur intimité est assez grande
pour que le timide Bouilhet ait déjà fait connaître à
Flaubert la plupart de ses poésies : « J'ai lu ce matin,
écrit celui-ci à Louise Golet, le 15 août 1846, des vers de
ton volume avec un ami qui est venu me voir. C'est un
pauvre garçon qui donne ici des leçons pour vivre et qui
est un poète, un vrai poète, qui fait des choses superbes
et charmantes et qui restera inconnu, parce qu'il lui
manque deux choses : le pain et le temps » (4).
Cette rapide progression de sympathie entre les deux
jeunes gens s'explique facilement. Flaubert malade a dû
abandonner les études de Droit et vit à Croisset auprès de
sa mère. Il a vu mourir en trois mois sa sœur et son père.
Ses amis l'ont quitté : Le Poittevin est marié, c'est-à-dire
(1) G. Flaubert. Préface des « Dernières Chansons », p. 28û.
(2) Inédit.
(3) « Souvenirs Littéraires », I, p. 239.
(4) Correspondance (édition Louis Gonard), I, p. 214.
— 143 —
K perdu » (1) pour lui, d'ailleurs il n'habite plus Rouen ;
Chevalier a laissé la France. Ses journées sont monotones :
il relit les classiques, Hérodote, Quinte-Gurce, Sophocle (2),
le théâtre de Voltaire, l'Histoire romaine de Michelet (3),
les drames de Shakespeare (4). Il écrit même et prépare
la « Première tentation de saint Antoine » (5). Il rêve
surtout et s'ennuie. Bouilhet de son côté n'a pas une vie
plus heureuse. Ses relations avec sa famille sont très
tendues. Il avait rêvé la gloire qui n'est pas venue : il
donne des leçons à la pension Deshayes pour vivre. Son
ami Peillon a quitté Rouen pour Paris ; Mulot lui reste,
mais toujours aigri contre la société qui l'entoure : « Eh I
bien, mon vieux et fidèle, écrit Louis à Félix Peillon, que
deviens-tu à Paris ? Gomment coules-tu tes jours? J'ai
été bien paresseux, n'est-ce pas? Mais va, malgré mes
retards, toujours involontaires, j'ai bien souvent pensé à
toi et à nos bonnes causeries, et à nos soirées sentimen-
tales au coin du feu, tandis que ce brave M... (Mulot)
fredonnait quelque chanson de Béranger ! Il est probable,
vois-tu, que nous n'aurons plus de ces soirs-là : aussi
nous devons en garder le souvenir. Hélas t où sont-ils les
causeurs? Que sont-ils devenus les philosophes? Un coup
de vent a passé et ils se sont trouvés tous trois jetés ça
et là ; moi dans le fond d'une pension, toi à Paris, lui
dans sa chambre solitaire. Voilà le destin. Et pourtant
nous disions quelquefois de bien belles choses et quelques-
uns de nos rêves valaient bien des systèmes. Nous nous
(1) Corr. I, p. 191 (4 Juin 1846).
(2) Corr. I, p. 187 (Eté, 1846).
(8) Corr. I, p. 186 (Avril 1846).
(4) Corr. I, p. 187 (Eté, 18'.6).
(5) « Souvenirs littéraires », I, p. 240-^41.
— 144 —
reverrons, cela est certain, nous nous aimerons encore.
Mais alors nous ne serons plus jeunes, nous ne serons
plus fous ! Folie, jeunesse, que reste-t-il d'un homme
après cela? » (1).
Louis Boullhet et Gustave Flaubert constataient l'un
chez l'autre la même aversion pour la vie pratique, le
même dégoût des examens, les mêmes désillusions, le
même enthousiasme pour les Lettres, surtout })our
l'antiquité grecque et latine : ils se trouvèrent rapprochés
au moment où l'un et l'autre éprouvaient un plus vif
« besoin de tendresse et de soutien » {2).
Bouilhet, cependant, a commencé à peine son évolution
vers les principes esthétiques qui sont déjà ceux de
Flaubert. Certaines idées romantiques le tiennent encore :
il croit, par moments, à la « Mission » sociale qu'il se donna
jadis, et quelques-unes de ses poésies gardent leur carac-
tère subjectif. Flaubert, au contraire, estime que l'Art ne
doit viser à aucun but utilitaire : l'indépendance de l'écri-
vain, dans son esprit, s'oppose à ce qu'il exerce aucune
influence sociale. Il reproche à Louise Golet de mêler à
l'Art « un tas de choses étrangères, l'utile, l'agréable » (3).
Il déplore la désertion des chefs du Romantisme, qui,
« poussés par l'ambition, par le désir d'agiter la foule, au
lieu de la faire rêver plus tard, sont montés à la tribune
ou entrés dans un journal » (4). « Il faut, écrit-il, donner
une portée philosophique à un sonnet, qu'un drame tape
sur les doigts d'un monarque et qu'une aquarelle adou-
(1) Inédit. Sans date.
(2) René Descharmes. « Flaubert... », p.
(3) Gorr. I, p. 239 (10 Septembre 1846).
(4) Gorr. I, p. 246 (18 Septembre 1846).
— 145 -
cisse les mœurs. L'avocasserie se glisse partout, la rage
de discourir, de pérorer, de plaider. La Muse devient le
piédestal de mille convoitises. O pauvre Olympe ! Ils
seraient capables de faire sur ton sommet un plant de
pommes de terre ! » (1).
De plus, à ses yeux la Littérature doit être imperson-
nelle, sans révéler les joies, les déceptions, l'âme de
l'écrivain. Il raille la sensiblerie Lamartinienne des
K gens bien doués et Imaginatifs, qui sont toujours à la
hauteur des circonstances, qui ne manquent pas de
pleurer à tous les enterrements et de rire à toutes les
noces, d'avoir des souvenirs devant toutes les tuiles
cassées » (2). Le poète ne sera pas de ces « gens bien
doués ». Il ne mettra dans son œuvre que son intelligence,
ses observations et sa conscience artistique : sa person-
nalité sera abolie.
Flaubert répudie donc l'inspiration telle que l'entendent
les Romantiques. Il est l'ennemi de l'exalta tion, du « délire »,
qui s'empare du poète ; au milieu des agitations humaines,
il veut garder sa sérénité : « Méfions-nous, écrit-il, de
cette espèce d'échauffement, qu'on appelle l'inspiration et
où il entre souvent plus d'émotion nerveuse que de force
musculaire. Dans ce moment-ci, par exemple, je me sens
fort en train, mon front brûle, les phrases m'arrivent. . .
Mais je connais ces hais masqués de l'imagination, d'où
l'on revient avec la mort au cœur. . . Tout doit se faire à
froid, posément » (3).
(1) Corr. I, p. 245 (18 Septembre 1846).
(2) Extrait d'un fragment inédit de « Par les Champs et par les
Grèves », cite par M. Descharmes, « Flaubert. . . », p. 565.
(3) Corr. II, p. 20^.
— 146 -
Tels étaient, avec le culte intransigeant de la forme, les
principes qu'il défendait avec véhémence, quand ils
étaient attaqués, et qu'il essayait d'imposer à quiconque
ne les avait pas encore adoptés. Dans la correspondance
adressée vers 1846 à Louise Golet il proclame élo-
quemment son horreur pour la Littérature personnelle,
sentimentale, utilitaire. S'il visait la théorie de la poétesse,
il est vraisemblable que ces lettres sont aussi l'écho des
luttes soutenues contre le romantisme de Bouilhet. Flau-
bert y apparaît l'apôtre de l'Art pour l'Art : il exalte chez
ses amis leur orgueil de poètes, leur demande de ne plus
penser aux émotions présentes, aux désillusions passées,
mais de se préoccuper seulement de la réalité objective,
des sentiments immuables de l'âme humaine et de les
représenter sous une forme artistique (1).
Et comme Bouilhet est faible, comme il hésite sur sa
voie et reconnaît le peu de valeur de ses poésies écrites en
imitation de Lamartine et de Musset, comme d'autre part
Flaubert loue dans les pièces « romaines » de son ami la
vigueur de la pensée et du style, et découvre en lui le
goût de la description objective, de la couleur locale, telles
qu'il l'entend, Louis se laisse convaincre. Mais son évo-
lution sera lente : les pièces écrites vers 1846 et 1848,
« Soir d'Eté » (2), « La Fleur Rouge » (3), par exemple,
gardent encore des traces de romantisme.
III
Il lui faut, en effet, refaire son « éducation senti-
mentale », tellement il était habitué à confondre la poésie
(1) Voir le développement de ces idées dans le livre de M. R. Des-
charmes, « Flaubert. . . », p. 282 et suivantes.
(3) Œuvres, p. 320.
(3) Œuvres, p. 322.
— 147 —
avec les émotions intimes de son àme. Il doit oublier les
vains espoirs de félicité, les enchantements imaginaires
« au pays des sultanes », ou sur les « golfes bleus », les
rêves romanesques dont il a bercé son adolescence :
Maintenant j'ai connu, j'ai vu, je sais le monde,
Les fantômes menteurs se sont évanouis ;
Je n'ai plus, dans la nuit, de troupe vagabonde
Qui verse à mon sommeil ses rêves inouis (1).
Il en vient à rire des poètes résolus au « suicide »,
parce qu'ils ont brisé leurs rêves de bonheur contre la
réalité.
Il trouve dans l'Art, dans le labeur littéraire, dans la
recherche du mot juste et du vers sonore, une consolation
et une force morale. Il écrit, dès 1845, un sonnet où
apparaît, malgré le titre, plutôt un sentiment d'orgueil
que de « Dépit » :
le Ciel qui parfois nous protège en naissant,
Aux mains de quelques-uns, comme un charme puissant.
Mit le pinceau du peintre ou le luth du poète !
Ceux-là vivent encor, sachant bien qu'ici-bas
Une force est en eux, que l'on ne brise pas.
Et que, le cœur éteint, il leur reste la tète (2).
Quatre ans plus tard il rappellera comment il sentit son
« front s'élargir » et son « cœur bondir » devant la Muse,
que lui révélait Flaubert :
C'était vous, c'était vous, 6 ma Muse ingénue,
Bel ange aux rameaux verts, nymphe au cothurne d'or,
0 vous qui, réchauffant mon âme froide et nue.
M'avez bercé, le soir, comme un enfant qui dort.
(1) « Au temps on j'étais pur. . . » (Avril 1847). Œuvres, p. 40.
(2) Inédit (Mai 1846). La même idée se retrouve dans les vers adressés
A la fiancée d'un poète ». Appendice, n" V.
— 148 —
Vous qui m'avez donné les coupes d'ambroisie.
Pour oublier le monde et ses rêves d'un jour;
Vous dont le but divin, vous dont la poésie
M'a consolé de tout, et même de l'amour (1).
En même temps que l'homme se dégage des vaines agi-
tations du cœur, le poète observe la nature avec plus de
désintéressement. Longtemps elle lui était apparue, ainsi
qu'à tous les Lamartiniens, une puissance bienfaisante
qui s'associe aux joies et aux douleurs humaines. Puis
il avait conclu avec Vigny qu'elle était une « marâtre »
impassible devant nos souffrances. Enfin il avait trouvé
dans ses spectacles une leçon, un encouragement. Main-
tenant il ne la regarde plus en confident, mais en artiste :
Poète, l'art divin, c'est d'abord une plaine,
Où la grandeur immense à la beauté s'enchaine,
Où le regard, baigné de limpides rayons.
Se perd au pli mouvant des vagues horizons !
Là, des hauteurs du Ciel, planant sur toute chose,
La Muse aux ailes d'or, qui jamais ne se pose,
Loin du monde réel s'élance d'un vol sûr,
Comme un aigle étranger, qui vole dans l'azur !
Alors, vieux monts penchant leur front sur les vallées.
Lacs, océans, forêts, aubes, nuits étoilées.
Parfum de tout calice, écho de toute voix.
Tout ensemble se mêle et s'exhale à la fois !
Tout fait, en même temps, sa rumeur et tout jette
Sa fanfare éclatante à l'âme du poète ! . . .
Le poète enivré, sur l'haleine des vents.
Glisse, plein de vertige et d'éblouissements !
Mais bientôt l'heure sonne, où plus forte la vue,
Comme l'oreille aux bruits, aux clartés s'habitue.
Et l'esprit, que précède un magique flambeau,
Découvre les détails épars dans le tableau.
(1) a Au temps que j'étais pur. .. » (Œuvres, p. 40).
— 149 -
Alors, sortant de l'ombre, où la forme se cache,
Plus d'un groupe charmant sur le fond se détache :
Là-bas, assis en cercle et couchés dans les fleurs,
Au revers d'un fossé chantent les moissonneurs ;
Joyeuse, à quelques pas, la ferme, entre les branehes,
Montre son toit qui fume et ses murailles blanches (1).
Ce manifeste marque, semble-t-il, la transition entre la
méthode de vision subjective et lyrique de la nature, pour
laquelle « l'âme du poète. . . enivré », seule, jusqu'alors,
est entrée en action, et la vision objective, par quoi sa
« vue plus forte » désormais découvrira les « détails épars
dans le tableau ». Peut-être dépassons-nous la pensée de
l'auteur en l'interprétant ainsi , mais comme pour la
première fois — sauf en quelques pièces romaines et dans
« le Galet » — nous y relevons le besoin d'une observation
attentive et raisonnée, comme cette méthode de documen-
tation deviendra la base de son esthétique pour les des-
criptions si précises de Melaenis et des Fossiles, nous
sommes tentés de croire que, dès 1847, le poète se rend
compte de ce procédé nouveau, et essaye d'en établir la
théorie.
D'ailleurs, les pièces écrites alors révèlent les progrès
accomplis. Recherchant de préférence les sujets exotiques,
il se contente quelquefois d'une simple circonstance exté-
rieure pour une somptueuse mise en scène. Il adresse à
« Maxime Du Camp », rencontré à Groisset, chez Flau-
bert, une pièce aux vers concis et sobres, aux détails
colorés et évocateurs, pour lui demander le récit de son
voyage en Orient :
Poète aux pieds légers, aux courses vagabondes.
Nous qui restons ici, nous te demanderons
La tente, et le désert tordant ses vagues blondes.
Et les grands aigles roux qui volent par les monts ;
(1) Inédit. (Avril 1847). Dédié k Pascal Mulot.
— 150 —
Nous te demanderons les haltes sur la plage,
L'ombre des grenadiers dont tu mordais les fruits,
Et comment le chameau, suant sous son bagage.
Etend son col velu pour boire l'eau des puits ! (1)
Dans la première des pièces qu'il dédia à Flaubert, il
détaille le portrait de « Tou-Tsong », le mandarin repré-
senté sur quelque potiche chère au romancier :
D'un tissu bigarré son corps est revêtu.
Son soulier brodé d'or semble un croissant de lune:
Dans sa barbe effilée il passe sa main brune
Et sourit doucement sous son bonnet pointu (2).
Pour se détacher du romantisme, il doit aussi renoncer
aux confidences autobiographiques, aux effusions lyriques.
Or, c'est déjà une chose faite vers 1848 et 1849, puisque,
en 1850, il proclame la théorie de l'impersonnalité dans
un manifeste, qui marque une date essentielle de son
évolution littéraire :
Oui, j'ai su votre mal, ô faiseurs d'élégies,
Et, par mon cœur qui saigne averti que j'aimais,
.l'ai blanchi bien des nuits des feux de mes bougies;
Mais j'eus cette pudeur de n'en parler jamais. . .
Des plis de mon manteau je cache ma blessure,
Trop fier pour mendier du cœur ou de la main. . .
Je déteste surtout le barde à l'œil humide
Qui regarde une étoile en murmurant un nom.
Et pour qui la nature immense serait vide
S'il ne portait en croupe ou Lisette ou Xinon . . .
(1) « A Maxime Du Camp », Œuvres, p. 48 (Octobre 1848).
(2) « Tou-Tsong », Œuvres, p. 65 (Juillet 1848). Voir aussi « Sur un
Bacchus de Lydie », Œuvres, p. 52 (1849).
— 151 —
L'Art saint me paraît propre à toute autre besogne. . .
La foule a ses transports, ses amours et ses haines :
Ne mêlons point notre âme à ce tumulte humain (l).
Spectateur hautain, il veut se tenir sur « la cîme )s où
« Shakespeare eut son trône, où Molière a monté », pour
observer les émotions et les sentiments :
Le flot des passions, qui se brise à sa base,
Au sommet escarpé lance un écho lointain ;
L'humanité se tord dans le doute et l'extase,
Chacun rêvant son rêve, ou marchant son chemin.
La nature aux cent voix, les cités magnifiques,
Ce qui projette une ombre et ce qui fait un bruit,
Le poète voit tout, comme des jeux scéniques,
Se croiser à ses pieds, et s'agiter sous lui.
Et là, sa lyre en main, sur la sainte colline,
Là, plus haut que la foule et la création,
A ce monde bruyant que son regard domine
Il demande l'idée et laisse l'action (2).
Il dédouble l'intelligence et la sensibilité. Il ne goûte
que l'aspect extérieur de la réalité sans que sa sensibilité
en devienne le jouet (3). Il distingue ce qu'il y a d'acci-
dentel, de passager, de périssable ; et en dégage « l'idée »,
la vérité universelle. A l'exemple de Molière et de Sha-
(1) « J'aimais. Qui n'aima pas?... » Œuvres, p. 35 (Février 1850).
Estimant banales et antiartistiques les confessions autobiographiques,
il trouve autant de poésie
« Dans le premier caillou qu'on rencontre en chemin ». (Inédit).
(2) Strophes inédites de la pièce ; « J'aimais. . . » (Février 1850).
(3) Flaubert préconisait la même théorie lorsqu'il écrivait : « J'ai
fait nettement pour mon usage deux parts dans le monde et dans
moi ; d'un côté l'élément externe que je désire varié, multicolore, har-
monieux, immense, mais dont je n'accepte rien que le spectacle d'en
jouir, de l'autre, l'élément interne que je concentre, atin de le rendre
plus dense, et dans lequel je laisse pénétrer à pleines effluves les plus
purs rayons de l'esprit par la fenêtre ouverte de l'intelligence ».
((^orr. I, p. 225).
- 152 —
kespeare, il décrit « les sentiments généraux », les « côtés
immuables de l'àme humaine », seuls reconnaissables
pour les lecteurs de tous les siècles.
Même s'il prend pour thème une de ses souffrances
morales, comme dans « La Vierge de Sunam », il n'en fait
plus un motif principal complaisamment développé : il le
place au second plan et le dissimule presque sous un
riche décor. Romantique, il eut écrit une poésie élégiaque ;
parnassien, à qui « les accidents du monde » apparaissent
« transposés comme pour l'emploi d'une illusion à dé-
crire » (1), il généralise son sentiment et l'enchâsse dans
une description impersonnelle aussi patiemment ciselée
que des « festons et astragales ».
« Décrire » devient sa grande préoccupation et Barbey
d'Aurevilly n'aura tort que dans la forme, lorsqu'il lui
reprochera sa « fureur descriptive qui décrit tout « (2).
On comprend ainsi pourquoi Bouilhet garda inédites la
plupart des poésies autobiographiques ou utilitaires, sen-
timentales ou philosophiques, analysées dans les Cha-
pitres précédents. Il vit maintenant dans un monde
nouveau : la vision de l'Orient, l'évocation des civili-
sations disparues ont remplacé en lui les troubles du pré-
sent et les amertumes du passé. Il devient un « Littérateur
absolu, curieux seulement de métaphores, de compa-
raisons, d'images et pour tout le reste assez froid » (3).
(1) Préface des « Dernières Chansons », p. 304.
(2) Barbey d'Aurevilly. « Les Œuvres et les Hommes », 3= Partie.
1" série, p. 351.
(3) Flauberf. Préface des « Dernières Ghansons », p. 286.
- 153 -
Tout en consacrant encore à l'enseignement dans « un
cours préparatoire au Baccalauréat ès-lettres », organisé
par lui et plusieurs autres professeurs (1), à Rouen, la
plus grande partie de ses journées, il prépare un long
poème : « Melaenis ».
(1) Ses collaborateurs s'appelaient : Vincent, Emonin et Vieillot. Ce
cours préparatoire fut installé dans la rue Beauvoisine. L'acte d'asso-
ciation fut signé le 12 Mars 1849. J'y relève les articles suivants :
Art III. — Celui des professeurs qui manquerait son cours sera
tenu à une amende de cinq francs par leçon, à moins que le cas n'ait
été jugé excusable après délibération. La même amende sera applicable
aux cas d'inexactitude habituelle, pendant quinze jours, aux heures de
la leçon.
Art. IV. — Chaque associé devra fournir immédiatement sa quote-
part dans la somme qui servira de mise de fond, laquelle est fixée à
six cents francs.
Art. VII. — Aucun des membres de l'Association ne pourra prendre
une mesure relative soit à la direction des études, soit au prix fixé
pour l'inscription, soit enfin intéressant directement, ou par ses consé-
quences, la Société elle-même, sans l'approbation formelle de ses
coassociés, et après délibération prise en commun.
CHAPITRE IX
Melaenis
(1849-1851)
. — Préparation du Poème. Publication dans la
Revue de Paris.
II. — Analyse. — Melaenis : a) Annonce l'art
DES Parnassiens, Couleur locale basée sur
l'érudition ; les descriptions. — b) Rappelle
le Romantisme : l'Ironie de Musset. L'Imper-
SONNALITÉ DE L'ÉCRIVAIN NE VA PAS .IUSQU'A
l'Impassibilité.
[II. — Résultat de la publication : Lettre de
Victor Hugo. La Mère du Poète. Flaubert.
« J'ai fait, dit Bouilhet, mes études littéraires au Collège
de Rouen. J'ai commencé mes études médicales à l'Hôtel-
Dieu de Rouen. J'ai fait à Rouen deux choses qui résul-
taient de ces deux sortes d'études : un conte antique et un
poème naturaliste » (1). Le poème scientifique sera « les
Fossiles » ; le conte antique est « Melaenis ».
Déjà, il avait écrit une série de pièces Romaines, men-
tionnées au Chapitre précédent, et projeté d'en ajouter de
nouvelles : il les eût groupées en une sorte d'épopée, qu'il
(1) Inédit.
— 155 -
eût divisée d'après les grandes époques de l'histoire de
Rome : les « Origines », la « République », la « Période
Grecque », le « Christianisme » (1). Mais vers 1847,
conseillé par Flaubert sans doute, au lieu de disperser
son attention sur plusieurs sièclesdelaCivilisation Latine,
il étudia à fond — ses notes prouvent la minutie de la
documentation — le règne de Commode, pour y trouver
la matière d'un poème de longue haleine.
Dès 1848, il commença « Melaenis », travaillant surtout
le soir, puisque « occupé huit heures par jour à ses
leçons » (2), il avait peu de loisirs. Chaque dimanche
jusqu'au mois d'Octobre 1849, où Flaubert partit pour
l'Orient, il apportait à Croisset les strophes écrites pendant
la semaine et les lisait à son ami : on en examinait
chacun des vers, on élaborait le plan de l'épisode suivant,
et Bouilhet, encouragé, retournait à Rouen pour reprendre
sa besogne de poète et de professeur. En 1851, quand
Flaubert revint d'Orient, l'œuvre était terminée.
(1) Ea voici quelques titres :
Origines. — « Berceau », « Le Bœuf », « Chant de guerre », « Hj^mne
au feu », « La Salière ».
République. — c< Les Plis delà Toge », « La Galère Carthaginoise »,
« La Verveine », « Le Jour des Branches vertes », « Barbiers de
Sicile ».
Période Grecque. — « Chant des Sirènes » (Le Navire), « Jeune Fille
d'Anacréon », « Cigogne et Turbots », « Lycé ».
Christianisme. — « Les Saturnales », « La Danse d'Hérodiade »,
« La Fuite en Egypte », « Bathylle », « Le Départ pour le Cirque »,
« Les Flambeaux », « Puero » (Etude Antique), « L'Egyptienne »,
« La Maîtresse de l'Empereur », « TuUia », « Le Barbare », « Dernier
cri », « Epilogue » (à Paris).
Cf. « TuUia », Appendice, n^XV. — « La Maîtresse de l'Empereur »,
Appendice, n» XVI. — « Le Départ pour le Cirque », Etienne Frère,
« Louis Bouilhet », p. 167.
(2) G. Flaubert, Correspondance, p. 81.
— 156 -
11 fallait la publier. Or, c'était la première fois que
l'auteur allait soumettre ses vers au jugement du public;
jusqu'alors aucune de ses poésies n'avait franchi le cercle
restreint des amis : modeste répétiteur, il était sans rela-
tions dans la « gent de lettres ».
Heureusement Flaubert était là. Au mois de Sep-
tembre 1851, il envoya le manuscrit de « Melaenis » à
Louise Golet. Déjà, elle était célèbre par son salon et ses
deux prix de poésie, remportés aux concours de 1839
et 1843; déjà, elle se révélait la Muse autoritaire et théâ-
trale, présentée par Barbey d'Aurevilly dans sa galerie
des Bas-Bleus (1). Elle pouvait aider les débuts du jeune
poète en le présentant aux habitués de sa maison : Musset,
A. de Vigny, Leconte de Lisle, Antony Deschamps,
Emile de Girardin, Cousin, Pradier, Préault (2). Après
avoir lu le poème elle chargea Flaubert de féliciter l'auteur.
Ce fut le premier encouragement qui vint à Bouilhet de
l'extérieur. Flaubert en fut si heureux qu'il exprima
aussitôt à la Muse sa reconnaissance : « Vous êtes la
première du public qui l'applaudissiez, lui écrivait-il.
Eh bien! Qu'en dites-vous? N'est-ce pas que c'est crâ-
nement tourné? Je ne puis juger de sang-froid cette
œuvre, qui a été faite sous mes yeux, à laquelle j'ai beau-
coup contribué moi-même ; j'y suis pour trop pour qu'elle
me soit étrangère. Pendant trois ans, ça a été travaillé au
coin de ma cheminée, strophe à strophe, vers à vers. Je
crois qu'on peut dire que ça promet un poète de haute
(1) « Les Hommes et les Œuvres », V« Partie, « Les Bas-Bleus ».
(2) Sur la physionomie du Salon de Louise Golet, vers cette époque,
voir Madame Koger des Genettes. « Quelques Lettres », et René Des-
charmes, « Flaubert, sa vie, son caractère », p 367.
— 157 -
futaie » (1). Quelques semaines plus tard l'auteur lui-même
la remerciait avec un respect un peu guindé : « C'est vous
qui m'avez donné le premier suffrage, lui écrit-il. Je vous
en remercie mille fois avec la plus vive émotion. Mes
amis (2) m'ont dit qu'à mon prochain voyage ils me pré-
senteraient à vous : j'en serai heureux, croyez-le bien. Je
pourrai alors vous dire moi-même combien je suis recon-
naissant de ce que votre voix se soit élevée la première
entre toutes pour me crier : courage » (3). A la fin de
l'année 1851, le poète était présenté dans le salon de la
Muse, qui, heureuse d'accorder sa protection à un jeune
confrère, et sûre d'être agréable à Flaubert, pria son amie,
Madame Roger des Genettes, de lire un soir quelques
passages de « Melaenis » devant l'auteur et plusieurs
hôtes (4). Bouilhet remercia Madame des Genettes par un
sonnet, intitulé : « A ma Belle Lectrice » (5), puis par
deux quatrains : « Erreur des yeux » (6), et « Jasmin » (7).
Il lui dédia également cette pièce inédite :
Vers fortunés, que dit sa voix sonnante,
Nus, orphelins, elle a jeté sur vous.
Gomme un manteau, son âme rayonnante !
De votre sort que l'auteur est jaloux !
Oh ! soyez pleins de grâces inconnues !
Des plus beaux chants égalez la douceur,
Puis bercez-vous à ses lèvres émues.
Et, s'il se peut, glissez-vous dans son cœur !
(1) Corr. II, p. 68.
(2) Flaubert et Maxime Du Camp.
(3) Cf. « Revue de Paris », 1" Novembre 1908, p.
(4) Cf. Revue de Paris, 1" Novembre 1908.
(5) Février 1852. Œuvres, p. 340.
(6) Œuvres, p. 420.
(7) Œuvres, p. 391.
- 158 —
Moi, cependant, qui n'oserais vous suivre,
Souvent, hélas ! pâle et l'esprit troublé,
Je baiserai sur la page du livre
La strophe heureuse où sa voix a tremblé ! (1).
Il témoigna sa gratitude à la Muse elle-même dans un
sonnet inédit, intitulé : « Riches, gardez votre or. . . » (2),
et dans les vers : « Quoi! vous vous étonnez », publiés
par la Revue de Paris du 1" Novembre 1852.
En effet, cette Revue, disparue en 1844, revivait depuis
Octobre 1851, protégée par un groupe d'écrivains qui
comprenait Laurent Pichat, L. de Gormenin, Théophile
Gautier, Arsène Houssaye, Maxime Du Camp et L. Ulbach.
Grâce à l'influence de Maxime Du Camp, que Rouilhet
avait rencontré à Groisset, grâce à l'appui de Flaubert, le
Comité de rédaction avait accepté « Melaenis ». En
Novembre 1851, dans son second numéro, la Nouvelle
Revue de Paris en publiait les cinq chants, avec cette
dédicace qui en dit long : « A Gustave Flaubert I » (3).
II
Paulus, fils clandestin d'un sénateur, a été élevé par la
sorcière Staphyla. Il est un des rhéteurs les plus écoutés
(1) Il semble, par le rapprochement des dates, que pour elle aussi
furent écrits les poèmes : « L'Hallali » (28 Janvier 1852, Œuvres, p. 33)
et « Flux et Reflux » (Novembre 1852, Œuvres, p. 26), où se révèle
une passion sincère, L'autobiographie mentionne les « Lettres »
échangées entre le poète et la « Belle Lectrice » : une seulement, écrite
par Bouilhet, passa dans les collections de M. Charavay.
(2) Mai 1852.
(3) « Melaenis » contient quatre cents strophes de six vers Alexandrins
et un chant lyrique en quatre stances de quatre vers.
- 159 —
de Home ; il possède les qualités qui assurent le succès :
L'œil franc, le poumon solide, la prestance
De corps et la vertu qu'il faut aux orateurs (1).
11 est le favori de l'édile Marcius. De plus, il est aimé.
Depuis longtemps il a oublié la danseuse Melaenis, ren-
contrée une nuit dans un bouge de Suburre, mais il a
conquis le cœur de Marcia, la fille de l'édile. Un rendez-
vous que les deux jeunes gens se sont donné dans les
jardins de Marcius, après un festin, auquel avait été
convié Paulus, va les perdre. Le père, en effet, les sur-
prend. Furieux, il se précipite sur son favori. Paulus,
heureusement, est agile :
Outre son éloquence, il franchissait les murs
D'un bond, comme Rémus quand il fondait sa ville (2).
Il fuit et se cache, pendant que l'édile « haletant, hé-
rissé, terrible », pour se venger, frappe en furieux à tort
et à travers, tuant plusieurs esclaves. Ne sachant où aller,
craignant d'être pris par les envoyés du puissant édile, il
se réfugie auprès du gladiateur Mirax, dont il prend les
leçons. Bientôt il devient lui-même un gladiateur redou-
table, à qui aucun adversaire ne résiste. La première fois
qu'il paraît au cirque, il est acclamé par la plèbe ; Com-
mode, dont le cœur
Flottait entre les dieux et les gladiateurs (3),
le nomme préfet aux gardes du Prétoire. Paulus profite de
cette faveur de l'empereur pour forcer l'édile à lui donner
Marcia en mariage : « Dès demain, répond Commode, elle
sera ta femme ».
(1) Œuvres, p. 151.
(2) Œuvres, p. 185.
(3) Œuvres, p. 224.
— ino -
Melaenis, que Paulus a oubliée et dédaignée depuis de
longs mois, veut s'y opposer. La haine au cœur, elle
va aux bouges de Suburre et fait promettre à un légion-
naire, Pentabolus, de tuer le gladiateur. Mais bientôt
le hasard lui offre une vengeance éclatante. Elle apprend
de Staphyla mourante le secret de la naissance de Paulus :
il est le fils de Marcius et le frère de celle qu'il va épouser.
Déjà le cortège nuptial approche : on entend le chant
d'hymen, la flûte, les cymbales ; on aperçoit la lumière
des torches dans la nuit ; Paulus s'avance, fier et heureux :
C'est lui dans son manteau de pourpre tyrienne,
Beau, jeune, ivre d'espoir, et défiant les pleurs !
Sous leur toge de fête, aux riantes couleurs,
Ses amis, à l'entour, effeuillent la verveine.
Et tout frottés d'onguent selon la mode ancienne.
Cinq enfants secouaient des flambeaux et des fleurs (1).
Melaenis arrive semblable à une morte échappée du
cercueil, et révèle le secret de la naissance de Paulus.
Celui-ci n'épousera pas Marcia. Il se laisse reconquérir
par la danseuse et tous deux vont quitter Rome :
Nous fuirons, nous aurons quelque retraite ombreuse,
Pour y faire à nos cœurs un exil éternel ! (2)
Mais cette fois encore le rhéteur n'aura pas le bonheur
entrevu. Quand il est sur le point de partir, il tombe sous
le glaive de Pentabolus, qui n'a pas oublié la promesse
faite à Melaenis.
Sur cette trame ténue, Bouilhet, grâce à une documen-
tation très sûre, a composé un poème d'une couleur locale
avant lui inconnue.
(1) Œuvres, p. 266.
(2) Œuvres, p. 273.
- 161 -
Les écrivains romantiques s'étaient peu occupés de la
vérité historique ou archéologique. « Ils créaient des
Indes ou des Grèces à eux-mêmes, comme Hugo dans ses
Orientales ou Mérimée dans sa Guzla, par la force de
l'imagination, pour leur usage exclusif et ils s'y te-
naient » (1).
Gomme Flaubert et Maxime Du Camp, Bouilhet estima
que « faire des Orientales sans avoir vu l'Orient, c'est faire
une gibelotte sans avoir de lapin » (2). A la couleur locale,
toujours arbitraire, fausse même, chez ses prédécesseurs,
il donna de l'exactitude, et par là de l'intensité: Melaenis
vaut surtout par les descriptions.
Voici un festin dans le .Triclinium de l'élégant édile
Marcius. Nous admirons les statues servant de lampa-
daires, les peintures du plafond, les mimes africains,
Frappant de leur pied noir les pavés de couleur (3),
les brillants convives surtout : Stellio le parasite, Paulus,
. . . Qu'en son cœur l'édile aimait le mieux,
Après un morse noir, qu'il nourrissait d'esclaves (4),
les philosophes qui discutent la nature de l'âme, les che-
valiers, qui vantent leurs limiers crétois, Goracoïdès, « le
bouffon )),qui lance des plaisanteries. Même énumératioii
érudite, quand Paulus, aux bains, livre son corps aux
mains des serviteurs :
Il voulut la fiole en forme de gazelle,
Et pour gratter sa peau la ratissoire d'or ;
(1) Bnmetière, « Evolution de la Poésie lyrique », II, p. IM.
(2) Maxime Du Camp, « Souvenirs littéraires », I, p. V27.
(3) Œuvres, p. 169.
(4) Œuvres, p. 172.
- 16-2 -
Dans le bain chaud d'usage on le plongea d'abord,
Puis l'esclave vida sur son corps qui ruisselle
L'ampoule d'eau glacée et, pour marquer son zèle.
De la double palette il le frappa plus fort.
Notre homme était moins triste en quittant la baignoire.
Dans la salle aux parfums on lustra ses cheveux.
Les vases ciselés, les trépieds pleins de feux,
Les drogues, les onguents s'étalaient avec gloire
Sur une grande table en marbre précieux,
Que portait à son dos un léopard d'ivoire (1).
Qu'il nous entraîne dans les tavernes de Suburre, où
mangent et boivent les muletiers, les soldats, les gens des
petits métiers et des professions louches, dans le bouge de
Staphyla, la sorcière, où partout apparaissent des « sque-
lettes grimaçants w et des « poignards ensanglantés » ;
qu'il présente Marcia avec les particularités de son cos-
tume, Paulus à l'école des gladiateurs, ou Commode aux
jeux du Cirque, c'est toujours la même exactitude infail-
lible dans la description. Il y apporte tant de précision que
M. René Pichon a pu écrire : « Ses œuvres, Melaenis sur-
tout, rappellent un peu ces romans historico-archéolo-
giques, dont le bon abbé Barthélémy avait jadis donné la
formule, et où, depuis, d'ingénieux compilateurs se sont
efforcés de dépeindre « Rome au siècle d'Auguste », ou à
tout autre siècle que l'on voudra. Elles ont plus de relief
à coup sûr et plus de style, mais elles n'en diffèrent pas
en leur fond ! » (2). N'est-ce pas là « poésie de tapissier,
de couturier ou de commissaire-priseur? » (3).
La critique — M. Pichon le reconnaît — ne tombe pas
(1) Œuvres, p. 208.
(2) Revue des Deux-Mondes, n" du 1" Septembre 1911, p. 137.
(3) Id.
— 163 -
sur Bouilhet seul : les poètes Parnassiens, Flaubert avec
le « bric-à-brac » de Salammbô, les Romantiques eux-mêmes
avec leurs « Orientales », mériteraient le même reproche. Et,
puisque notre auteur usa d'un « procédé », il faut le lui
pardonner, comme on pardonne aux poètes élégiaques leur
mode de pleurer sans cesse sur les mêmes souffrances.
De plus, si chaque page prise à part laisse entrevoir
une documentation minutieuse, ce n'est pas aux dépens
de l'ensemble : la suite des tableaux est pittoresque et
vivante, l'action marche, on ne perd pas de vue Paulus.
Melaenis, apparaît le mauvais génie, qui soutient et déve-
loppe l'intérêt tragique du poème.
Bouilhet, artiste scrupuleux, a réalisé l'accord de la
poésie et de l'érudition. Il laisse loin derrière lui les
Romantiques qui avaient tenté de ressusciter la France du
moyen-âge ou l'Espagne. Et puisque les « poèmes antiques
n'apparaîtront qu'en 1852, il « peut être appelé le pré-
curseur )) (1) du Parnasse : il ouvre la voie à Leconte de
Liste et à de Hérédia.
On l'accusa cependant d'imiter les Romantiques. Sainte-
Beuve lui reprocha d'avoir fait dans son œuvre un pas-
tiche de Musset (2). Charles de Mazade, pareillement.
(1) A. Pichon, Revue des Deux-Mondes, n" du 1" Septembre 1911,
p. 134. — Th. Gautier, à propos des descriptions du poème, écrivait :
« Melaenis est un poème d'assez longue haleine pour remplir à lui
seul le volume. Le cas vaut la peine d'être noté dans ce temps d'inspi-
rations élégiaques, lyriques, intimes et presque toujours personnelles ».
(Histoire du Romantisme, p. 3;:J7).
(2) « Les formas, écrit-il, les couleurs, le rythme, tout cela. est assez
facile à emprunter. Cette poésie banale, travaillée par les maîtres,
presque usée par les disciples, est en quelque sorte dans l'air. On peut
s'en saisir et ne pas, pour cela, savoir se donner l'accent particulier
- 164 -
estimait qu'il en était « l'imitateur »(!) et Barbey d'Aure-
villy qu'il en reproduisait « les bas- côtés... assez
réussis » (2).
Il importe de reprendre le problème. Si Musset n'avait
pas écrit « Namouna » et peut-être « RoUa «, Bouilhet
aurait- il écrit « Melaenis » ? Ou s'il l'avait écrit,
lui aurait-il donné la forme que nous connaissons ? Son
œuvre n'aurait-elle pas été autre, plus originale et plus
une?
Il serait puéril de reprocher à Bouilhet une imitation
servilede « Namouna )),sous prétexte que les deux poèmes
sont composés de stances de six Alexandrins, à rimes
triplées, ou de « Rolla », parce que la première strophe
de « Melaenis » :
De tous ceux qui jamais ont promené dans Home
Du quartier de Suburre au Mont Capitolin
Le cothurne à la Grecque et la toge de lin
Le plus beau fut Paulus
rappelle ce début :
De tous les débauchés de la ville du monde
Où le libertinage est à meilleur marché,
De la plus vieille en vice, et de la plus féconde.
Je veux dire Paris, le plus grand débauché
C'était Jacques Rolla
et (jui distingue. On adopte, de propos délibéré, un genre, on en outre
tout et l'on n'est qu'imitateur et copiste. On l'était, il y a quinze et
vingt ans, loxsquon ramassait dans ses vers les épis tombés des gerbes
de Lamartine : on l'est aujourd'hui quand on ramasse les bouts de
cigare d'Alfred de Musset. Melaenis, conte romain, par M. Louis
Bouilhet, reproduit trop visiblement (j'en demande bien pardon au
jeune auteur) le ton, les formes et le genre de boutades de Mardoche».
(Causeries du Lundi, V, p. 387).
(1) « Revue des Deux-Mondes », 1" Mai 1857.
(2) « Poésie et Poètes », p. 92.
— 165 -
Il n'y a là, semble-t-il, que des réminiscences incons-
cientes, ne prouvant rien contre l'originalité de l'auteur (1).
Mais, à notre avis, il arrive trop souvent qu'en lisant
« Melaenis » on songe à l'ironie de Musset. Le badinage
spirituel, railleur, satirique de celui-ci semble avoir donné
à Bouilhet un modèle, qu'il s'est rappelé au cours de son
poème.
Ce badinage apparaît partout. Sans doute l'auteur
n'exagère aucun vice de cette société en décadence, il
copie fidèlement les peintures des historiens ou des mora-
listes latins, mais au lieu de s'indigner, il rit : il s'amuse
à persifler le luxe, la cruauté, la gourmandise. Il présente,
par exemple, un personnage plus puissant à Rome que
Tribuns, Consuls ou Sénateurs : le cuisinier :
Le Consul, en un jour, peut sortir d'un suffrage,
Le caprice des camps forge les empereurs ;
Mais, outre l'art divin qu'il reçut en partage.
Il faut au cuisinier les pénibles labeurs,
La science profonde, et que dès son jeune âge
Il ait, comme un savant, pâli sur les auteurs. . .
Aussi bien qu'Hippocrate, il discute et critique
De toute herbe qu'il voit l'effet et la saveur ;
Aussi bien que Platon il a sondé le cœur,
Connaît des passions l'origine authentique ;
Et, d'arguments choisis bardant sa rhétorique.
Plus loin que Tullius emporte l'auditeur (2).
Il badine surtout dans les parties narratives du poème.
Ne semble-t-il pas se moquer du lecteur en écrivant :
Staphyla fut son nom. Vous narrer quelle cause
Avait ainsi courbé cette tête morose,
(1) Cf. Flaubert. Préface des « Dernières Chansons», p. 292.
(2) Œuvres, p. 165.
- 166 —
D'abord c'est difficile, et puis c'est un talent
De ne pas dire tout dès le commencement :
Horace dans ses vers recommande la chose
Et je l'estime trop pour agir autrement (1)?
Quand « Melaenis » parut, Prosper Mérimée, au milieu
d'éloges sincères, reprocha à l'auteur ce badinage continu :
« Il m'a semblé, lui écrivait-il, que le ton du poème était
trop uniformément ironique. J'y trouve deux inconvé-
nients : le premier de rappeler un peu la première manière
de M. A. de Musset, qui lui-même imitait un défaut de
Don Juan, de Lord Byron. Mais Lord Byron avait pour
excuse qu'il écrivait pour des Anglais et qu'il faisait la
satire de l'Angleterre. En second lieu, vous appliquez ce
ton ironique à une fable antique et, en vous lisant, on fait
involontairement une comparaison entre votre manière et
la manière grave et sérieuse des Anciens. Prenez le bouffon
par excellence de l'Antiquité, Aristophane, vous n'y trou-
verez jamais cette uniformité d'ironie » (2).
La critique ne manque pas de justesse. Sans doute le
ton de la satire n'est pas le même chez Bouilhet et Musset :
celui-ci fut insouciant, bon enfant ; celui-là, au contraire,
par l'influence de Flaubert, est devenu de plus en plus
ennemi du « bourgeois » et combatif; il donne au persif-
flage un mordant et un dédain, qu'on ne trouve pas dans
« Namouna ». Au fond, l'ironie est toujours là, et, par la
manièrB générale, le rapprochement des deux œuvres
s'impose au lecteur.
Si l'auteur eût évité ce badinage continu, « Melaenis »,
semble-t-il, gagnait en perfection. L'épigramme, la satire
(1) Œuvres, p. 152.
(2i Inédit (16 Décembre 1851). Communiqué par M. Leblond, ancien
•lucre au Tribunal de Commerce d'Amiens.
— 167 —
enjouée, ne s'allient guère à la poésie descriptive, qui
exige la couleur et le relief. Bouilhet tenta trop souvent
d'accorder les deux genres, pour que leur union ne pro-
duisit pas quelque disparate nuisant à l'unité de l'ensemble.
Les strophes où il expose ses réflexions propres sur les
personnages et les événements du drame contrastent par
leur manque de vigueur, que dissimule mal l'ironie, avec
la plasticité des descriptions voisines. L'œuvre, sans ce
badinage, fut devenue plus une, et aussi plus parnassienne.
Outre ces souvenirs de « Namouna », ne trouve-t-on pas
chez les héros du conte d'autres traces de romantisme?
Le poète n'a-t-il pas été porté, malgré lui, selon ses goûts
et son tempérament, à déformer la matière qu'il avait
choisie, et n'a-t-il pas mis en scène, sous des noms Latins,
des personnages essentiellement lyriques, apparentés aux
Romantiques de 1840?
Musset s'était analysé lui-même dans « Kolla », jeune
débauché qu'ont ruiné ses désordres et qui veut s'étourdir
par de nouvelles folies avant de se suicider. Il avait même
personnifié en son héros toute une génération, avide de
passions violentes. Dans « Melaenis », au contraire,
l'auteur s'efface derrière les personnages : nous y cher-
chons vainement les émotions ou les rêveries, telles
qu'autrefois il les confiait au lecteur avec indiscrétion,
elles n'y sont pas.
Après la faillite, au point de vue de la valeur littéraire,
de ses poésies romantiques, essentiellement personnelles,
Bouilhet avait constaté qu'il devait s'exiler de son œuvre.
La lutte entre les tendances élégiaques et lyriques de son
tempérament et ses convictions nouvelles d'Art dura plu-
- 168 -
sieurs années : celles-ci, enfin, triomphèrent. Et, de même
que pour Flaubert « Madame Bovary a été un exercice
utile, auquel il a voulu résolument se condamner » (1),
pour lutter contre le lyrisme outré, qui lui était naturel,
pour Bouilhet aussi « Melaenis » fut « l'exercice utile »,
par quoi il a su discipliner sa personnalité et la bannir de
l'œuvre littéraire.
De ce qu'il écrivit un poème impersonnel, il ne suit pas
qu'il soit resté impassible. Il a refréné sa sensibilité en
s'interdisant les confidences, mais il lui a donné une
diversion, en vivant avec ses héros dans un autre siècle.
Dès le collège, il avait été obsédé par des rêves magni-
fiques d'exotisme. Il les berçait alors au rythme lent des
« tartanes », sur les eaux nonchalentes des « golfes bleus »,
en un pays idéal (2). Maintenant, il lance du fond de son
âme des appels nostalgiques vers la Rome antique. Les
chers fantômes du poème vivent plus près de lui que les
« bourgeois » coudoyés dans les rues de Rouen. Portant,
par la pensée, leur âme et leur costume, il se fait empereur
fastueux avec Commode, rhéteur et gladiateur avec
Paulus, légionnaire et aventurier avec Pentabolus; il
entend l'écho des orgies romaines, les applaudissements
du cirque, il rêve aux claires nuits d'été près du Tibre.
Tantôt, il s'arrête avec une émotion respectueuse devant
la matrone, autour de qui évolue la vie domestique :
Elles vivaient ainsi les mères d'Etrurie,
Celles du Latium et du pays Sabin,
Gardant comme un trésor, loin du tumulte humain,
Le travail, la pudeur, les dieux et la patrie ! (3).
(1) « Histoire de la Littérature Française », Petit de .JuUeville,
T. VIII. p. 168.
(2) « Au temps que j'étais pur. . . » Œuvres, p. 37.
(3) Œuvres, p. 259.
— 169 —
Tantôt, il se sent poursuivi par la passion implacable
1— haine et amour — de Melaenis abandonnée :
Je suis la courtisane impure !
La foule aux mille pieds, comme sur un chemin,
A marché sur mon cœur; mais, malgré sa souillure.
J'en garde encore assez pour en mourir demain !. . . (1).
Je te suivrai si près, qu'en marchant mon haleine
Ira dans tes cheveux de parfums ruisselants. . . (2).
Que son âme vibrât ainsi en celle de ses héros, ce fut
un besoin, une nécessité pour lui qui voulait s'évader de
la réalité ambiante, jugée banale : Melaenis fut « le der-
nier écho de beaucoup de cris », que Plaubert et lui
avaient « poussés dans la solitude », « l'assouvissance
d'un tas d'appétits », qui leur « ravageaient le cœur » (3).
Là, de plus, il trouva un élément fécond d'art : parce que
pendant plusieurs années, et de toutes les forces de sa
sensibilité, il vécut dans la Rome impériale, il a su camper
des personnages réels et décrire avec des couleurs vives
et des tons de lumière chaude.
III
La publication du poème ne passa pas inaperçue :
Melaenis fut lue et appréciée.
Parmi les lettres élogieuses adressées à l'auteur, deux
surtout lui furent agréables, puisqu'il les conserva sa vie
durant : l'une du peintre Eugène Delacroix, qui lui offrait
ses félicitations, en le priant de ne pas les ranger « au
nombre des banalités et des compliments de pure
(1) Œuvres, p. 231.
(2) Œuvres, p. 189.
(3) G. Flaubert. Cor. IT, p. 69.
— 170 —
forme » (1), et cette autre, de V. Hugo, écrite le 1" dé-
cembre, la veille du Coup d'Etat :
« C'est un bonheur, Monsieur, que d'entendre une voix
comme la vôtre au milieu de nos vacarmes. Vous faites
un beau poème, pendant que tant de gens font de vilaines
actions, je vous remercie.
« Je suis, moi, dans la mêlée, mais je lève de temps en
temps les yeux vers le ciel : il y a encore des lueurs.
Dieu soit béni !
« Vous avez tous les dons du poète, et la bravoure quj
les complète tous. C'est un acte de bravoure que d'appa-
raître comme vous le faites, souriant et charmant, parmi
tant de fous furieux.
« Je vous serre la main.
V. Hugo » (2).
Tout autre fut le sentiment de Madame Bouilhet : la
publication deMelaenis aggrava la mésentente, qui, depuis
les années 1844 et 1845, séparait la mère et le fils.
Celle-ci avait vu successivement échouer les projets
d'avenir formés pour Louis. Elle s'était plu à entrevoir le
jour où, devenu un médecin rural. Userait respecté de tous,
parce que secourable aux pauvres et chrétien convaincu ;
elle avait espéré s'asseoir au foyer qu'il ne manquerait
pas de fonder. Or, il a renoncé à l'étude, à la médecine
pour prendre une modeste fonction de répétiteur dans
les pensions de Rouen! Et il ne croit plus au Dieu qu'elle
adore !
(1) Inédit. — Lettre communiquée, ainsi que la suivante, par
M. Leblond.
(•2) Inédit.
- 171 —
Elle a en outre observé avec douleur les changements
survenus dans l'âme de son fils. On n'y découvre plus les
sentiments délicats, les préoccupations morales, qu'au-
trefois il chantait en ses vers, et qui faisaient le charme
de son affection ; il a rompu avec le passé par l'influence
de Flaubert. Le penchant à l'indépendance, à la violence,
s'est développé chez lui d'année en année : il a foi main-
tenant en sa valeur de poète, que le romancier exalte sans
cesse, et, par un amour de l'art exclusif de toute préoc-
cupation étrangère, il s'enferme dans un orgueil farouche.
Madame Bouilhet estime, comme ses filles le répéteront
quarante ans plus tard, qu'il est « perdu », « dévoyé »,
par son ami Gustave Flaubert.
Depuis deux ans même, « depuis le voyage de Maxime
et de Gustave en Orient » (1), il s'est lié avec Léonie
Leparfait. Fille d'honnêtes fermiers de la Basse -Nor-
mandie, et que la fantaisie d'un jeune écervelé de famille
riche avait arrachée à son milieu, elle habitait un appar-
tement auprès du poète, dans la maison de la rue Beau-
voisine, avec un enfant de quatre ans, Philippe. « Elle
était douce, active, sérieuse, écrit E. Frère ; Philippe,
pétulant et expansif, courait d'un palier à l'autre. Ces
trois êtres se plurent et se réunirent » (2). Une liaison de
ce genre échappe rarement à la clairvoyance maternelle.
Madame Bouilhet, si vigilante, ne put ignorer, semble-t-il,
la vie intime de son fils, et n'en pas ressentir une douleur
sincère : peut-être alla-t-elle jusqu'à faire entendre
quelques conseils de sagesse !
Lorsque « Melaenis » apparut, certaines pages réalistes
(1) Inédit. « Notes autobiographiques
(2) Op. cit. p. 6G.
- 172 —
du poème, peu respectueux de la morale, lui furent un
sujet nouveau d'étonnement et de tristesse. Elle réitéra
ses remontrances. Louis, cette fois, foulant aux pieds tout
respect filial, riposta par une lettre d'une violence impar-
donnable. Nous la publions cependant :
(c 8 Janvier 1852.
« Ma Chère Maman,
« Je me suis demandé longtemps si je répondrais à
rétrange lettre que je viens de recevoir. Je me décide à le
faire, mais une fois pour toutes, et dans ce que je vais te
dire, ne prends aucune chose pour toi personnellement.
Je te parle en général et à l'adresse des imbéciles...
Seulement, si tu veux continuer une correspondance quel-
conque avec moi, plus un mot qui ait rapport, même
indirectement, à ma poésie : je t'en conjure à mains
jointes, je te le défends au besoin ; toi, pas plus qu'un
autre, n'as de droits sur ma pensée :
L'ar^-^le a perdu son nid, quand il monte au Soleil !
« Ce que je te permets largement, si tu en as le cœur,
c'est de me renier, c'est de rougir de moi, c'est de faire
chorus avec je ne sais qui. Je ne veux dans mon chemin
que ceux qui me poussent ou m'encouragent. Je sais qu'on
ne trouve jamais cela dans sa famille, témoin Byron,
Voltaire et autres, qui ne s'en sont pas moins bien portés
pour cela ; je suis revenu de ces niaiseries sentimentales
d'adolescent. D'ailleurs, tu n'as pas à répondre de mes
actes ni de mes écrits, pas plus que de ce que je crache
quand je tousse... Je sais d'où je viens, je sais qui je
suis, cela me suffit amplement; je m'en rapporte à ma
conscience d'abord, puis au jugement des hommes illustres
ensuite.
- 173 -
« Je suis du bois dont on fait les arcs ; je plie longtemps,
je rejoins quelquefois les deux bouts, mais je me relèverai
terriblement. Nul que moi ne sait combien j'ai fait de
concessions à la reconnaissance, et de sacrifices au respect
humain le plus sot : considérations de clocher, qui me
feraient rougir si jamais on les connaissait. Mais j'ai
trente ans, je ne suis plus Louis, je suis Bouilhet : sous
ma peau d'agneau, il y aura un lion au besoin, qu'on
n'oublie pas cela, puisqu'on s'occupe tant de moi.
« Oui, je vais t'ouvrir tout mon cœur, et te verser comme
un flot, tout ce que j'ai pleuré, goutte à goutte. Car il y a
longtemps que je ne te parle plus. Ecoute : j'avais
vingt-deux ans, j'avais un volume de poésies ardentes,
jeunes, vivaces. J'avais la démangeaison de la gloire,
l'amour violent de la liberté, un enthousiasme vrai pour
tout ce qui est grand et franc. Un docteur de Bolbec,
qui avait lu ces premiers vers d'enfant, vint m'offrir
deux mille francs pour les publier et je te fais juge du
combat intérieur qui se livra dans mon âme. J'ai refusé. . .
Et pourquoi? Parce que la plupart de ces pièces étaient
libérales, napoléoniennes, philosophiques, et quelques-
unes directement décochées contre les Jésuites. J'ai fait
plus que de les garder en portefeuille. Je me suis juré
qu'elles ne verraient jamais le jour. Je ne reviens pas sur
ma parole, et cependant, il y avait là de bonnes choses,
pour la réhabilitation desquelles on me tourmente chaque
jour. Je l'ai fait par respect, par reconnaissance pour la
famille de Luxembourg. J'ai jeté au fumier une partie de
mon âme.
« Depuis, j'ai résisté aux attraits de la publication...
Il est possible que tu ne comprennes pas cette lutte et ce
sacrifice, mais je te jure qu'on en souffre à mourir. Enfin,
- 17'i -
je me dis qu'il laul bien suivre sa route, qu'en ne s'oc-
cupant ni de la religion Catholique, ni du Roi, ni du
diable, ni du Gouvernement, on a le droit d'écrire en vers
une histoire du temps des Romains. Je fais cela, faute de
mieux. Il arrive que j'obtiens à Paris un beau succès, oui,
quoi qu'on en dise. Plus de six mille personnes ont lu cela
et ont applaudi, et c'est dans mon pays que je reçois des
reproches. Et de qui? Ah! laisse-moi rire, je suis trop
vieux pour pleurer:
Décomposons ce fameux « on m'a dit » de M. Riquier.
Ce ft on » c'est à coup sûr M. G. . ., M"ie G. . . et encore
sans doute M. B. . ., l'officieux intermédiaire. Or, vois-tu
d'ici ces trois têtes, ce triumvirat. . . » (1).
La lettre s'arrête là, inachevée. Si sa présence dans les
papiers de" Philippe Leparfait prouve qu'elle ne fut pas
envoyée, et ne coûta pas; de nouvelles larmes à Madame
Bouilhet, du moins cette explosion brutale de rancœurs
longtemps contenues éclaire d'un jour trop crû, mais bien
suggestif, les révoltes intérieures d'une âme à la fois déli-
cate et orgueilleuse. Le poète eut à souffrir, en sa première
jeunesse, de certaines dépendances sociales, qui le frois-
sèrent, de certains heurts d'idées et de convictions, qui
meurtrirent et le meurtrirent. L'enivrement du premier
succès, trop tardif à son gré, le poussa violemment à se
venger sur d'autres des humiliations et des déceptions,
qu'il eût été peut-être plus juste d'attribuer aux timidités,
aux illogismes, aux inconstances d'un génie incomplet.
Flaubert vit dans cette lutte contre la famille la consé-
cration du talent de son ami : « Si j'avais eu quelques
doutes, écrivait-il à Louise Golet, sur la valeur de l'œuvre
(1) Inédit.
-- 175 -
et de l'homme, je ne les aurais plus. Celte consécration
lui manquait; on n'en peut avoir de plus belle : être renié
de sa famille et de son pays (c'est très sérieusement que
je parle). Il y a des outrages qui vous vengent de tous les
triomphes, des sifflets qui sont plus doux pour l'orgueil
que des bravos » (1).
Eloigné des siens par ce conseiller intransigeant, le fils
révolté s'attache de plus en plus à l'idée d'habiter Paris,
qui seul consacre pleinement une réputation littéraire.
(1) Corr , II, p. 87.
18
CHAPITRE X
Les Fossiles
(1852-1854)
I. — La Vie du Poète : il quitte Rouen et habite
Paris. Son isolement.
11. — a Les Fossiles » : le choix du sujet. Les
Corrections imposées par Flaubert.
[IL — Intérêt littéraire et philosophique du
Poème.
I
Le 11 Novembre 1853 (1), il s'y installait au numéro
71 de la Rue de Grenelle-Saint-Germain, malgré les prières
de Léonie Leparfait, laissée seule à Rouen. Deux mille
francs prêtés par un ami dévoué, A. Guérard, dont la
famille habitait près de Gany, devaient suffire aux pre-
mières dépenses : il trouverait ensuite son gagne-pain
(1) J'établis cette date d'après la lettre suivante adi'essée le 10 No-
vembre 1853 à Louise Colet : « Ne craignez rien, chère sœur, nous
arrivons jeudi, c'est-à-dire aujourd'hui même. Je suIp, quant à moi
bien contrarié pour mes meubles. J'attends l'homme de Paris, et serai
forcé de partir avant mon mobilier. Adieu, à demain, nous partirons
de Rouen à une heure vingt-cinq minutes » (Inédit). Cf. aussi ces lignes
de Flaubert dans une lettre à Louise Colet : « Bouilhet est là; je pro-
lile même de ce moment, où il est à faire ses adieux à ma mère, pour
l'envoyer ce mot. C'est son dernier dimanche, j'ai le cœur tout gros
de tristesse ». (6 Novembre 1853, Corr. II, p. 394).
- 177 —
dans l'enseignement, dans les leçons particulières, que
Louise Golet promettait de lui procurer.
Il voulait réserver à la poésie une grande partie de son
temps, et achever au plus tôt deux œuvres commencées :
un poème, « les Fossiles », presque terminé, et un drame
seulement ébauché, « Madame deMontarcy ». Grisé par le
succès de Melaenis, orgueilleusement sûr de son talent, il
entrevoyait dans ses visions d'avenir, comme autrefois
Pierre Hourcastremé quittant sa province, des « choses
splendides », une gloire littéraire toute proche, qu'il espé-
rait facilement atteindre par ces deux œuvres.
La réalité ruina vite ces espérances. Lorsqu'il se mit au
travail, installé dans son appartement solitaire et n'ayant
plus Flaubert, le maître zélé, pour le soutenir dans la
tâche quotidienne, il se sentit déraciné : « A un certain
âge, le sens de Paris ne s'acquiert plus ; des choses toutes
simples pour celui qui a humé enfant l'air du boulevard
sont impraticables à un homme de trente-trois ans, qui
arrive dans la grande ville avec peu de relations, pas de
rentes et l'inexpérience de la solitude. Alors de mauvais
jours commencèrent» (1).
« Je suis dans une tristesse profonde, écrivait-il à
Flaubert, et dans l'état moral le plus déplorable, décou-
ragé, désabusé, amhèlé (2) jusqu'à la garde. Ma parole
d'honneur, je suis dégoûté des hommes et des femmes.
Je me sens vieux et fatigué de vivre. Je me répète sans
cesse : à quoi bon? et je ne trouve pas de réponse. Seul en
face de la vie réelle, avec ma plume pour gagne-pain, je
recule. Tu me dis parfois que j'ai du jugement. Eh bien !
(1) G. Flaubert. Préface des « Dernières Chansons », p. 287.
('?) Je traduis.
— 178 -
je juge. Ce siècle est atroce; il faut crever le plus tôt
possible : je ne bois que de l'eau pour mef le choléra.
Tout conspire contre moi. Je vois mon drame à rebâtir
presque en entier ; il faut absolument un rôle principal
plus tenu, plus prolongé, un caractère enfin, et je n'ai
que de l'action. Après cela, voici mes « Fossiles » qui
marchent comme des tortues. Je suis dans des difïicultés
à me casser la g. ... : mon morceau de «l'Homme «s'allonge
devant moi à mesure que j'y travaille, et je ne sais pas si
ce que j'ai fait est bon. Veux-tu que je te dise une chose
positive? J'ai fait la plus grande sottise du monde en
quittant Rouen. Il fallait partir avec mon drame fait, avec
mes « Fossiles » publiés, avec toi enfin. Et puis, peut-être
me faut-il, à moi, la difficulté matérielle à vaincre, le
milieu mesquin, où l'on s'irrite toujours, la leçon de Grec,
qui empêche le vers et qui le fait se tordre plus vigou-
reusement. Je ne suis pas un homme de premier plan
dans la vie pratique, je pâlis en pleine lumière : un taudis
d'étudiant me relèverait plus à mes yeux. Quand j'entends
autour de moi de braves gens qui m'encouragent, je songe
à leur déception future, et comme ils peuvent se mettre le
doigt dans l'œil I Tu ne trouveras pas tout cela bien fort,
mais comme c'est le fond vrai de mon âme, je ne vois pas
pourquoi je ne t'étalerais pas. . . » (1). « Je suis tout triste,
sans trop savoir pourquoi, confesse-t-il dans une autre
lettre ... Je songe depuis deux jours, avec un bonheur réel,
à la paix tranquille des tombeaux. Ceci a'est pas une
phrase : j'ai besoin de dormir longtemps, et même
toujours! » (2).
(1) Inédit. Sans date. Lettre écrite à la fin de 1853 ou au début
de 1854.
(2) Inédit. Sans date.
- 179 -
Arrivé à Paris « avec peu de relations », il ne cherche
guère à s'en créer. Il poursuit de son mépris quiconque se
plie facilement aux conditions de la vie ordinaire et
s'accorde de la société en dédaignant l'imagination. Il
évite même, par intransigeance artistique, de fréquenter
des écrivains, qu'il connaissait depuis plusieurs années.
Il se tient éloigné de Maxime Du Camp, pour qui il a
« un dégoût assez raide », et cette haine ne nous étonne
pas. Du Camp, en effet, d'abord lié d'amitié avec Flaubert
par une certaine affinité' d'idées, devient un défenseur de
l'Art utilitaire. Dans le « Livre Posthume » (1), et dans
ses vers alors publiés par la « Revue de Paris » (2), il fait le
procès des écrivains qui se soucient seulement de la
forme ; il étale surtout les défauts pourchassés par Flau-
bert : personnalité de l'auteur, sentimentalité, doctrines
morales ou humanitaires.
Bouilhet évite donc, pour sa « santé », de le rencontrer.
« Quant à Du Camp, écrit-il à Flaubert, j'ai été quinze
jours sans le revoir et j'aurais passé l'année de la même
façon si lui-même n'était apparu chez moi jeudi dernier, il
y a huit jours. Je 4ois dire qu'il fut fort aimable, et à mon
endroit et pour toi-même. Ça peut être de la politesse,
mais je constate les faits en simple historien. Il m'a offert
ses services pour trouver un éditeur, plus tard pour
trouver une bibliothèque. Il s'est informé de toi et de ton
(1) 18ô;3. « Ce qui m'a particulièrement fait rire dans le « Livre
Posthume », écrivait Flaubert à Louise (jolet, c'est que Maxime qui
mo reproclie. tant de me mettre en scène dans tout ce que je fais, parle
sans cesse de lui. Il se complaît jusque dans son portrait physique. Ce
livre est odieux de personnalité et de prétentions de toute nature ».
(Corr. IL, p. 177).
(2) Années 1852 et 1853. Ces vers devaient former en 1855 le volume
des « Chants Modernes ».
- 180 -
travail. Ce que je lui ai dit de la Bovary l'a occupé
beaucoup. Il m'a dit, en phrases incidentes, qu'il en était
fort heureux, que tu avais tort de ne lui avoir jamais par-
donné la « Revue », qu'il verrait avec bonheur tes œuvres
dans son recueil, etc. , etc. Il semblait parler avec conviction
et franchise. Je l'ai invité à déjeuner au Café d'Orsay, et
là, je lui ai dit crûment, énergiquement, ma façon de
penser sur sa pente intellectuelle et littéraire; j'ai beau-
coup loué « Tagahor », afin de mieux tomber sur le
« Livre Posthume » et le « Nil ». Il était embarrassé : il
m'a dit qu'il aimait le style et la couleur, que je le jugeais
mal, et que s'il ne faisait pas mieux, c'est qu'il ne pouvait
pas, (C'était au fond mon idée) » (1).
Il évite pareillement de rencontrer Louise Golet. Avant
son départ pour Paris, les relations entre elle et Flaubert
étaient déjà tendues. Violente et fantasque, elle avait
voulu, après en avoir provoqué presque la rupture, que
Bouilhet s'interposât pour les renouer. « Je lui ai répondu,
écrivait le poète à Flaubert, que je n'avais absolument
rien à lui dire sur toi, que tu ne m'avais rien dit, et que je
ne voulais pas jouer le rôle de Monsieur Robert. . Je
l'envoie promener poliment » (2). Il jurait alors de s'en
c( débarrasser lestement ». Installé à Paris, il assiste, en
témoin impassible, à la brouille entre la poétesse et le
romancier : « Je suis de ton avis pour ce que tu me dis de
la Muse, écrivait-il à Flaubert. C'est une affaire qui se
dénouera d'elle-même et sans secousses violentes ». Il
s'amuse de ses déclamations vides sur l'amour, il « blague »
devant elles « les flammes éternelles du sentiment, toutes
(1) Inédit. Sans date. Lettre écrite à la fin de 1853. ou au début de 1854.
(2) Inédit.
f
- 181 -
ses phrases et rocamboles ». Il se moque des habitués de
son salon. A propos d'un article publié par elle dans un
journal de Modes, il écrit à Flaubert : « Tu n'as pas vu
tout l'article, et Mulot, qui a été frappé comme toi de la
beauté du morceau, m'a envoyé d'autres citations d'un
bon calibre : « Mademoiselle Golet, fraîche enfant de
quinze ans, etc.. » On y voit Vigny, Babinet, toute la
ménagerie. C'est surprenant et triomphant. Le bouquet,
c'est la fameuse phrase : « Un cachet artiste ». Tout ce
paragraphe est taillé dans le marbre : il demanderait une
grande habileté de diction. Quel début! « Madame Golet,
elle aussi. . . » C'est délicieux ! Tu me réciteras cela. Je
vais étudier les intonations » (1).
Même mépris pour les directeurs et les amis de la « Revue
de Paris », qui fréquentent chez Laurent Pichat, et qui, dès
la première rencontre, excitèrent son antipathie : « Je vis
là, annonce-t-il à Flaubert, un grand combat, c'est-à-dire
une douzaine d'imbéciles, faisant des calembours et ris-
quant des paradoxes. Marc Monnier était silencieux et
dans un coin, comme de coutume. Un être que j'ai en par-
ticulière aversion, c'est le sieur Ulbach. Fovard se trouvait
aussi dans ce cercle d'artistes. . . » (2).
Béranger, le poète sans idéal, qui dans ses chansons
avait abaissé à la moyenne bourgeoise les grands thèmes
lyriques, ne pouvait échapper à cette réprobation de
Bouilhet. Celui-ci conta, sous forme de « Nouvelle », en-
voyée à Flaubert, sa présentation faite, sans doute par'
Louise Colet, à « l'illustre vieillard », à « l'Horace mo-
derne » : « Par une froide matinée de Décembre, un char
(1) Inédit.
(2) Inédit.
— 182 —
de remise s'arrêtait à la porte d'une blanche maison,
blanche avec des auvents verts, modeste et propre, retraite
d'un sage échappé aux tempêtes de la vie, riante villa,
comme en rêvait J.-J. Rousseau. Quelqu'un qui eût passé
dans la rue à ce moment-là, eût pu voir descendre du char,
gracieuse et légère, une jeune femme, plutôt jolie que
belle, mais dont la physionomie respirait la candeur et la
joie que procure la vertu. Un jeune homme l'accompagnait,
blond de cheveux, l'air doux et rêveur, avec cette émotion
vive, que donne l'attente d'un spectacle touchant ou d'une
scène grandiose. Ils gravirent les marches d'un escalier
raide, mais étroit, et frappèrent à une porte où brillait un
bouton de cristal, luxe honnête, ornement raisonnable,
qui joignait l'éclat à l'économie, et qui faisait deviner tout
d'abord que l'hôte de la maison était pour ce juste milieu
moderne, source des véritables joies, base de jouissances
permises, en un mot le confortable !
K — Monsieur Déranger? dit la jeune dame. Et sa voix
tremblait légèrement. Et le jeune homme à ce nom im-
mortel sentait vibrer en lui toutes les cordes de son âme.
« — Entrez, fit une voix cassée, la voix de Lisette.
« Ils entrèrent.
« Ce n'étaitpluslaLisetteau jupon court, au cœur géné-
reux, méprisant le luxe de la richesse, toujours vive," tou-
jours prête, consolatrice du peuple, fauvette des man-
sardes, effrontée, mais honnête, type éternel du véritable
amour français. C'était une vieille personne, respectable
comme une garde-malade, et peu disposée à mettre aux
fenêtres en guise de rideau, comme dans le grenier de
vingt ans, son tartan large aux bandes croisées ! Mais
sous cette décrépitude, à laquelle les rois mêmes n'échap-
pent pas, on cherchait, on trouvait avec bonheur l'idéal
— 183 -
du poète, l'amour du barde vraiment national ! Elle intro-
duisit dans l'appartement de réception les jeunes et inté-
ressants visiteurs. Le plancher cria sous des pas lourds,
la porte tourna sur ses gonds et Déranger apparut ! Vous
dire l'émotion qui s'empara des deux étrangers, vous
peindre leurs regards pleins de rayons, leurs poitrines
gonflées, serait chose impossible : il y a des scènes qui se
refusent au pinceau du narrateur. La belle tête du vieillard,
couverte d'un bonnet de soie noire, se détachait dans la
pénombre de la porte entr'ouverte, et un rayon de soleil
se jouait sur ce front immortel, d'où sortit « Le Dieu des
bonnes gens » et tant d'autres admirables chansons qui
sont des Odes.
« L'Horace moderne s'avança lentement et comme courbé
sous le fardeau de sa gloire, le plus lourd des fardeaux
humains. Après s'être assis dans son grand fauteuil, et
avoir souri à la jeune femme avec une touchante cor-
dialité, il promena sur le jeune homme son œil fixe et
bienveillant à la fois, regard de penseur et de philan-
thrope, rayon visuel où il y avait du La Fontaine et du
Parmentier.
« L'illustre vieillard rompit le premier le silence : sa voix
affaiblie par les ans, avait cependant la gravité la plus
majestueuse. Il daigna complimenter le jeune homme sur
un essai poétique, timide ébauche d'un talent vertueux,
mais encore sans expérience, dont il avait reçu un exem-
plaire, avec la dédicace de l'auteur, hommage mérité par
son imposante renommée. Il donna donc au jeune nour-
risson des Muses des éloges flatteurs, surtout sur sa
science profonde et même précoce.
u — Vous êtes un savant ! lui dit-il.
« Le jeune homme flatté rougit de modestie et de recon-
- 184 -
naissance. Puis, on parla des hommes et des choses, de
l'intluence de la littérature sur les mœurs et des chansons
sur les révolutions politiques. Le jeune homme loua, avec
une émotion vraie et bien sentie, cet admirable « Dieu des
bonnes gens » et tant d'autres perles, « la Bacchante »,
cette esquisse grecque, « le Grenier », ce cri si français !
Le grand poète semblait heureux de cet hommage naïf et
respirait avec bienveillance l'encens du blond enthou-
siaste, dont les yeux, tout en parlant, se promenaient avec
avidité dans la chambre, dévorant les détails, et tâchant
de s'inculquer pour toujours cet intérieur historique de
notre gloire la plus pure.
« 0 surprise ! ni livres, ni tableaux. Point de vain luxe,
point d'ornements bizarres. Un gai papier décorait les
murs, un secrétaire d'acajou portait le buste d'un autre
grand génie, de notre illustre Lamartine : touchante
réunion de toutes nos gloires ! . . .
« (La suite au prochain numéro). L. B..
« Je me résume, ajoutait le poète. Béranger est une
vieille croûte. Il a été assez aimable pour moi : je te conte-
rai ça en détail. . . » (1).
Seul de tous les écrivains que Bouilhet rencontre,
Leconte de Lisle trouve grâce devant son mépris hautain.
Ensemble ils passent de longues heures à discuter art et
littérature, à évoquer surtout le souvenir de Flaubert :
« De Lisle pense beaucoup à toi, écrit-il à son ami, il m'en
parle sans cesse ».
II
Dans cet isolement dédaigneux et irrité, il s'acharne au
travail âpre et ingrat que lui impose l'achèvement des
(1) Inédit.
— 185 —
" Fossiles ». Je ne m'attarderai pas longtemps sur l'ana-
lyse de ce « de Reruni Naturà ».
Les premiers vers décrivent le monde antédiluvien. Le
soleil pâle est à peine visible : on aperçoit des granits
énormes, des mousses, des lichens. De temps en temps,
des éclairs embrasent l'horizon. Le grondement de volcans
mal éteints et du tonnerre sont les seuls bruits qu'on
entende :
Sur l'aride plateau de ce désert immense
Les siècles désolés se suivent en silence. . . (1).
Après cette première période, la vie se manifeste, le
soleil est plus clair, les fougères et les palmiers croissent,
des forêts couvrent la terre, une végétation abondante
s'éveille sous les vents tièdes ; des oursins étoiles se
traînent dans les varechs, un monstre au dos gluant, aux
pattes énormes, aux doigts écaillés, apparaît sur la grève
et pousse un long mugissement :
Et le vaste univers écoute, soucieux,
Le grand cri de la vie épandu dans les cieux (2).
Puis, dans un immense marais, oiî les bambous et les
zamias frissonnent sous la brise, grandissent les madré-
pores blancs, les éponges et les algues, s'agitent les tortues
et les oursins, des monstres, aux formes bizarres, se livrent
des combats terribles.
Après de longs siècles, le ciel rayonne de plus en plus :
tout fleurit et bourgeonne. Des parfums et des bourdon-
nements s'échappent des halliers. Un monde gigantesque
se révèle : bananiers, dont l'ombre d'une feuille abrite une
colline, papillons d'azur et de carmin, araignées, qui
(1) Œuvres, p. 116.
(2) Ihid., p. 118.
— 186 —
étendent leur toile d'une montagne à l'autre, fourmis,
lézards, abeilles. Une vie intense est partout répandue :
l'univers est préparé pour recevoir son maître.
L'homme arrive enfin, mais il n'a pas l'aspect d'un roi :
Comme un germe fatal, par la vague apporté.
Au bord des grandes eaux quand Thomnie fut jeté,
. Il roula, vagissant, sur la plage inconnue. . .
Il se traîna d'abord sous les forêts désertes,
Dont les dômes flottaient comme des tentes vertes ;
Puis, quand la faim première aboya dans ses flancs,
De l'yeuse sauvage il secoua les glands.
Arrachant aux bambous la liane en spirales.
Il serra sous ses pieds l'écorce des sandales,
Et, pour tout vêtement sur son dos large et fort
Attacha des grands boeufs la peau fumante encor.
Il s'étendait, la nuit, sous les cavernes creuses.
Là, durant le frisson des heures ténébreuses,
Peuplant de son efl^roi l'immensité des cieux.
Dans le bois et la pierre il se tailla des Dieux,
Fit couler sur leur corps la graisse des génisses.
Et, tout noircis déjà du feu des sacrifices.
Les prit pour compagnons de ses rudes travaux (1).
Devenu à force d'énergie le maître du monde, l'homme
renonce aux Dieux qu'il s'est créés. A leur place il adore
les passions :
La pâle humanité, dans sa stupeur immonde,
Sans courage et sans foi, s'accroupit sur le monde,
Etalant au soleil toutes ses nudités.
Telle qu'un lépreux maigre aux portes des cités.
L'espoir était tombé dans les cœurs en ruines.
Les sages, impuissants, reniaient les doctrines,
Et l'univers, fétide ainsi qu'un mauvais lieu.
Ne put être lavé que par le sang d'un Dieu (2).
(1) Œuvres, p. TJO.
(2) Ibid., p. lo4.
- 187 -
L'homme, civilisé, ainsi racheté par la mort du Christ,
marche maintenant dans la lumière : son âme est libérée
des passions. Les Barbares eux-mêmes se convertissent :
Les guerriers s'arrêtaient au fort de la bataille,
Le chef aux longs cheveux courbait sa haute taille,
Et, dressé sur le monde avec ses bras ouverts,
L'arbre du grand supplice abrita l'univei's (1).
Voici le Moyen- Age, avec sa foi profonde, puis les temps
modernes, où la raison humaine sonde tous les mystères
et rejette la Foi.
De nouveau « le vieux chaos mugit » : l'homme épou-
vanté comprend que c'est le commencement d'une agonie:
l'univers est englouti sous les eaux. Mais le poète entrevoit,
dans les siècles futurs, l'approche d'une humanité nouvelle
plus parfaite. Déjà le temps recommence son cours; une
végétation plus riche s'épanouit sous une brise plus
douce. C'est l'univers qu'ont rêvé les vieux âges, et les
êtres créés attendent l'arrivée du maître nouveau.
L'homme régénéré apparaît a dans la lumière » et
« dans l'harmonie ». Il a le génie, la force, la sagesse : la
nature entière lui obéit :
Salut ! être nouveau ! génie ! intelligence !
Forme supérieure, où le dieu peut tenir !
Anneau mystérieux de cette chaîne immense
Qui va du monde antique aux siècles à venir ! (2).
Toutefois, qu'il n'ait pas d'orgueil I Devant nos débris,
qu'il trouvera sur la grève, il devra songer qu'il dispa-
raîtra à son tour et laisseï-a la place à d'autres êtres. Et
même, plus intelligent que nous, il devinera mieux les
(1) Œuvres, p. 135.
(2) Ibid., p. 142.
créatures plus parfaites qui doivent lui succéder :
Tu n'es pas le dernier ! D'autres viennent encore
Qui te succéderont dans l'immense avenir ;
Toujours sur les tombeaux se lèvera l'aurore,
Jusqu'au temps inconnu qui ne doit pas finir (1).
Et, sans plus préciser, l'auteur termine son œuvre par
cette vague vision d'une humanité toujours plus belle et
plus avide de bonheur.
Bouilhet a affirmé que ses études médicales l'avaient
conduit à écrire ce « poème scientifique », comme ses
études littéraires lui avaient suggéré un conte romain,
;< Melaenis ». L'idée n'est juste qu'en partie. La fréquen-
tation assidue des écrivains Latins, de Lucrèce surtout,
la connaissance des découvertes paléontologiques, l'évo-
lution littéraire même du poète ont donné à sa pensée
cette direction, que les études médicales ne pouvaient
seules déterminer.
Sans l'exemple de Lucrèce, il eût peut-être craint de
demander l'inspiration à une matière aussi aride. Sans
doute, il était persuadé, dès 1845, que la poésie doit gagner
beaucoup à suivre la science, mais parler en vers des êtres
antédiluviens, des plésiosaures, des mammouths, alors
étudiés par les seuls savants, de la boussole, de la décou-
verte de l'Amérique, de l'électricité et de ses applications,
paraissait une tentative d'autant plus hardie qu'elle n'avait
aucun précédent, car depuis le Jean de Meung du Roman
de la Rose, nul chez nous n'avait demandé à la science
l'inspiration poétique. Le « deRerumNaturà » lui prouvait
qu'il n'y a pas de contradiction entre l'esprit scientifique
et l'esprit poétique, mais qu'ils s'aident mutuellement. La
(1) Œuvres, p. 144.
- 189 -
loi scientiflque donne la formule des phénomènes sans les
représenter; derrière cette formule, le poète évoque des
spectacles multiples et vivants, il essaye d'en connaître
les détails et de les peindre en des tableaux colorés (1).
Peut-être aussi Bouilhet fut-il influencé dans le choix
de ce thème par le mouvement de curiosité auquel obéissait
le public vers 1840, depuis que les Sciences Naturelles, et
en particulier la Paléontologie, tout à coup s'étaient éveil-
lées et prodigieusement développées. Cuvier avait ressus-
cité le monde des animaux fossiles, aux formes étranges ;
Elle de Beaumont et Brongniart découvraient la vie des
végétations antédiluviennes. A Rouen même on se préoc-
cupait de ces études : le directeur du Muséum d'Histoire
Naturelle, Pouchet, dont Bouilhet étudiant fut un des
auditeurs à l'Ecole de Médecine, en suivait attentivement
les progrès. Il y avait, semble-t-il, dans ces curieuses
restitutions, de quoi tenter l'imagination d'un poète.
(1) La parenté est évidente entre les « Fossiles » et le « De Rerum
Naturà » : de nombreux vers du texte latin sont littéralement traduits
dans le poème français. M. Angot en donne ces exemples :
Grandiferas inter curabant corpora quevcus
Plerumque.
Puis, quand la faim première aboya dans ses flancs,
De l'yeuse sauvage il secoua les glands. . . (p. 130).
Pellibu? et spoliis corpus vestirc ferarum.
Et pour tout vêtement sur son dos large et fort
Attacha des grands bœufs la peau fumante encor. . . (p. loO).
Sed nemora atque cavos monteis sylvasque colebant.
Il s'étendait, la nuit, sous les cavernes creuses. .. (p. 130).
Fa zephyri caca per calamorum sibila primum
Agresteis docuere cacas ùiflare cicutas.
Il allait éveillant sous son souffle amoureux
La musique endormie au fond des roseaux creux. . . ip. 131).
— 190 -
Enfin, de par son évolution même, il inclinait aux
vastes synthèses des « Fossiles ». Le particulier, l'acci-
dentel,sontdevenusàsesyeux indignesde l'Art. Il s'efforce
de comprendre et d'exprimer les « côtés immuables de
l'àme humaine », les manifestations de la vie collective, les
symboles de l'univers aux différents âges. Il trouve donc
dans son poème un cadre fait à souhait pour nous y repré-
senter comme les modes passagers d'une substance per-
manente à travers la série des siècles passés et futurs.
Toutefois l'œuvre révèle l'influence du milieu scien-
tifique, de l'Ecole de Médecine, où il vécut quatre années
de sa jeunesse et puisa le besoin de la précision : il voulut
que les « Fossiles » fussent un poème scientifique, et non
une œuvre d'imagination. Il s'était documenté aussi
exactement qu'un savant. Je trouve dans ses cahiers de
notes la description minutieuse du « plésiosaure » et du
« ptérodactyle », le dessin très exact des plantes décrites
dans le poème : la « fougère arborescente », le « zamia »,
le u cycas revoluta », le « pandarus », le « nevropteris »,
le « lepidodendron », avec des notes empruntées à quelque
dictionnaire ou traité de botanique. Par exemple, près de
la figure représentant un « cycas », je relève ces lignes :
« Tronc écailleux, oblong, ramassé en boule, dans sa
vieillesse grandissant beaucoup et faisant un peu le
palmier; les branches partent de tous les côtés en bou-
quet : feuilles énormes (6 pieds), formées de foUioles
opposées, des épines fort aiguës sous chaque folliole; les
feuilles nouvelles partent du centre au sommet et se
contournent comme les jeunes feuilles de fougère » (1).
Et ces recherches minutieuses lui servent unique-
(1) Inédit.
- 191 —
ment à nommer le « cycas » dans une description :
F^rès des pins odorants les cycas et les prèles
Poussent leurs rameaux droits bordés de feuilles frêles (1).
Il se voulut, en effet, très exact sans étaler une érudition
didactique. Il s'est même interdit tout terme technique
rappelant des découvertes trop récentes : mastodontes,
ptérodactyles, mammouths apparaissent dans le poème, se
dégageant du limon de la terre ; ils sont, d'après la spiri-
tuelle remarque de Th. Gautier, « évoqués par une
description puissante, mais innommés, car Adam, le
nomenclateur, n'est pas né encore » (2). Il suffira que le
lecteur les reconnaisse à leur allure et à leur forme.
Il n'éprouva guère en écrivant le poème la fierté et la
joie du labeur artistique : dans la correspondance d'alors
s'étalent au contraire ses hésitations et son découra-
gement devant les critiques de Flaubert.
Vainement il tenta de résister : il lui fallut le plus
souvent adopter les corrections exigées par l'intransigeant
conseiller. Quand, par exemple, il écrivit à propos de
l'homme apparaissant sur la terre après les monstres
antédiluviens :
Sa force est dans sa grâce et sa simplicité,
Flaubert s'indigna de ce vers : « Je prends « simplicité »,
lui expliqua Bouilhet, dans le sens physique: organisme
simple, c'est-à-dire plus parfait, plus intelligent, moins
embarrassé dans les rouages des organes ; c'est la marche
vraie de la nature. Considère les premiers êtres : quelles
(1) Œ:uvres, p. 116.
(2) Th. Gautier. Feuilleluii (lu « Journal Otliciel «(Lundi^G.Tuillet 1869).
— 192 —
masses, quels ressorts, quels leviers ! Et puis ce vers finit
bougrement bien la strophe 1 Si je te tenais là, je te per-
suaderais ! » (I). Flaubert ne fut pas convaincu par cette
explication, et le poète modifia son texte.
Même bataille pour le quatrain suivant, également
consacré à « l'Homme » :
A l'être universel il va trempant sa vie :
Ses sens multipliés font son esprit meilleur,
Et le débordement de son àme ravie
Retourne en flots d'amour au monde extérieur {2).
Le mot « débordement » est imposé au poète par Flau-
bert : « Je ne comprends pas ton « débordement », lui
riposte Bouilhet ; c'est une idée qui ne serait pas en cor-
rélation avec ce qui va suivre. Sa joie lui vient, d'après
moi, de ce que son âme est toute grande ouverte au monde.
Sa joie lui vient de la nature qu'il comprend mieux, et
ce n'est pas de lui que sort le « débordement » pour le
quart d'heure » (3). Le plaidoyer fut inutile : Flaubert im-
posa sa volonté.
Ces corrections, dont nous pourrions multiplier les
exemples, impatientent le poète, humilient son amour-
propre : il doute maintenant de soi, et avoue son impuis-
sance à mieux faire. A propos des strophes comprises
entre « Son front calme... « (4), jusqu'à «Salut, être
nouveau.. . » (5), il écrit : « Je vois aussi bien que per-
sonne que ça ne vaut rien, mais je ne veux plus y tou-
cher. J'en suis moins content que de ce que j'avais mis
(1) Inédit.
(2) Œuvres, p. 141.
(3) Inédit.
(4) Œuvres, p. 139.
(ô) Ibid., p. 142.
- 198 -
d'abord. En suivant cette progression, je ne sais où j'arri-
verais. D'ailleurs, je déclare que ce passage est au-dessus
de mes forces : il faudrait combiner les détails pittoresques
avec la rapidité du mouvement, j'y renonce » (1). Ailleurs
il avoue n'avoir « ni la force, ni le courage » de recom-
mencer : « J'ai fait, ajoute-t-il, des efforts surhumains,
rien n'y fera. C'est une folie de vouloir écrire mieux qu'on
ne peut. J'efïace une bêtise, et je mets une platitude, ainsi
de suite. . . » Il termine une lettre par ces mots, traduisant
un désespoir sincère : « Adieu, cher vieux. Tu vois que
j'ai travaillé, mais je suis bien triste et bien découragé de
ce poème qui m'a pris tant de temps et qui, je crois, ne
sera pas ce que nous pensions ».
L'œuvre terminée, Bouilhet éprouva un sentiment de
délivrance : « Il était temps que ça finisse, écrivait-il à
Flaubert, j'en suis tout maigri réellement. . . Je vais faire
imprimer les « Fossiles ». Ça paraîtra la veille de Pâques.
Je te dirai franchement que j'en ai grande envie : je n'y
penserai plus. . . » (2).
Peu à peu même, l'espoir du succès s'éveilla en lui. Ce
fut d'abord, grâce aux éloges de Du Camp et de Laurent
Pichat, qui entendirent la lecture de quelques fragments
chez Louise Colet : « Ils ont déclaré la chose un mor-
ceau » (3), écrivait-il à Flaubert. Leur admiration ne dut
pas être aussi grande ([ue Bouilhet se l'était imaginé, à
en juger par cette lettre de Flaubert à Louise Colet : « Ce
que tu me dis de la lecture des « Fossiles » à Pichat et à
(1) Inédit, ainsi que les citations suivantes, sans date.
(2) Inédit Sans date. Début de 1854.
(:-:i Itif-dit.
- 194 —
Maxime ne m'a nullement surpris. Bouilliet ne m'en a pas
parlé : il ne m'écrit que de simpl<>s billets. Ils sont, tous
ces braves gens-là, dans un milieu tellement bruyant
qu'il leur est impossible de se recueillir pour écouter
d'abord; puis, quand même ils eussent écouté, c'est là
une de ces œuvres originales qui ne sont pas faites pour
tout le monde. L'observation de Du Camp : « Quel mal-
heur que les bêtes ne soient pas nommées ! » prouve qu'il
a perdu toute notion de style ; la « supériorité de l'idée
sur la description » est de même architecture » (1).
Théophile Gautier paraît avoir été plus favorable. « Il a
trouvé la première partie superbe, annonçait le poète.
Le « combat » lui va moins, je crois, mais il a fait de
nombreux éloges de détail en le lisant. Le « printemps »
le botte comme la première fois. Pour le « mastodonde »,
il a dit : c'est fort beau ! « L'Homme » lui a plu, je crois,
mais il n'a pas résumé son opinion. Il a remarqué une
foule de vers, et à propos des « arcades »,
Quand la danse des chœurs ébranlait les arcades,
il m'a dit avec raison que les Grecs ne connaissaient pas
les « arcades » (2) : c'est la seule grosse faute matérielle.
Du reste, il y a attaché peu d'importance. Il m'a reproché
aussi quelques répétitions de mots. Quant à la dernière
partie, je crois qu'il la préfère de beaucoup au reste : il en
a paru toqué.
« Il trouve un grand progrès de langue du commen-
cement à la fin du poème. Il m'a dit que cette publication
(1) Gorr., II, p. 413.
(2) Le vers fut remplacé par celui-ci :
« Quand sonnait sur les monts l'évohé des Ménades
Œuvres, p. 133.
— 195 —
me ferait beaucoup de bien. Il a été, en somme, fort
gentil » (1).
Grâce à ces encouragements, Bouilliet pouvait sans
crainte offrir son œuvre au public. Elle élait acceptée par la
« Revue de Paris » ; le poète avait même résolu de la dédier
à Babinet, le physicien, qu'il avait connu chez Louise
Golet. Il changea d'avis : « Je n'ai dédié mes « Fossiles »
à personne, écrivait-il à Flaubert. Décidément Babinet est
trop bête. Je suis beaucoup revenu sur ce gros bonhomme
qui a toujours l'air d'un ours qui a mangé des raisins » (2).
Le 15 Avril 1854, la « Revue de Paris » publiait les « Fos-
siles » sans dédicace (3).
III
Bouilhet vivant, la critique littéraire s'occupa peu de
l'œuvre. Après la mort de l'auteur, Flaubert et Gautier,
pour réparer sans doute ce silence injustifié, dirent bien
haut leur admiration. C'est pour celui-ci « l'œuvre la plus
difficile peut-être qu'ait tentée un poète » (4) ; pour celui-là
« le seul poème scientifique de toute la littérature française,
qui soit cependant de la poésie » (5).
Leur amitié pour l'auteur les porta, semble-t-il, à exa-
gérer la louange. Il importe de distinguer en ce poème
deux parties très différentes de valeur : les descriptions
des paysages antédiluviens et l'épopée humaine.
(1) Inédit. Sans date. Lettre écrite au début de 1854.
(i) Babinet était un hôte très assidu du salon de Louise Colet : il
était, d'après Bouilhet, « dévoui' » à la Muse « comme un vieux dogue
à une jeune tille » (Inédit).
(3) Le poème contient 776 vers Alexandrins, divisés en six parties
La sixième est formée de quatrains.
(4) Feuilleton du « Journal officiel » (Lundi 20 Juillet 1860).
(ô) Prélac' des « Dernières Chansons ï>, p. 294.
— 196 —
Les tableaux de la première partie sont longs et mono-
tones. Alors qu'il a décrit avec tant de relief et de couleur
la Rome de Commode, ses jeux, ses palais et ses bouges,
le poète ne retrouve pas la même puissance d'évocation
pour représenter les bêtes monstrueuses et les végétaux
étranges des temps préhistoriques. Il semble qu'il traite
un sujet dépassant les forces de son imagination.
Le manuscrit du poème est à ce point de vue fort ins-
tructif. L'auteur y a mis à nu son labeur acharné et ses
tâtonnements pour préciser en son esprit la vision de ces
spectacles qu'il sentait trop peu nette. Par exemple, pour
les vers de la IV^ partie, oii il décrit les bois enveloppés
par la nuit, il ne tente pas moins de six rédactions diffé-
rentes avant d'arriver à une forme définitive.
Ces tâtonnements nous donnent le pourquoi de la
monotonie et du manque de relief de cette partie des
« Fossiles ». Voici la première version :
La nuit, la terre dort, les bois mystérieux
Se détachent en noir sous le fond gris des cieux ;
Tout s'éteint par degrés sous le tirniament sombre,
Le bruit dans le silence, et la forme dans l'ombre.
Il modifie sa vision ; aux « bois » qui « se détachent en
noir sur le fond gris des cieux », il préfère une « nuit pro-
fonde », oii « tout se perd » :
C'est une nuit profonde, où la nature dort ;
A peine dans les cieux un souffle tremble encor :
Tout se perd à la fois sous le firmament sombre :
Le bruit dans le silence et la forme dans l'ombre.
Puis abandonnant avec raison cette deuxième vision, il
reprend la première ; « les bois » reparaissent :
Une profonde nuit s'étale dans les Cieux :
A peine, çà et là, les bois silencieux
Se détachent en noir sur le firmament sombre ;
Le bruit meurt dans l'espace et la forme dans l'ombre.
- 197 -
Il précise le tableau en y introduisant ^( le faite inégal »
de ces bois :
Une profonde nuit enveloppe les cieux :
Seul le faite inégal des bois silencieux
Se découpe plus noir sur le firmament sombre,
Et la forme et le bruit vont s'éteignant dans l'ombre.
Il remplace « s'éteignant » par se « perdant », puis
par « s'effaçant », supprime l'épithète « profonde » et
esquisse une comparaison nouvelle :
La nuit, comme une mer, a submergé les cieux :
Seul le faîte indécis des bois silencieux
Se découpe plus noir sur le firmament sombre.
Et la forme et le bruit vont s'effaçant dans l'ombre.
Il n'a qu'à remplacer l'image « a submergé » par
« s'étale «, pour arriver à la strophe définitive (1).
Dans la rédaction laborieuse de ce quatrain, le poète est
arrêté par des hésitations portant plus sur la forme même
des objets à décrire que sur la facture des vers; c'est la
vision surtout qui chez lui manqua de précision : d'où les
vers monotones de ces tableaux exotiques au lieu des
Alexandrins « pleins, drus, spacieux, soufflés d'un seul
jet » (2), fréquents dans « Melaenis ».
Mais dès qu'il conte l'apparition de l'homme et son
histoire dans le monde, l'œuvre a une allure toute diffé-
rente. Les hexamètres sont sonores et puissants : « d'une
facture vraiment épique » (3), ils rappellent la manière de
Leconte de Lisle.
(1) Œuvres, p. 126.
(2) Théophile Gautier. Feuilleton du « Journal Officiel » (Lundi
26 Juillet 1869).
(3) Ibid.
- 198 -
L'œuvre est intéressante par ailleurs, par la théorie
philosophique.
Bouilhet, depuis 1848, n"a plus foi au Dieu créateur ; il
croit à l'éternité de la matière et de la vie, à l'identité des
espèces. Dès le début du poème, la vie apparaît éveillée
chez les êtres, animaux et végétaux ; elle s'y perfectionne
indéfiniment, car rien ne se perd ou ne se crée, et tout
sert à un progrès :
Toute forme s'en va, rien ne périt ; les choses
Sont comme un sable mou sous le reflux des causes;
La matière mobile en proie au changement
Dans l'espace infini flotte éternellement ;
La mort est un sommeil où, par des lois profondes,
L'Etre jaillit plus beau du fumier des vieux mondes :
Tout monte ainsi, tout marche au but mystérieux,
Et ce néant d'un jour, qui s'étale à nos yeux,
N'est que la chrysalide aux invisibles trames
D'où sortiront demain les ailes et les âmes (1).
L'homme lui-même n'est que le produit de ce perfec-
tionnement continu : « Dans le mugissement du dernier
mastodonte, lisons-nous en une note inédite, il doit y
avoir quelque chose de la voix humaine : couché dans
l'herbe épaisse, il ruminait l'avenir ». Aussi le poète, ne
(1) Œuvres, p. 129, Cf. les vers de Ronsard :
Que l'homme est malheureux qui au monde se lie !
0 Dieux, que véritable est la Philosophie,
Qui dit que toute chose à la lin périra,
Et qu'en changeant de forme une autre vestira.
De Tempe la vallée un jour sera montagne,
Et la cyme d'Athos une large campagne :
Neptune quelquefois de blé sera couvert :
La matière demeure et la forme se perd.
(Contre les Bûcherons de la Forest de Gastine.
Œuvres choisies de Pierre de Ronsard,
par L. .Jacob, p. 208).
- 199 -
pouvant prévoir la fin de cette évolution, se garde de
donner une conclusion à son poème : « A. la dernière
strophe lyrique des a Fossiles », écrit-il, mettre cette idée :
ayant plus d'intelligence que nous, il devinera mieux les
êtres qui doivent lui succéder. Ainsi la pièce n'aura pas
de fin et se prolongera dans l'inconnu et dans l'infini « (1).
Et ailleurs : « Ne soyons pas jaloux ! Mourons : nous
sommes le fumier d'où germera un nouveau monde. Je le
vois ! Je le vois ! Dieu n'a pas fini son œuvre » (2).
Dans cette note seule apparaît l'idée de Dieu. Nous
cherchons vainement dans le poème l'action d'une Provi-
dence créatrice et conservatrice de la matière, l'auteur ne
l'y a pas mise. Sous l'influence de Flaubert, il a pris
l'attitude d'un positiviste et ne se croit le droit de rien
affirmer ni sur Dieu, ni sur l'âme.
De même qu'il proclame l'évolution de la matière, il
croit à celle des religions. Aux problèmes qui sollicitent
l'esprit, chaque peuple apporte une solution conforme à
son tempérament : les religions naissent, se développent
et s'affaiblissent d'après certaines lois. La crainte crée les
dieux de bois et de pierre ; la civilisation renverse ces
idoles et déifie les passions. Les passions corrompent
l'humanité ; le monde ne peut être racheté que par le sang
d'un Dieu : Jésus meurt sur la Croix, le royaume de
l'Esprit est établi pendant de longs siècles. Mais enor-
gueilli par les progrès de la science, l'homme brise
... les croyances bénies
Sous le marteau fatal des froides Ironies (3).
(1) Notes inédites.
(2) Notes inédites.
^3) Œuvres, p. im.
- 200 -
De cette évolution sans tin de la matière et des idées, il
sera la victime ; de plus en plus insatiable, il ne trouvera
pas dans la nature, toujours plus belle, la mesure de son
désir :
les destins inflexibles
Ont posé la limite à tes pas mesurés :
Vers le rayonnement des choses impossibles
Tu tendras comme nous des bras désespérés (1).
Bouilhet ne paraît pas souffrir de cette lutte inutile :
fidèle à la théorie de l'impassibilité, il cache ses sen-
timents sous l'aspect d'un glacial panthéisme. Il enlève
ainsi à l'œuvre un facteur d'intérêt : elle serait plus dra-
matique si l'homme, comme dans le « de Rerum Naturâ »,
apparaissait derrière l'écrivain avec ses doutes et ses
souffrances. « Ce qui manque dans les « Fossiles », écrit
M. Ango, c'est l'homme, c'est l'ardeur de la Foi, ou l'in-
quiétude du doute Nous n'avons plus alors qu'un
poème « scientifique » brillant et ingénieux, unique
peut-être, et qui a son intérêt, mais dont la pensée générale
aurait pu avoir plus de puissance et d'ampleur » (2).
Cette imperfection est rachetée par la hardiesse du
sujet, la beauté de nombreux vers, le ton épique de
quelques tableaux : l'œuvre de Bouilhet demeurera pour
qui veut connaître l'origine du Parnasse, une curieuse
tentative. Elle suffirait à empêcher que le nom de l'auteur
tombât dans l'oubli.
(1) Œuvres, p. 144.
(2) Op. cit., p. 67.
CHAPITRE XI
L'Œuvre poétique
(1850-1869)
1. — Les Thèmes
II. — L'Esthétique
111. — Les Procédés techniques
Il nous reste, en étudiant les poésies détachées, écrites
par Bouilhet de 1850 à 1869, à rechercher si, demeuré
fidèle aux principes d'Art observés dans « Melaenis » et
les « Fossiles », il doit être placé à Tavant-garde des
Parnassiens : nous assurerons ainsi l'originalité de son
talent. Bien qu'elle se défende de toute visée philologique,
notre enquête portera ensuite sur son style, sa langue et
sa métrique.
I
Il semble que son inspiratrice ordinaire soit la « Fan-
taisie », une sorte d' « espièglerie », comme dit M. Faguet
à propos d'A. de Musset, « un feu mobile et léger qui se
pose en un instant sur mille choses et les fait luire d'un
éclat passager» (1). La plupart des poètes en furent dotés,
mais alors qu'elle est le « divertissement » des plus grands,
elle mérite plus de considération chez les moindres, car
(1) E. P''agut't. « Eludes littéraires sur le xix» siècle», p. iTô.
— 202 -
elle est souvent « le plus haut degré » où ils atteignent.
Bouilhet a su maintes fois s'élever plus haut : il a évoqué
en des descriptions érudites la civilisation romaine, il a
traduit en beaux vers ses émotions personnelles, il a tenté
d'accorder la philosophie et la science avec la poésie ;
mais il se trouve à l'aise surtout dans cette région moyenne
oiî il faut pour réussir de la grâce et de l'esprit. Ne se
proclame-t-il pas « soldat libre )>, sans chef ni régiment?
Parmi les champs de poésie
Je fourrage sans mission,
Le Capitaine est Fantaisie,
Le mot du guet Occasion (1).
Cette « Fantaisie » s'éveille à tout propos. La nature
surtout, avec ses spectacles variés, lui présente mainte
« occasion ». Il la regarde en homme d'esprit amusé. Il
note la « Chronique du Printemps », pour l'envoyer aux
« gens de Paris » :
Les Nids vont bien, les boutons
Sont faits sur de bons modèles ;
On a vu des hannetons,
On attend les hirondelles.
Des muguets, des bassins dor.
J'ai le cours sur mes tablettes :
Les blés sont calmes encor,
La hausse est aux violettes.
Les collines ont du thym :
L'air est doux ; rien de la vigne.
J'ai rencontré ce matin
Quatre pêcheurs à la ligne ("2).
Les thèmes les plus divers, et parmi eux les plus fami-
liers, sont ornés de broderies par son badinage tour à tour
(1) « Soldat libre ». Œuvres, p. 314.
(2) Œuvres, p. 102.
- 208 -
spirituel ou gracieux. Voici « Une Soirée », « un bal nnêlé
d'art » :
... la main sur son cœur, un notaire chantait!
11 chantait, oublieux du contrat qui sommeille,
Je ne sais quel bateau, quelle étoile vermeille,
Quels chérubins frisés voltigeant dans l'azur! (1).
Voici, pour endormir Jeannette, petite fille élevée au
bord de la mer, une histoire de nourrice, comment, si
elle ne clôt pas les yeux, les grands poissons de la mer,
aux écailles bleues, aux yeux ronds, viendraient, en se
traînant sur les galets, pour l'enlever :
Où seraient ta couche blanche,.
Ton oreiller de satin.
Et ta mère qui se penche
Pour t'éveiller le matin?
Tu n'aurais, pauvre Jeannette,
(Ainsi le veut le Bon Dieu)
Que le sable pour couchette,
Et les flots pour rideau bleu (2).
Cette fantaisie s'apparente, en certaines pages, au
badinage du xviii^ siècle. Aussi le petit-fils du spirituel
Hourcastremé regrette-t-il, dans les « Neiges d'antan », de
n'avoir pas vécu en ce siècle « joyeux », où l'esprit et la
grâce florissaient, oi^i l'on prenait « des airs penchés »,
Pour mener paître dans la plaine
Quatre moutons endimanchés
Dont on avait frisé la laine.
Il eût été heureux d'entendre les « chalumeaux » des
(1) Œuvres, p. 33'.
(2} « A une petite fille », Œuvres, p. 19.
— !204 —
u bergers blonds en culotte rose ! » 1! eût pris sa part aux
« beaux caquets
Saupoudrés de littérature,
Quand on montait par les bosquets
Vers quelque temple à la Nature ■>.
Il revoit ces disciples de Jean-Jacques, légers, insou-
ciants, enrubanné?, surpris par la Révolution qui les
emporta tous. Il les admire se présentant calmes, « doux
et polis » devant la mort, « comme auprès dune grande
dame », et gardant jusqu'à la dernière minute, à la guillo-
tine, leur urbanité coutumière : les jeunes cédaient le pas
aux vieux, tous faisaiimt assaut de grâces.
Et leur tète en ces jours ardents,
Où le peuple agitait sa foudre,
Tomba, le catembour aux dents.
Avec un nuage de puudre (1).
S'il n'a pas rimé d'ingénieux madrigaux en leur compa-
gnie, c'est du moins leur galanterie, leur grâce, leur
frivolité, qu'il a su faire passer avec des nuances diverses
dans « Portrait » (2), « Chatterie » (3), « Gelida » (4),
« Première ride » (5).
En toutes ces pièces, comme en ses imitations chinoises,
étudiées plus loin, l'artiste, habile aux plus petites touches,
a voulu, en multipliant pour les vaincre les difRcultés des
mètres, en versant à profusion la fantaisie faite de caprice
et de préciosité, d'esprit et de grâce étonner le lecteur et se
donner à lui-même une jouissance raffinée. C'est d'abord
(1) Œuvres, p. 324.
(2) Ibid., p. 91.
(3) Ibid., p. 90.
(4) Ibid., p. 359.
(5) Ibid.. p. 358.
— 205 -
par cette collection de poèmes comparables à de jolis
bibelots qu'il mérite de vivre dans la mémoire des lettrés.
Il n'en est pas moins digne par les pièces d'inspiration
personnelle, où il chante les grandes émotions de sa sen-
sibilité, tourmentée par le besoin d'aimer et par un pes-
simisme violent.
Nous avons vu cette sensibilité se développer par l'in-
fluence d'une mère très douce, pénétrer son amitié frater-
nelle pour Esther et Sidonie, lui inspirer ses rêves d'ado-
lescence, et se traduire en chansons et en élégies, puis
s'exaspérer par la lutte et les insuccès. Si par l'influence
de Flaubert, qui exigeait de son disciple l'impassibilité
parnassienne, elle s'est atténuée ou transformée, elle n'est
pas morte complètement. La sympathie du poète va vers
tout ce qui est vieux, laid, misérable.
Il s'apitoye sur le sort du violoneux minable d'une
baraque de la foire, obligé au milieu des « pantins du
drame qui reluisaient d'or », de racler sans cesse de son
« archet damné »,
Pour le pain du jour, la pipe du soir,
Pour le dur grabat dans le grenier noir.
Pour l'ambition d'être homme et de vivre (1).
Il comprend la plainte des bêtes, du crapaud, par
exemple, pour qui nulle pitié ne s'émeut :
Ah ! pauvre ami, vieux camarade,
Que dit-elle à l'astre argenté
Ta longue et morne sérénade,
Qui chante dans les nuits d'été ? (2)
(1) « Une Baraque de la foire », Œuvres, p. 864.
(2) « Le Crapaud », Œuvres, p. 81.
— î206 -
Il s'arrête devant les vieilles maisons qu'on éventre et
sent, en son cœur, pour ces u taudis déserts »
Un trésor de pitiés intimes (1).
Il écoute, près du feu, la plainte du « vieux bois », de la
biiche qui lui conte sa vie passée dans la forêt au milieu
des chênes superbes, ses heures d'orgueil au printemps et
à l'été, sa tristesse pendant les longs hivers et sa fin
lamentable :
La pauvi-e bûche pleure encor.
Mais déjà dans ses mille étreintes
Le feu, comme un grand poulpe d'or,
Fait, sans pitié, mourir ses plaintes ! (2)
En ces vers se révèle une sensibilité profonde qui sait
non seulement comprendre les souffrances humaines,
mais prêter aux choses des douleurs muettes : on pour-
rait donc attendre de notre poète des strophes berceuses,
où il confesse à mi-voix ses émotions sentimentales. Ce
bonheur d'aimer est absent de son œuvre. En une seule
pièce, « Soir d'Eté » (3), vibre un souvenir de sa « blonde
jeunesse »,
Un amour à vingt ans, par une nuit d'été,
qu'il garde précieusement comme un « chaste et dernier
trésor » de son « cœur désenchanté » ; encore faut-il
remarquer que le poème fut écrit en 1847, au moment oîi
l'auteur luttait cftntre son passé romantique. A partir de
1848, « la tendresse, cette fleur même de la poésie »,
manque aux œuvres de Bouilhet (4V
(1) « Démolitions », Œuvres, p. 106.
(2) « Le Bois qui pleure », Œuvres, p. 327.
(3) Œuvres, p. 320.
(4) Max. Du Camp, « Souvenirs littéraires », II, p. 334
— 207 —
L'amour qu'il chante est orageux, brutal, implacable;
les passions, « comme une meute », « ont bondi » sur lui :
L'hallali furieux sonne au fond de mon âme. . .
Déjà les chiens maigris font cercle à la curée ;
Tous, les jarrets tremblants et la langue tirée,
De ma chair qui palpite attendent un lambeau (1).
Mais ces passions violentes ne peuvent donner le
bonheur; ses rêves de félicité ne se sont jamais réalisés :
Toute n)a lampe a brûlé goutte à goutte,
Mon feu s'éteint avec un dernier bruit,
Sans un ami, sans un chien qui m'écoute,
Je pleure seul dans la profonde nuit. . .
Qu'es-tu'? Qu'es-tu? Parle, ô monstie indomptable.
Qui te débats en mes flancs enfermé?
Une voix dit, une voix lamentable,
» Je suis ton cœur, et je n'ai pas aimé >> (2).
Désormais son « cœur » sera semblable aux « plus
perdus », aux « plus ravagés » :
Là, hurlent des désirs qui n'auront pas leur proie.
Là, saignent des douleurs qui se cachent au jour (■').
Pâtre des désillusions, il conduira le troupeau silencieux
de ses « désirs trompés » :
J'ai dans ma flûte un refrain lamentable.
J'ai dans mon âme un hymne de douleurs. . .
Nous allons paiti-e aux champs des asphodèles.
Nous allons boire aux fleuves de l'oubli (i).
Ayant chaque jour « le doute à l'âme » et « le fiel aux
lèvres », il croit l'homme « jeté » sur terre pour souffrir.
(1) « L'Hallali », Œuvres, p. 33.
{'2) « Dernière nuit », Œuvres, p. 388.
(3) « Clair de lune », Œuvres, p. 10.
(4) « Sombre Eglogue ». Œuvres, p. 333.
— 208 —
A l'enfant insouciant et heureux il prophétise qu'il devra
marcher « de décadence en décadence » :
L'œil éteint, l'ànie inassouvie,
Sombre forçat, vous traînerez
La longue chaîne de la vie ! (1).
Ces vers et les pièces intitulées « Jour sans soleil »,
« les Zones de l'Ame », « Sombre Eglogue », « Dernière
nuit », « Abrutissement », où s'étalent
Le dégoût d'être homme et l'ennui de vivre (2).
offrent un contraste inattendu avec les poésies fantai-
sistes : sa sensibilité exaspérée par des déceptions mul-
tiples est restée, en définitive, douloureuse et morbide.
Sa philosophie, elle non plus, n'a guère changé. Si l'on
cherche dans son œuvre « l'élément génial », on y trouve
« une sorte de naturalisme » (3).
De la « Nature » il a fait son « Evangile » : « mère uni-
verselle », pleine de « pitié » pour nos vies passagères,
elle détient toute vérité, et répond « aux calomnies »
Des aveugles niant le jour
Par des tonnerres d'harmonie (4).
De même qu'elle fait disparaître sous les frondaisons
les ruines de la vieille abbaye, elle détruit les « cultes
abandonnés » :
Entre, ô Nature, avec ta joie.
Ton soleil et ton mouvement,
Et qu'on te laisse cette proie
A dévorer tranquillement (5).
(1) « Berceuse philosophique », Œuvres, p. 388.
(2) « Jour sans soleil », OEuvres, p. 97.
(3) G. Flaubert. Préface des « Dernières Chansons », Œuvres, p. 29'^
(4) « L'Abbaye », Œuvres, p. 370.
(5) Ibid.
— 209 —
L'œuvre de mort, d'après lui, s'accomplit au sein du
Christianisme. Ce Jésus qui, du haut de son paradis bleu,
sourit à la défaite des anciens dieux, des « grands vaincus »,
ne triomphera pas toujours. Le poète le lui annonce en
des vers que ne renierait pas le chantre de RoUa :
Tu connaîtras aussi, ployé sous l'anathème,
La désafTection des peuples et des l'ois,
Si pauvre et si perdu que tu n'auras plus même,
Pour t'y coucher en paix, la largeur de ta croix !
Ton dernier temple, ô Christ, est froid comme une tombe.
Ta porte n'ouvre plus sur le vaste avenir ;
Voilà que le jour baisse et qu'on entend venir
Le vieux prêtre courbé qui porte une colombe ! (1).
Flaubert, abusé, voyait en ces strophes pleines de blas-
phèmes la « profession de foi historique du xix^ siècle
en matière religieuse » (2). Sans la discuter, pour le
moment du moins, qu'il nous suffise de la situer dans
l'œuvre lyrique de notre auteur.
II
Ces vers écrits par Bouilhet de 1850 à 1869 sont-ils la
suite logique de « Melaenis » et .des « Fossiles ? » Révè-
lent-ils un poète Parnassien ?
Vers 1848, il lutta sous l'influence de Flaubert contre
ses tendances élégiaques et lyriques : « Melaenis » fut
c( l'exercice utile )> par lequel il arriva à l'impersonnalité
parnassienne. Et voici que nous retrouvons en'lui un poète
personnel, qui confesse ses émotions intimes, son « âme
froide et nue » : il ne paraît pas tidèle aux principes qu'il
(1) « La Colombe », Œuvres, p. 309 (1860).
( ') Préface des « Dernières Ghansous », p. 294.
- 210 -
s'est promis de garder, et M. Lanson a pu écrire très jus-
tement, à cause surtout des pièces autobiographiques :
« Le petit volume de Bouilhet est un témoin curieux des
impulsions incohérentes auxquelles obéissaient entre 1850
et 1860 les talents secondaires qui n'avaient pas la force
de s'affranchir et de s'orienter une bonne fois » Cl).
Cependant, si, en maintes pages, par le souci du « moi »,
il se rattache encore aux Romantiques, il appartient par
les théories artistiques scrupuleusement observées depuis
« Melaenis » au groupe des Parnassiens.
Gomme les trente-sept poètes qui, en 1866, se groupaient
autour de Gautier, Leconte de Lisle, Baudelaire et Ban-
ville, et publiaient leurs vers dans le « Parnasse contem-
porain », il aime l'Art désintéressé, indépendant, l'Art
pour l'Art. Avant 1848, il suivait en spectateur passionné
l'histoire politique de son temps, et visait à une influence
sur les lecteurs. Il renonce maintenant à toutes les formes
de l'action : « Qu'avons-nous besoin, écrit-il, de pousser
directement à quelque chose, de faire, en un mot, de la
poésie utilitaire? Le chariot de Thespis n'est pas une
locomotive sur le chemin de fer du progrès social » (2). Il
juge Proud'hon, lorsque paraît le livre « La Paix et la
Guerre », d'une « nature grossière », d' « instincts anti-
artistiques » (3). Il ne croit plus que le poète doive porter
r « Idée » avec le même respect que « le prêtre porte un
Dieu » : « Au prix des idées, écrit-il, il faudrait être sot
pour s'en priver. Le premier grimaud en est farci ! A
(1) « Histoire de la Littérature Française », p. 1044.
(2) Lettres à Louise Colet publiées par la « Revue de Paris
numéro du l" Novembre 1908, p. 15.
(3) Inédit.
- 211 —
dix-neuf ans, j'en avais à revendre; je n'en ai plus vers
quarante » (1).
Persuadé que l'Art a « sa propre raison » en lui-même,
dédaignant les bourgeois, les « universitaires », les « cri-
tiques à idées », incapables d'apprécier, il le croit du
moins, le labeur désintéressé, il se résout à l'isolement
fatal du poète, que la société ignore et laisse mourir de
faim. Cet orgueil hautain, qui l'eût poussé à écrire pour
lui seul des vers sonores sans jamais les publier, et son
espoir d'une vengeance glorieuse après la mort éclatent
dans l'une de ses meilleures pièces : « Le Poète aux
étoiles ». Comme « le faiseur de chansonnettes », sans un
liard, sans un morceau de pain, se préparait à mourir, il
voit près de lui les étoiles « attendries » trembler dans
l'eau noire du fleuve. Il se penche :
O prodige ! il en prend une,
Puis deux, puis quati'e. . . et bonsoir
Les soucis de l'infortune I
Il revient tout radieux
Vers les villes où nous sommes :
Avec le bilion des dieux
On peut bien solder les hommes !. . .
Mais chez le boulanger, chez le marchand d'habits, à la
taverne, on n'accepte pas ses étoiles : on lui demande
« des gros sous ». Les savants de l'Institut eux-mêmes les
refusent, ne les trouvant pas « fraîches » :
Il mourut le lendemain,
Aiglon né chez les reptiles.
Maigre et serrant dans sa main
Ses étoiles inutiles. . .
(1) Inédit.
— 212 —
Dors, poète ! On trappe en vain
A nos tavernes immondes ;
Dors, ô mendiant divin,
Qui payais avec des mondes !
Quelque jour, les fossoyeurs
Verront, tombant en piière.
Des soleils intérieurs
Luire aux fentes de ta bière ;
Et sous leur pic effaré,
Brisant la planche sonore,
Feront du tombeau sacré
Jaillir une grande aurore ! (1).
Gomme les Parnassiens encore, il est attiré par le
contour et la couleur des objets. Il est lié, d'ailleurs, avec
des peintres : Delacroix, lecteur enthousiaste de « Melaenis »;
Corot, son voisin à Mantes chaque été; avec des sculp-
teurs : Préault, à qui il dédie « La Plainte d'une momie » (2),
Pradier, dont il célèbre la mémoire en vers émus (3). A
leur exemple, il s'attache surtout au détail précis, aux
lignes et aux couleurs : il décrit les bords du Nil
« plats comme un miroir d'acier » (4), la statue d'un
Bacchus.de Lydie, celle d'une Flore (5). Le titre même du
recueil, « Festons et Astragales », évoque l'idée d'un motif
architectural, de pierres patiemment ouvragées.
Il enchâsse même ses confessions sentimentales dans
une description objective souvent somptueuse. Il n'est
plus un élégiaque romantique, mais un parnassien à
(1) Œuvres, p. 111.
(2) Ibid., p. 44.
(3) « A Pradier », ŒuvreS; p. 50.
(4) « Kuchiuk-Hanem », Œuvres, p. 28. M. Maynial a très bien
rais en valeur la richesse et la précision du décor oriental dans cette
pièce. (Mercure de France, 1" Novembre 1912).
(.j) « Sur un Bacchus de Lydie », Œuvres, p. 53.
— 21S -
imagination plastique : l'œuvre poétique est prétexte au
récit d'une légende ou à la peinture d'un paysage. Quand
il veut confesser ses « espoirs trompés », ses « douleurs ».
cachées, il décrit avec des détails fidèlement observés, en
un style riche et sobre, un désert d'Orient, image de son
âme :
Partout le ciel de plomb, partout le sable aride,
Pas une source fraîche aux haltes du chemin ;
Si Ton y voit germer quelque oasis timide.
Le simoun, en passant, l'emportera demain.
Nul pas n'a mesuré ces vastes solitudes,
Dont un sphinx éternel garde le seuil poudreux.
Tandis qu'au fond, dressant leurs mornes attidudes.
Les souvenirs muets se regardent entre eux.
Et cet écho charmant, d'où tant de joie émane
Qu'il fait rêver du ciel les peuples attroupés,
C'est ton grelot qui tinte, ô sombre caravane
Des désirs haletants et des espoirs trompés ! (i).
11 emprunte des descriptions à la Bible, à l'histoire, à
l'Orient surtout, dont Plaubert par ses récits de voyage lui
a donné le goût, comme dans : « La Vierge de Sunam »,
« La Colombe », « Les Zones de l'Ame », a Clair de Lune »,
Plus souvent il se contente d'évoquer les riches paysages
de la Normandie, qu'il connaît mieux : « Puberté », « Le
Laboureur », « Flux et Reflux », « Mars », en sont de
curieux exemples.
Enfin, il a de plus en plus le souci du style. Il estime
que la forme, autant que l'idée, doit concourir à la
beauté du poème. Autrefois, il traduisait les rêveries
de son âme en une langue harmonieuse sans doute,
mais sans relief ni force. Il veut maintenant en
supprimer toute langueur et en accroître la richesse; il
(1) « Clair (le Lune », Œuvres, p. fi.
— 214 -
comprend combien le métitv, dont il était dédaigneux,
peut aider l'inspiration. Gautier écrivait à la dernière
page des « Emaux et Camées » :
Sculpte, lime, cisèle;
Que ton rêve flottant
Se scelle
Dans le bloc i-ésistant (1).
Bouilhet, dans la pièce liminaire des « Dernières
Chansons )s proclame de même :
La strophe aux gracieux dessins,
Où l'œil en vain cherche une faute,
>rest pas d'une valeur moins haute
Que la relique de nos Saints.
Dix ans peut-être on pleurera
Quelques mots trop prompts à la course. . . (2)
Le vocable sonore, l'épithète ingénieuse, la rime heu-
reuse n'éclosent pas sous sa plume comme les fleurs
hâtives d'une de ses poésies, qui s'épanouissent sitôt que
tinte « la cloche du printemps », elles germent plutôt
avec la lenteur de « l'Aloès » (3). Mais par un labeur
patient, que révèlent les brouillons, il sait donner à son
style la force et la concision. Il sait de plus lui garder
l'élégance et la clarté. « Je viens, écrit-il à Flaubert, de lire
un article de Beaudelaire sur Rouvière. En parlant de la
littérature, il déclare qu'il n'aime, qu'on ne doit trouver
supérieur en poésie que les choses tordues, difficiles, où
l'on voit la peine. Voilà qui s'appelle prêcher pour son
saint! Quel triste coco au fond et quel prétentieux person-
nage ! » (4) .
(1) Edition Charpentier, p. 226.
(2) « Imité dn Chinois », Œuvres, p. 308.
(3) Œuvres, p. 331.
;4) Inédit, sans date, Lettre écrite à la lin de 1859.
215 -
[II
Reste à étudier la technique de Bouilhet. Flaubert a pu
écrire justement :
« Sa forme est bien à lui, sans parti-pris d'école, sans
recherche de l'effet, souple, véhémente, pleine et imagée,
musicale toujours. La moindre de ses pièces a une com-
position. Les rejets, les entrelacements, les rimes, tous les
secrets de la métrique, il les possède » (1).
Flaubert a raison : il sait composer. La plupart de ses
pièces sont nettement dessinées, mais parfois les idées,
même importantes, manquent de relief. Ceci apparaît
surtout dans les sonnets, où plus justement se mesure
la valeur technique d'un poète. La beauté parfaite d'un
sonnet dépend de la poésie du dernier vers : celui-ci est
capital non seulement par « la hardiesse et le bonheur
de l'expression » (2j, mais parce qu'il découvre aux
yeux du lecteur un horizon nouveau, et entraîne l'ima-
gination dans un monde idéal, annoncé par les vers
précédents. Sans doute, dans les sonnets intitulés « Le
sang des Géants», «Confiance», «Gandaule», «Le
Secret », « A ma belle lectrice », Bouilhet tente d'établir
un contraste ingénieux, mais l'effet atteint rarement toute
sa plénitude : l'auteur ne saitpas enfermer dans le vers
(1) Préface des « Dernières Chansons », Œuvres, p. 294.
(2) Th. de Banville, « Felit traitr de la Poésie», p. 202.
- 216 -
final {1), comme le fait excellemment de Hérédia,
a beaucoup de science et beaucoup de rêve » (2).
On retrouve parfois la même inhabileté dans le détail
de la composition. Il lui arrive d'abandonner une image
pour se saisir d'une autre toute différente. Dans les vers
« A une femme », je relève en deux strophes voisines,
très souvent citées dans les « Anthologies », plu-
sieurs métaphores n'ayant entre elles aucun rapport :
Ta lampe n'a brûlé qu'en empruntant ma flamme;
Gomme le grand Convive aux Noces de Cana,
Je changeais en vin pur les fadeurs de ton âme,
Et ce fut un festin dont plus d'un s'étonna.
Tu n'as jamais été, dans tes jours les plus rares.
Qu'un banal instrument sous mon archet vainqueur.
Et, comme un air qui sonne au bois creux des yuitares.
J'ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur (3).
Passons condamnation au mot « vainqueur», appelé par
la rime ; supposons qu'un « archet » (4) soit le complé-
ment nécessaire d'une « guitare », il n'en reste pas moins
étrange de trouver juxtaposées et appliquées à la même
(1) Certaines pièces même sont plus heureusement terminées que les
sonnets. Ainsi, dans les « Dernières Chansons » :
Et mes éclosions sont des coups de tonnerre.
(« L'Aloès», Œuvres, p. 331.)
Sans respect du monde il chauffait sa main
Au raj'onnement des apothéoses.
(«Une baraque de la Foire », Œuvres, p. 364.)
(2) J. Lemaitre, « Les Contemporains », II, p. 56.
(3) Œuvres, p. 34.
(4) Bouilhet hésita-t-il à emploj-er le mot technique « plectre » f
Gautier l'a cependant employé dans « Emaux et Camées » :
Sur la lyre au plectre d'ivoire
Ce nom splendide et souverain. . .
Prend des résonnances d'airain.
(« Apollonie », p. 10.>).
— 217 -
idée les trois images d'une « lampe », d'un « festin » et
d'une « guitare ». Il faut toute la poésie du dernier vers
pour racheter cette faute de composition !
De même dans « Clair de Lune », Phaebé, en soulevant
« le rideau des ombres », apparaît très « pâle ». Elle
devient « aube solitaire », « jour timide », « baiser pur »,
puis « une sœur penchée », qui « regarde sa sœur dormir »,
la terre. Bientôt elle se transforme en « lueur », « caresse »,
« mystère », « sourire étincelant », « silence argenté »,
« grâce des monts », « douceur des horizons énormes »,
enfin en
Blanc duvet de colombe au dos des mers jeté ! (1).
Un critique du « Figaro » n'avait pas tort d'écrire à
ce sujet : « Huit métaphores en six vers ! Le vieux Protée,
i dont c'était l'état, fût mort essoufflé à la peine I « (2).
De fait, il est un infatigable chercheur de métaphores.
Quand il affirme qu'il aime « tout l'univers »,
Depuis la chanson du bi-in d'herbe
Jusqu'au dithyrambe des mers {'A),
il n'exagère pas ; mais il aime la nature, surtout parce que
dans cette vision des plantes et des paysages il trouve
d'ingénieuses métaphores. Il écrit :
Tout gonflé de sèves inconnues
Bourgeonnait dans mon cœur l'arbre des passions (4).
Parmi les champs de poésie
Je fourrage sans mission. . . (5)
(1) Œuvres, p. 6.
(2) Le « Figaro », 27 Août 1859. L'article est signé : « Jouvin
(3) « Clair de lune », Œuvres, p. 9.
(4) « Mars », Œuvres, p. 96.
(5) « Soldat liljre », (Euvres, p. 814.
218 —
Et, rêvant les blés murs dans la saison des glaces,
Sous le premier soleil épanouir mon cœur !. . . (1).
Il prolonge les métaphores jusqu'aux descriptions
objectives, que nous avons soulignées. Le poète lui appa-
raît un « laboureur de l'àme », qui travaille péniblement
dans la plaine pendant toute la journée, et le soir retourne
vers son foyer, heureux de la tâche accomplie :
Tous les petits enfants se pressent, pour le voir.
Au seuil des fermes souriantes :
Car. pareils aux grands bœufs qui rentrent à pas lourds,
Les vers aux larges flancs font tinter, dans les cours,
Leurs colliers de rimes bruyantes ('i).
il abuse de ces métaphores pour un même sujet.
Nous avons vu celles entassées dans « Clair de Lune » :
le seul recueil « Festons et Astragales » en contient
d'autres consacrées à Phaebé. Dans « Marée Montante»,
elle est un fantôme :
Et la lune sur mon visage.
Doux fantôme, glissait sans bruit.
Dans « Bucolique » (oj, elle est une « faucille » :
La nuit se met en chemin,
Moissonneuse à la peau brune
Qui, poTir faucille, à sa main
Tient le croissant de la lune (4).
(Il « Mars », Œuvres, p. 96.
(2j ce Le Laboureur». Œu-^Tes, p. 94.
(3) Œuvres, p. 8U.
(4) Œuvres, p. 77. Cf. V. Hugo, « Booz endormi » : « Cette faucille
d'or dans le champ des étoiles ». « Bucolique » fut écrite en 1855,
« Booz endormi » en 1859 : Bouilhet a donc le mérite davoir trouvé
cette image avant V. Hugo.
- 219 —
Dans « Flux et Reflux » (1),
La lune sourit d'aise à son balcon nacré.
Aussi le « Crapaud » (2), nouveau « Roméo », la prend
pour « Juliette », et tente de la charmer par une
longue et morne sérénade
(Jui pleui'e dans les nuits d'été.
De plus, notre poète étonne quelquefois par un arti-
fice littéraire : l'énumération. Ce procédé peut être excellent,
mais à condition que chaque membre de l'énumération
découvre à l'esprit une vision ou une idée nouvelle. Tel
n'est pas le résultat, semble-t-il, dans les pièces intitulées :
« Nééra », « A M. Du Camp », « A Pradier », « Le Dan-
seur Bathylle ». Dans cette dernière, par exemple, le pro-
cédé n'est pas exempt de quelque monotonie :
Elle aime, et ce n'est pas le chevalier romain. . .
Ce n'est pas le consul au long manteau rayé. . .
Ni l'édile aux dons magnifiques ;
Ni le riche patron, de qui mille clients. . .
Ce n'est point le soldat bruni par le soleil. . .
Ni le poète grec aux vers ingénieux. . .
Ni l'esclave gaulois, prince par ses a'ieux (3).
Il emploie aussi volontiers l'antithèse. Quelquefois le
poème entier n'est qu'une antithèse habilement développée
jusqu'à la fin, comme dans « Le Nid et le Cadran », « Ber-
ceuse philosophique », « Ceux qui viennent », « La Fille
(1) Œuvres, p. 26.
(2) Œuvres, p. 81.
(3) Œuvres, p. 58.
- *220 -
du Fossoyeur ». Le plus souvent elle se condense en
deux ou trois vers :
Vous grandirez, vous grandirez
De décadence en décadence (1).
Il lançait, lui pauvre et transi dans l'âme,
Un regard farouche aux pantins du drame
Qui reluisaient d'or et n'avaient pas froid (2).
Ces figures de Rhétorique sont toujours exprimées en
une langue classique, élégante et sonore : notre poète est
devenu
Le Mailierhe qui pèse et qui gratte des mots (i^).
Il semble d"abord qu'il ne vise pas à l'effet. Dans les
pièces romaines et grecques il s'interdit les vocables de la
langue d'Homère, dont Leconle de Liste usait alors sans
discrétion. Il redoute, en écrivant u L'Amour Noir »,
dètre entraîné par les dénominations réellement grecques,
« Aphrodite, Eros... Ares, Zeus, Ephaïstos, et autres
poses érudites », qui ennuient le lecteur en donnant à
l'auteur « desattitudes savantes et rébarbatives». «Science
facile dans tous les cas, ajoute-t-il. Je n'ai jamais été fou
de cela dans Leconte de Lisle, et on passerait pour l'imiter,
ce qui est fort inutile. Avec Mars, Vulcain, Vénus à
l'occasion, l'idée est plus claire pour tous et le vers moins
alourdi » (4). On relève seulement dans son œuvre
(1) « Berceuse philosophique », Œuvres, p. 390.
(2) « Une Baraque de la Foire », Œuvres, p. 364.
(3) « A Mathurin Régnier », Œuvres, p. 74.
(4) Inédit (sans date).
— 221 -
quelques traces des idiomes grec, latin ou chinois :
kronos, podium, strophium, sanie, laniste ; Ing-wha,
Paï-lui-chi, tung-wang-fung.
Il a le respect de la tradition, mais il manque de variété.
Il abuse des mêmes adjectifs : « solitaire », « sombre »,
« éternel », « pâle ». Le mot « vermeil » revient sans cesse
dans les cinquante premières pages de « Festons et
Astragales » :
Les saisons, dépouillant les campagnes vermeilles (p. IG).
Sans réveiller la biche ou le faisan vermeil (p. 23).
Là-bas, sur les vallons, flotte un réseau vermeil (p. 24)
Et son brodequin vermeil (p. 27)
Un front plus que tout autre était pur et vermeil (p. 38)
Au fond des bois, un lac au flot vermeil (p. 42)
A raconter, le soir, près du foyer vermeil (p. 48)
Sans doute, telle peut être la couleur des campagnes, du
faisan, d'un brodequin, des flots, d'un front d'enfant, mais
il faut reconnaître que l'épithète, appelée par la rime,
apparaît trop souvent.
Il n'a pas un vocabulaire varié : il a su cependant à
l'aide de mots évocateurs, aux syllabes sonores, à l'aide
de noms propres surtout former des vers plastiques et
musicaux, qui pourraient être de Leconte deLisle, et qui,
sitôt entendus, s'impriment dans la mémoire :
La brune Abi?aïg, la vierge de Sunam. . . (p. 3U)
Devers Gypre, à Paphos, il dirige son vol. . . (p. 356)
JJu Teutatès de Gaule au Bhagavat d'Asie. . . (p. 32)
Bel ange aux rameau.v verts,nympheau cothurne d'or... (p. 40)
ou dans la description de l'Orient :
Les gypaètes blancs se bercent dans les airs. . . (p. 29)
Le sable, au plein midi, fume dans les espaces. . . (p. 29)
Le Nil est large et plat comuie un miroir d'acier (p. 28)
On ne saurait mieux évoquer, avec peu de mots, tout
un paysage exotique.
C'est dans l'Alexandrin que Bouilhet déroule le plus
volontiers ces théories de mots sonores. Non seulement
les grands poèmes « Melaenis», « Les Fossiles», «l'Amour
noir » sont en vers de douze pieds, mais la moitié des
l)ièces contenues dans « Festons et Astragales » et « Der-
nières Chansons » sont écrites sur ce mode : nul autre
rj'thme ne convenait mieux aux descriptions, aux restitu-
tions du passé, aux théories philosophiques, aux explo-
sions du pessimisme. Assemblés d'ailleurs en stances de
six vers, comme dans Melaenis, ou en quatrains comme
dans « Printemps », «Flux et Reflux », « Kuchiuk-Ha-
nem », « La Vierge de Sunam », « A Maxime Du Camp »,
« A Pradier », « Sur un Bacchus de Lydie », « Vesper »
« Tou-Tsong », ces Alexandrins offrent une forme encore
plus ferme et plus précise.
Après 1860, il use du vers de dix pieds, dédaigné par lui
jusqu'alors, aussi fréquemment que de l'Alexandrin :
dans « Intérieur », « Jour sans soleil », « Les Ghevriers »,
« L'Oiseleur », « Une Baraque de la Foire », « Double
incendie », « Dernière Nuit », « Sombre Eglogue », il en a
tiré d'heureux effets. Il a su même dans ces deux dernières
pièces, en brisant par la césure le rythme du vers après
le quatrième pied, traduire avec originalité la douleur de
son âme meurtrie.
Les vers de huit pieds sont également employés par lui
dans « LaTerre et les Etoiles », « La Plainte d'une Momie »,
« A M. Clogenson », « Démolitions », « Le Barbier de
Pékin », « Le Crapaud », « le Bois qui pleure », « Berceuse
— 228 —
philosophique ». Mais alors qu'il se sert du vers octo-
syllabique pour s'apitoyer, il emprunte oénéralement le
vers de sept pieds « quand il raille « ; sa pensée « sur ce
nombre impair prend un air sautillant et moqueur » (1) :
« Chanson d'Amour», « Le Poète aux Etoiles », « Gelida»,
« Première Ride », en sont des exemples probants.
Une seule fois, dans la « Chanson des Brises », il inter-
calle des vers de deux et trois syllabes. Encore faut-il
remarquer qu'ils sont écrits « pour une féerie » ; il y a là
un délassement de poète, rien de plus.
En son temps la règle de la rime riche était imposée
comme un minimum, grâce aux efforts de Th. de Banville
et des Parnassiens. Bouilhet ne la suivit que de loin :
il n'est pas un puriste de la rime.
Dans les cent premiers vers des Fossiles, contre cin-
quante-six rimes faibles ou médiocres, sans consonne
d'appui, je relève seulement trente-huit rimes riches
pourvues de la consonne d'appui. Rarement il dépasse le
minimum de la rime riche : je ne trouve, dans le passage
étudié, qu'un seul exemple de vers rimant par deux syl-
labes, voyelles et consonnes : sable amer-la mer (p. 118);
et deux exemples de vers rimant par les deux dernières
voyelles prononcées : dépouillé-rouillé (p. 115), attitudes-
solitudes (p. 118).
D'autres négligences apparaissent. Il n'hésite pas à
marier : une longue et une brève : âge-sauvage (p. 303),
infâme-flamme (p. 33), chasse-grâce (p. 33), âme-flamme
(p. 34), fantômes-hommes (p. 174), grâce-parnasse (p. 210) ;
(1) E. Frère, « Louis Bouilhet », p. 210.
16
— 224 —
— les mêmes mots: soleil-vermeil (p. 24, 27, 42, 48, 55, 59,
88, 91, 93, 95, 120, 125, 132, 142, 150, 214, 240, 255, 258,
270, 285, 343, 357, 361, 389, 403), sommeil-vermeil, soli-
taire-terre, ombre-sombre, encor-d'or, monde-profonde ;
— des rimes réduites à n'être plus qu'une simple assonance :
douleur-cœur (p. 26), Zeuxis-assis (p. 52), et dix-vous le
dis (p. lOO), Gos-turbots (p. 260); — des vocables de même
nature, adjectifs ou substantifs : monde-onde (p. 23),
herbes-gerbes (p. 22), timide-humide (p. 39), agiles-
mobiles (p. 42), aride-splendide (p. 46) (1) ; —un simple et
un composé : fard-blafard (p. 159), vers-divers (p. 172),
porte-importe (p. 171).
La négligence s'accuse non seulement dans les rimes,
mais dans les inversions. Théodore de Banville réduisait,
dans son « Traité de Versification », le Chapitre « de l'In-
version » à cette prohibition catégorique : « Il n'en faut
jamais ! » Ce n'est pas de gaieté de cœur, semble-t-il, que
Bouilhet a enfreint la défense : la rime souvent l'y
contraignit. Toutefois ces fautes ne sont pas nombreuses,
elles ne se rencontrent que dans « Melaenis », les « Fos-
siles » et les poésies plus anciennes ; et comme il a su
leur éviter une trop grande gaucherie, il se les fait
facilement pardonner :
Hymnes, qui du grand ciel savez faire le tour (p. 10).
La Muse maintenant, de sa douleur voilée (p. 50).
Du maître inassouvi ne craignent plus la faim (p. 142).
Des éléments jaloux la colère s'endort (p. H'I).
Que de polir des mots le tour ingénieux (p. 151).
La lune des sentiers argenté les gazons (p. 320).
(1) Les cent premiers vers des « Fossiles » contiennent trente rimes
de même nature, et les cent premiers vers de « l'Amour Noir » dix-neuf.
- 225 —
Par contre, il use avec habileté de reiijamijement. Il
rompt, par exemple, la monotonie des Alexandrins pour
traduire dans le rythme du vers le désordre d'une scène
de sauvagerie :
Un esclave tomba, les yeux sanglants, la tête
Ouverte. Marcius bondissait furieux,
Frappant de droite à gauche, et parcourant les lieux
Au hasard. La déroute, en somme, fut complète (p. 186).
Il obtient aussi des effets très heureux par les répé-
titions. Tantôt elles portent sur les mots, donnant ainsi
du relief à l'idée :
Gloire à Dieu ! Gloire à Dieu ! Je suis le roi du monde (p. 1')).
Lève-toi ! Lève-toi ! Le printemps vient de naître (p. 24).
C'était vous ! C'était vous ! 0 ma Muse ingénue (p. 40).
Tantôt il répète la même strophe au début et à la fin du
morceau :
Pourquoi pleurer, ma petite.
Lorsque le jour est fini ?
Fais silence ! et dors bien vite,
Comme un oiseau dans son nid (p. 19).
Ailleurs, il rappelle le refrain après chaque quatrain :
le « cri », par exemple, du « marchand de mouron » dans
la rue :
Mouron, mouron
Qui veut (lu mouron ! (p. 79)
ou ces vers monosyllabiques qui, dans le «Lied Normand »,
construits avec les débris d'une vieille chanson cauchoise,
devaient être repris à pleine gorge par les buveurs :
Eh ! bon, bon, bon ! Qu'on me verse eneor,
Le vin c'est du sang, le cidre de l'or! (p. 3G7).
— 226 —
Il établit un parallélisme curieux en répétant au début
de chaque quatrain le même hémistiche :
Il te faut lacchus, pour que ton cœur s'allume. . .
Il te faut, lacchus les cortèges superbes. . .
Il te faut, lacchus, les hurlements nocturnes. . . (p. 54)
ou en reproduisant dans des strophes de neuf vers les
premiers mots du premier et du cinquième :
Savez-vous pas quelque douce retraite ?. . .
Oh ! je voudrais loin de nos vieilles villes. . .
Savez-vous pas sur les plages lointaines ?. . .
Oh ! je voudrais seul avec ma pensée. . .
Savez-vous pas loin de la terre froide ?. . .
Oh ! je voudrais une planète blonde. . . (p. 43)
Il répète une exclamation au début ou au milieu du
vers. Dans ceux-ci ne rappelle-t-il pas assez exactement
la cadence, « La Chanson des rames » frappant l'eau ?
Bois chenus, ah ! vent d'automne !
L'oiseau fuit, ah ! l'herbe est jaune !
Le soleil ! ah ! s'est pâli !
J'ai le cœur ! ah ! bien rempli !
Sous ma nef, ah ! l'eau moutonne,
Et répond, ah ! monotone,
A mon chant, ah ! si joli ! (p. 392).
Même sans recourir à ce parallélisme, il obtient par la
répétition d'un membre de phrase, un effet très heureux :
Le père s'est assis dans la salle déserte.
Tandis qu'à l'àtre éteint fume un maigre tison :
Le père s'est assis les coudes sur la table, (p. 21)
Oh ! pauvres maisons éventrées
Par le marteau du niveleur,
Pauvres masures délabrées,
Pauvres nids qu'à pris l'oiseleur ! (p. 106)
- 227 -
Pi-ès du catafalque en drap noir
Jauni par les lueurs de cierge,
Un vieux, bedeau me fit asseoir,
Un vieux bedeau vêtu de s&rge. (p. 370)
Tous ces poèmes sont d'un technicien éprouvé. Il semble
que le mot de Flaubert soit juste : « Les rejets, les entre-
lacements, les rimes, tous les secrets de la métrique, il
les possède. . . Il s'enivrait du rythme des vers ».
GHAPlTRli: XII
Les Influences littéraires
I. — Flaubert et Bouilhet
— Les Modèles poétiques : V. Hugo, Gautier,
Leconte de Lisle. — Les Poètes Chinois.
— Un Héritier de Bouilhet : José Maria
DE HÉRÉDIA.
I
Si la ressemblance physique de Bouilhet et de Flaubert
était tellement manifeste, que plusieurs les crurent frères,
leur parenté intellectuelle et morale — cette étude l'a
prouvé - n'est pas moins évidente. II importe de préciser
à quel point par les conseils de leur amitié, par la com-
munauté de leurs principes littéraires, et même par une
tendance quasi inconsciente à se modeler l'un sur l'autre,
il y eut influence réciproque du poète sur le romancier et
du romancier sur le poète.
Un écrivain de talent secondaire peut exercer sur son
temps une action réelle, préparer même la voie aux plus
grands : est-il vrai que Bouilhet ait eu dans la formation
artistique de Flaubert une action décisive ?
A la mort du poète, son ami le proclama hautement :
«C'est pour moi une perte irréparable, écrira-t-il à Maxime
- 229 —
Du Camp, j'ai enterré hier ma conscience liltéraire, mon
cerveau et ma boussole » (1). — « En perdant mon pauvre
Bouilhet, dira-t-il à G. Sand, j'ai perdu mon accoucheur
littéraire, celui qui voyait dans ma pensée plus clairement
que raoi-même. Sa mort m'a laissé un vide dont je m'aper-
çois chaque jour davantage » (2). A l'entendre, son deuil
et son admiration traduisent bien imparfaitement sa recon-
naissance pour les conseils patients et féconds que le
poète, pendant vingt ans, n'a cessé de lui prodiguer.
Le témoignage de Maxime Du Camp, qui vécut dans
l'intimité des deux écrivains, permet d'atïirmer mieux
encore cette action profonde de notre auteur sur le roman-
cier : « A les voir ensemble, lisait-on en 1882 dans les
« Souvenirs Littéraires », à voir Flaubert criant haut, s'im-
patientant, rejetant toute observation et bondissant sous
la contradiction ; à voir Bouilhet très doux, assez humble
d'apparence, ironique, répondant aux objurgations par
une plaisanterie, on aurait pu croire que Flaubert était un
tyran et Bouilhet un vaincu. Il n'en était rien : c'est
Bouilhet qui était le maître, en matière de lettres du
moins, et c'est Flaubert qui obéissait » (3). Du Camp
insinuait en quoi l'action de Bouilhet fut bienfaisante :
quand le prosateur était emporté par les outrances roman-
tiques, le poète lui conseillait le calme, la raison, la
mesure : « Il savait que si la fantaisie est l'élément le plus
fécond pour la poésie, on ne peut l'admettre qu'avec une
extrême réserve dans le roman, dont la contexture doit
toujours se rapprocher de celle de l'histoire, puisque le
(1) « Souvenirs Littéraires », II, p. 130.
(2) Correspondance, IV, p. 11.
(3) « Souvenirs Littéraires ». T, p. 2iiô.
- 230 —
récit des faits imaginaires est destiné à produire Tillusion
ou l'impression de la réalité » (1).
Depuis lors, les biographes de Bouilhet ont fait appel à
ces témoignages et une sorte de légende s'est formée : le
poète devint TEminence Grise qui, sa vie durant, surveilla
l'œuvre du prosateur, la dirigea et l'amena à son point de
perfection. D'après M. Angot, c'est à lui que Flaubert doit
« l'harmonie des proportions », « l'unité du ton », « la
précision du style »(2). M. Frère affirme que « les services
rendus à Flaubert par Bouilhet sont immenses », car le
poète fut « la conscience et peut-être la moitié de son
génie » (3). Pour M. Descharmes, il « contrebalançait à
merveille les emportements de Flaubert, sur qui il eut une
« action prépondérante » (4). Et l'on ne manque pas
d'illustrer ces affirmations par des exemples nombreux :
il trouva l'idée première de « Madame Bovary )) ; l'œuvre
écrite, il en fit éliminer les développements inutiles; il
aida son ami dans les corrections de Salammbô (5), tra-
vailla au plan de l'Education Sentimentale (6), et avec
l'aide de Du Camp, obtint une nouvelle rédaction de la
« Tentation de Saint-Antoine » (7).
Remarquons d'abord que les témoignages fournis par
la Correspondance du poète à Flaubert, sauf pour quelques
détails, sont très imprécis. Si cette influence s'est réelle-
(1) « Souvenirs Littéraires », II, p. 140.
(2) « Louis Bouilhet », p. 142.
(3) Op. cit., p. 293.
(4) « Flaubert, sa vie, son caractère et ses idées avant 1857», p. 436-
(ô) Cf. 0 Lettres à sa mère Caroline », p. 14 (4 déc. 1861), p. 23 (mai
186-21, p. 25 (4 sept. 1862).
i6) Cf. Lettres à sa mère Caroline, p. .53 (5 mai 1864), p. 79 (14 mai
1866).
(7) « Souvenirs Littéraires», II, p. 10.
— 231 -
ment exercée, là cependant nous devrions en entendre
l'écho. Or, ce ne sont le plus souvent, du poète au pro-
sateur, que des encouragements, des appels vigoureux
pour ranimer la conviction chancelante : « Je suis certain
que ton affaire va marcher, écrit Bouilhet : tu as tort
d'avoir des doutes sur le fond du roman. Je t'assure que
c'est très bon. Ce qu'il faut surveiller, c'est l'intérêt des
détails, au plus bas sens du mot, et, certes, les détails de
ton livre sont déjà et doivent être de plus en plus amu-
sants : làche-toi carrément dans le bal, nous retranche-
rons bien plus tard s'il y a lieu » (1). — « Tu marches
sur un bon et solide terrain. . . J'ai été ébloui de tes der-
niers chapitres. Ne lâche pas la veine, ne suspends pas le
mouvement « (2). Ou ceci au moment de la publication de
« Madame Bovary » : « Gomment peux-tu penser que les
détails sur ce que tu éprouves me fatiguent ou me soient
indifférents. Si je suis le seul mortel à qui tu te confies,
j'en suis fier, veuille bien le croire; écris-moi donc tout ce
qui te passe par la tête. Tu as tort de regretter la publi-
cation que tu vas faire : tu ne pouvais pas rester éternelle-
ment dans la solitude. On a beau dire : le public, tout bête
qu'il est, nous avertit toujours un peu, sans qu'il s'en
doute, et je crois que l'on grandit dans cette lutte-là » (3).
Souvent Bouilhet ne fait que le « renfoncer » dans une
idée. Il le félicite, par exemple, « d'avoir consenti à rame-
ner le livre à des proportions plus régulières ». — « Tu
sais fort bien, ajoute-t-il, ce que je pense de ces choses-là.
Ce n'est pas dans la finesse d'un plan que l'homme
(1) Inédit,
(2) Inédit.
(o) Inédit.
- 232 -
s'éprouve, mais c'est le plan qui, pour la foule, pour le
public même intelligent fait l'intérêt de la narration. Le
style, qui est bien la première chose, ne s'adresse qu'à
dix hommes par siècle, et encore ! C'est faire la part
belle ! » (1). En cette question du style, le poète était siir
d'être écouté par son maître à qui il rappelait ses théo-
ries intransigeantes : ni cet exemple, ni les précédents ne
peuvent être invoqués comme pensée d'une action pro-
fonde et précise de Bouilhet sur Flaubert.
Bien plus, Flaubert en certains cas repoussa nettement
les conseils de Bouilhet. Il choisit par exemple, malgré le
poète, le sujet de Salammbô : « C'est d'une difficulté qui
m'épouvante, lui objectait celui-ci, et j'ai été surpris, tout
d'abord, de te voir te jeter de gaîté de cœur dans un sujet
aussi scabreux, voilà tout. Maintenant, ce qui a bien moins
d'importance, ce qui n'en a pas même l'ombre vis à vis de
l'art, c'est à mon avis l'inopportunité de ce livre, dans la
crise de réputation où tu es. Je peux me tromper, mais je
crois qu'il était plus malin, quoique tu en dises, de faire
encore une fois des choses d'observation, quitte à n'y plus
revenir dans la suite. A mérite égal, ce livre ne fera
jamais le bruit de l'autre, à cause du sujet même, et je
voulais que tu tirasses deux coups de canon de suite, à
boulets rouges » (2). Ce désir, comme beaucoup d'autres,
ne fut pas réalisé : il ne semble pas que Bouilhet ait tou-
jours été « le maître » et Flaubert le disciple obéissant
que crut remarquer Maxime Du Camp.
Il reste vrai que le poète aida son ami pour maints
détails. Il donna des renseignements médicaux pour
(1) Inédit. (Enghien, 31 mai 1856).
(2) Inédit.
i
- 233 —
« Madame Bovary » (1) et suggéra des observations psy-
chologiques ; de même, les volumes achevés, il examina
la structure de chaque phrase, la valeur de chaque vocable
et détermina l'auteur à émonder de quelques rares épi thètes
une prose déjà portée à son dernier point de perfection : il
délivra le « bon à tirer ». On ne peut, semble-t-il, en con-
clure à une direction littéraire générale : jamais Flaubert
ne fut « susceptible de recevoir une influence ». « Tout au
plus, pourrait-on dire qu'un ami que fréquenta Flaubert le
confirma dans son caractère quand il a un caractère ana-
logue à celui de Flaubert et le renfonce dans son caractère,
quand il est d'une humeur autre que celle de Flaubert » (2).
Si le romancier pleura amèrement la mort du poète, s'il
se demanda souvent « A quoi bon écrire maintenant puis-
qu'il n'est plus là? » (3j, c'est qu'il perdait, non sa « cons-
cience littéraire », mais un auditeur intelligent. Tout en
exigeant quelques modifications de détails dans l'œuvre
terminée, le poète admirait le plus souvent, et cette admi-
ration était l'encouragement par excellence aux yeux de
Flaubert, qui plaçait très haut la culture littéraire et le
sens critique de son ami.
Plus réelle et plus générale fut l'action de Flaubert sur
Bouilhet. S'ils furent « l'Oreste et le Pylade de l'enthou-
siasme littéraire » et passèrent leur vie « à s'exciter
mutuellement, à se congestionnei- sur la chose écrite » (4),
il semble que les actions exercées ne furent pas égales, et
(1) « Madame Bovary », éditiou (>onard, p. 491.
(2) E. Faguet. Journal des Débats, 15 août 1909.
(3) Coït. III. p. 393.
(4) -I. Lemaitre, « Impressions de thi'àtre », 7° Série, p. 106.
- 234 —
que dans ce commerce littéraire, il y eut un bénéficiaire,
Bûuilhet. Grâce au romancier, le poète modifia son
esthétique et évolua vers la poésie plastique. Aux
heures de découragement, en 1855 et en 1856 surtout, il
fut rappelé à la conscience de sa « valeur » par cet ami
zélé qui savait exalter son orgueil. Si malgré sa pauvreté
et les objurgations de sa famille il resta fidèle, sa vie
durant, au culte de l'Art; s'il garda dans un « éperdu
effort », c( son âme fort au-dessus de son talent « (1), il en
fut redevable à l'amitié autoritaire de Flaubert. Peut-être
sans ce patron intelligent eût-il glissé, au théâtre surtout,
vers un art plus facile, où sa fantaisie et son esprit lui
auraient assuré le succès et la fortune : à coup sûr il ne
fut pas devenu l'artiste patient et délicat que nous avons
trouvé en maintes pages de son œuvre.
Cette fraternité littéraire de Flaubert et de Bouilhet,
fondée sur une conception très élevée de leur art, où ils
voyaient la manifestation la plus haute de l'activité intel-
lectuelle, ne manqua pas, il faut le reconnaître, de noblesse
et de générosité (2). Le « géant » a eu soin, d'ailleurs, de
la donner en exemple aux poètes, aux écrivains de l'ave-
nir dans une page écrite en mémoire de son ami, où
transparaissent son émotion et sa sincérité : « Y a-t-il
quelque part, dit-il, deux jeunes gens qui passent leurs
(1) J. Lemaitre, « Impressions de théâtre », 7» Série, p. 106.
(2) Tel n'est pas le sentiment de M. Pierre Vé^er : « Pauvre Flaubert,
écrit-il, qui eut en guise d'ami Louis Bouilhet. en guise d'amie Louise
Colet ! Son intime, ce piètre élève de Dumas père ! L'admit-il pour que
nulle crainte d'égalité ne troublât leurs relations ? Il lui lit l'aumône
d'un second plan dans sa notoriété. Les maîtres traînent à travers les
siècles une suite de comparses qui encombrent la Littérature : rien
d'odieux comme le pyladisrae envahissant de ces gens-là qui nécessitera
bientôt une chambre de justice des réputations ».
(Revue Blanche. 25 avril 1892).
— 235 -
dimanches à lire ensemble les poètes, à se communiquer
ce qu'ils ont fait, les plans des ouvrages qu'ils voudraient
écrire, les comparaisons qui leur sont venues, une phrase,
un mot, et bien que dédaigneux du reste, cachant cette
passion avec une pudeur de vierge? Je leur donne un
conseil. Allez côte à côte dans les bois en déclamant des
vers. . . Alors, quoiqu'il advienne, vous verrez les misères
de vos rivaux sans indignation et leur gloire sans envie,
car le moins favorisé se consolera par le succès du plus
heureux. . . Puis, quand l'un sera mort, — car la vie était
trop belle, — que l'autre garde précieusement sa mémoire
pour lui faire un rempart contre les bassesses, un recours
contre les défaillances, ou plutôt comme un oratoire domes-
tique, où il ira murmurer ses chagrins et détendre son
cœur. . . » (1).
Autant par cette amitié peut-être que par sa valeur
poétique, qui cependant n'est pas négligeable, notre auteur
vivra dans l'histoire de la littérature. Les lecteurs de
Flaubert, de sa correspondance surtout, seront curieux de
Bouilhet, et désormais les deux écrivains seront rap-
prochés l'un bénéficiant de la gloire incontestée de l'autre,
comme le sont leurs images hautaines sur l'une des places
publiques de Rouen. M. H. de Régnier, leur admirateur
et émule, le prophétisait hier encore (2) :
Flaubert, Bouilhet, vos noms sont unis dans la gloire,
Car vos cœurs ont battu d'un même amour du beau.
Qu'importe que vainqueurs d'une même victoire
Pour vaincre l'oubli sombre et la mort sans mémoire
L'un ait eu rétincelle et l'autre le flambeau !
(1) Préface des « Dernières Chansons», p. 30'i.
(2) Le dimanche 30 juin 1912 avait lieu un déjeuner des « Amis de
Flaubert » à Groisset, sous l'allée des Tilleuls. On déposa sur la table
du pavillon un nouveau registre destiné aux signatures. Convié à
l'inauCTurer, M. Henri de Régnier, président de la fête, écrivit sur la
première page ce frontispice poétique que nous reproduisons (Journal
de Rouen, 1" juillet 1912).
- 286 —
II
A l'apparition de (^ Festons et Astragales », Jouvin
écrivait dans le Figaro : « Il n'y a pas un de ces vers-là
qui n'ait été fait 3. 000 fois pour le moins » (I). La boutade
ne manque pas de justesse : les poèmes de Bouilhet
donnent au lecteur l'impression du « déjà vu ».
Métaphores, antithèses, sujets même, rappellent souvent
Victor Hugo. « L'Esprit des Fleurs » de notre poète, par
exemple, ne ressemble-t-il pas fort au Sylphe des « Odes
et Ballades» ? Nous lisons chez Hugo :
Je suis l'enfant de l'air, un sylphe, moins qu'un rêve,
Fils du printemps qui naît, du matin qui se lève,
L'Hôte du clair foyer, durant les nuits d'hiver,
L'esprit que la lumière à la rosée enlève,
Diaphane habitant de l'invisible éther.
Et je suis si joli ! Si tu voyais mes ailes
Trembler aux feux du jour, transparentes et frêles !
J'ai la blancheur des lys, où le soir nous fuyons,
Et les roses, mes sœurs, se disputent entre elles.
Mon souffle de parfums et mon corps de rayons (2).
Bouilhet ne détaille pas autrement la vie de « L'Esprit
des Fleurs », à l'aube et au soir, au printemps et en hiver :
Sylphe léger, fils des molles rosées,
J'aime à bondir sur les gazons en fleurs.
Et l'arc-en-ciel aux teintes irrisées
Fait à mon front chatoyer ses couleurs. . .
Quand du matin glissent les brises folles.
Dès que l'oiseau commence ses chansons.
Avec mes doigts j'entr'ouvre les corolles.
Et doucement j'éveille les buissons. . .
(1) 27 août 1859.
(2) P. 255.
— 237 -
Quand vient le soir et que les tleurs sont closes,
Du ver luisant je m'éclaire en chemin
Et vais frapper à la porte des roses,
Pour m 'endormir dans mon lit de satin (1).
Les pièces courtes, concises, patiemment ciselées, aux
détails précis et caractéristiques de notre auteur, s'appa-
rentent surtout à celles de Gautier. Les titres même
s'appellent : « Festons et Astragales » est la réplique des
« Emaux et Camées » publiés sept ans auparavant ; « Clair
de Lune sentimental », « Lied », « Pastel », « Premier
sourire du Printemps », « Caudaule », n Le Roman de la
Momie » du Maître annoncent chez le disciple « Clair de
Lune », « Lied Normand », « Pastel », « Le Printemps »,
« Caudaule », « La plainte d'une Momie ».
Maints vers, d'ailleurs, maintes images se répondent
dans les deux œuvres :
Les grelots d'argent du muguet
qui sonnent dans le « Premier sourire du Printemps » (2)
chez Gautier, ont leur écho dans « Le Printemps » de
Bouilhet :
Et le muguet sauvage ébranlant ses clochettes (3).
L'Obélisque de Paris, avec le
Sol sacré des hiéroglyphes
Où les sphinx s'aiguisent les griffes (4)
appelle dans « La plainte d'une Momie »
Le sphinx de pierre aux froides griffes
.'Vvec l'oiseau des hiéroglyphes (5).
(1) Œuvres, p. 86.
(2) « Emaux el Camées », p. 47.
(3) Œuvres, p. 24.
(4) « Emaux et Camées », p. 65.
(5) Œuvres, p. 44.
- 238 -
Les vers de Gautier dans « la Fleur qui fait le prin-
temps )) :
Les marronniers de la terrasse
Vont bientôt fleurir à Saint-Jean . .
La fleur, hier encore pliée
Dans son étroit corset d'hiver
Met sur la bi-anche déliée
Les premières touches de vert.
La fleur retardataire hésite
A faire voir ses thyrses blancs (1).
inspirent à Bouilhet ce passage de « Mars » :
Sous son capuchon rose enfermé à demi,
La fleur du marronnier regarde et veut éclore
Puisque des pieds d'oiseau sur sa branche ont frémi cl).
De même le quatrain de Leconte de Lisle écrit en 1852 :
Midi, roi des étés, épandu sur la plaine
Tombe en nappes d'argent des hauteurs du ciel bleu.
Tout se tait. L'air flambloie et brûle sans haleine ;
La teri'e est assoupie en sa robe de feu {^).
devient chez notre poète, en 1856 :
L'air est en feu : midi sur l'ardent travailleur
Comme un manteau de plomb fait tomber sa chaleui- (4).
De même encore si Leconte de Lisle oppose le triomphe
de l'Eglise naissante à la ruine du paganisme :
Tes Dieux sont en poussière aux pieds du Christ vain-
Iqueur (5)
notre poète reprend cette antithèse :
0 toi, qui triomphais près de l'Olympe mort (6).
(1) « Emaux et Camées », p. 207.
(2) Œuvres, p. 95.
(3) « Poèmes antiques », p. 292.
(4) « Le Laboureur », Œuvres, p. 94.
(5) « Poèmes antiques », p. 286.
(6) « La Colombe», Œuvres, p. 31L
- 239 -
Si, devant cette déchéance des dieux payens, de Lisle
éprouve quelque sympattiie :
Je ne puis les trahir puisqu'ils sont mallieureux. . .
Toujours des dieux vaincus embrassant la fortune
Un grand cœur les détend du soit injurieux (1),
Bouilhet cède au même mouvement de pitié : '
Quand chassés sans retour des temples vénérables.
Tordus au vent de feu qui soufflait du Thabor,
Les grands Olympiens étaient si misérables
Que les petits enfants tiraient leur barbe d'or. . .
Un seul homme debout contre la destinée
(Jsa dans leur détresse avoir pitié des dieux.
C'était un large front, un enq.iereur, un sage (2).
Il y a là des réminiscences évidentes. S'il est vrai,
comme l'affirme Bouilhet, que Pierre Hourcastremé « se
bourra de son époque » et qu' « en le fouillant on retrou-
verait tout le dix-huitième siècle », son petit-tils pareille-
ment, par les thèmes, les images, les rimes, reflète les
ipoètes qui vécurent de 1850 à 1860; « en le fouillant » on
découvre beaucoup de Gautier et de Leconte de Lisle.
Enfin l'imitation des poètes chinois est évidente dans
toute une partie de son œuvre.
L'exotisme sévissait alors chez les écrivains et les
artistes, chez Gautier qui avait raconté le « Roman de la
Momie », aussi bien que chez les simples collectionneurs
de potiches et de bibelots. Bouilhet, curieux d'impressions
pittoresques, avait toujours désiré vivre son existence
(1) « Poèmes antiques », p. 287.
(•<>) « r.a Colombe », Œuvres, p. 809.
— 240 —
dans un milieu difïérent de celui oii les circonstances
l'avaient placé; il avait célébré en un poème, dès 1848,
le voyage en Orient de Maxime Du Camp (1); quelques
années plus tard, il avait entendu le récit enthousiaste
de celui de Flaubert (2). S'il n'eut pas le bonheur
d'éprouver des émotions rares, comme ses amis plus
riches, dans le pays de la lumière éclatante et des
couleurs vives, il donna le change à son goût de
l'exotisme en détaillant en vers le portrait de « Tou-
Tsong » (3) et du « Barbier de Pékin (4), en étudiant
surtout la langue Chinoise avec une ténacité et une
méthode scrupuleuse, dont témoignent les cahiers venus
jusqu'à nous. En 1863, plus que jamais, il est décidé à
continuer « avec persévérance jusqu'à l'époque inconnue »,
oîi il pourra écrire un « poème », un conte chinois. « Je
suis déjà certain, mande-t-il, que le peu que je sais doit
modifier énormément mes tournures de style et donner
au poème une vraie couleur locale, ce dont je ne me
doutais pas auparavant. Il y a dans la composition même
des caractères, des métaphores et des associations d'idées
ébouriffantes de naïveté et de bizarrerie. . . C'est le seul
coin bleu dans mon horizon » (5).
Bientôt il annonce à Flaubert qu'il a trouvé le thème du
(1) « A Maxime Du Camp ». Œuvres, p. 48.
(2) M. Maynial a très bien montré comment le poète utilisa ie récit
et les notes de voyage de son ami dans « Kuchiuk-Hanem ». Cf. Mer-
cure de France, 1" Novembre 1912.
(3) Œuvres, p. 65.
(4) Ibid., p. 67.
(5) Inédit. Sans date. Début de 1863.
- 241 -
conte, une « histoire », qu'il juge « amusante », un vrai
« sujet ani[)ulatoire », qui lui permet de « passer par tous
les milieux et toutes les préoccupations morales des
Chinois ». « Ce sera, ajoute-t-il, un refugium, un déver-
soir à mes tristesses. J'en ferai dix vers un jour, vingt un
autre, et j'en verrai la fin, je l'espère Ce sera énorme
comme quantité de vers, mais comme je ne veux pas
recommencer une autre fois dans cette couleur-là, je me
paie d'un coup toute la Chine » (1).
Seule l'esquisse du conte fut écrite : aucun vers, du
moins, n'est venu jusqu'à nous. Par contre, cette étude
de la Littérature et de la Langue Chinoise, des gens et
des choses du Céleste Empire, inspira au poète une série
de pièces détachées, qui ont pris place dans les «Dernières
Chansons » : « La Paix des Neiges » (2), « Le Vieillard
libre » (8), « La Pluie venue du Mont Ki-Chan » (4),
« Le Tung-Whang-Fung » (5), « Vers Paï-lui-chi » (6).
Il s'imagine mandarin, portant quatre rubis à sa cein-
ture et un bouton d'or à son bonnet. Il a pour ami « le
Barbier de Pékin » (7), au nez camard, aux « yeux
troussés », au « sarrau bleu » et aux souliers jaunes, qui
fait courir lestement son rasoir. Calme, sans haine, sans
amour, il se blottit soigneusement dans son « intérieur »
(1) InéJiL. Sans Jate (18HH|.
(2) Œuvres, p. o9:>.
(:^) Ibid., i> /lOO.
[\) Ibid., p. M\.
{^^] Ibid., p. 895.
(B) Ibid.. p. 89G.
(7) Ibid., p. 67.
— 242 —
de mandarin, pendant que la neige tombe au dehors en
« bouquets froids » :
Au fond du cabinet de soie,
Dans le pavillon de l'étang,
(1 Pipi, popo ! ■) le feu flamboie ;
L'horloge dit : « Ko-tang! Ko-tang ! » (8).
Il se console de l'hiver rigoureux en regardant les mar-
guerites des potiches et en invoquant le petit dieu Pu,
protecteur des vermillons et des orpins. Il lui demande de
garder de tout choc, aux flancs de la porcelaine, « la glu
d'émail, où. le soleil s'est pris » :
Sur les oiseaux passe tes mains savantes,
Lisse la barbe aux magots rondelets ;
Songe au matou, veille aux doigts des servantes. . . (1).
Il rêve au parfum de la fleur Ing-wha, que nous ne
connaissons guère, mais dont la forme indécise et l'étran-
geté des syllabes évoquent en nous une idée de préciosité
charmante et de poésie :
La petite fleur Ing-wha, petite et pourtant des plus belles,
N'ouvre qu'à Ching-Tu-Fu son calice odorant
Et l'oiseau Thung-Whang-Fung est tout juste assez grand
Pour couvrir cette fleur en tendant ses deux ailes.
Et l'oiseau dit sa peine à la fleur qui sourit,
Et la fleur est de pourpre, et l'oiseau lui ressemble.
Et l'on ne sait pas trop, quand on les voit ensemble,
Si c'est la fleur qui chante, ou l'oiseau qui fleurit (2).
Il entrelace, toujours à l'exemple des poètes chinois.
(8) « La Paix des Neiges », Œuvres, p. 392.
(1) « Le Dieu de la Porcelaine », Œuvres, p. 70.
(2) Le « Tung-Whang-Fung », Œuvres, p. 395.
— 243 —
les « vers paï-luï-chi w suivant un rythme très difficile
qui ramène sept fois et cinq fois les mêmes rimes :
Le flot hennit, le vent crie ;
Matelots de ma patrie,
Vers l'Empire du Milieu
Emportez-moi, je vous prie.
Afin que je puisse un peu,
Avant le dernier adieu.
Ecouter la sonnerie
Des couvents de Lao-Tseu ;
Tandis que dans la prairie
S'ouvre avec coquetterie
Ton cœur d'or bordé de bleu,
O Fleur de la rêverie ! (1).
A la littérature chinoise, Bouilhet emprunte pareille-
ment une autre forme de poème : neuf Alexandrins écrits
sur 2 rimes revenant 5 fois et 4 fois, et divisés en strophes
de 4, 3 et 2 vers :
La révolte de sang et de larmes suivie,
A brisé du talon le pouvoir qu'on envie,
Et Yang-Ti, fils du ciel, en cette nuit d'horreur.
Gît au pied de son trône un couteau dans le cœur.
Son héritier qu'attend une même agonie,
Prend un flacon fatal dont nul ne se méfie
Le vide, et dit, tourné vers le dieu Fô : Seigneur !
Fais que dans les hasards d'une seconde vie
Je ne renaisse pas au corps d'un empereur ! (2)
Or, en 1862, paraissait un volume intitulé : « Poé-
sies de l'époque des ïhang, vn% viii^ et ix® siècles
de notre ère )>, « traduites du chinois pour la première
fois par le marquis d'Hervey-Saint-Denys » : c'est là que
(1) « Vers Paï-lui-Ghi », Œuvres, p. 396.
(2) « Ij'héritier de Yang-ti », p. 4C0.
- 244 —
notre poète a puisé abondamment. Le volume, relié avec
soin, occupait une place d'honneur dans sa bibliothèque :
on y découvre, en plus, les traces d'une étude diligente.
Bouilhet a trouvé là, dans les pages sur « l'Art poétique
et la prosodie chez les Chinois » qui y tiennent lieu de
préface, les formes nouvelles de ses poèmes; souvent
même pour écrire des pièces exotiques vraiment char-
mantes il n'a fait qu'ajouter un rythme et des rimes à la
traduction d'Hervey Saint-Denys.
Voici, par exemple, une « Chanson des rames », com-
posée par Vou-ti, empereur et poète, un jour qu'il tra-
versait le fleuve Hoën, entouré de ses officiers et de ses
ministres.
Tsieou fong ki. hy 1 pe yun fei :
Tsao mou ouang lo, hy ! ngan nàn koueï.
Lan vécu so, hy ! ko yeou fang.
Hoay kiaï jin, hy ! pou neng ouang.
Fan leou tchoen. hy? tsi Hoën ho:
Hoang tchong lieou, hy ! yang san po,
Siao kou ming. hy ! fa te ko.
Youan lo ki, hy 1 ngaï tsin to.
Chao tchoang ki chi, hy ! naï lao ho ! (ij
D'Hervey Saint-Denis la traduit ainsi :
Le vent d'automne s'élève, ha ! de blancs nuages volent ;
L'herbe jaunit et les feuilles tombent, ha ! Les oies sauvages
vers le midi s'en retournent.
Déjà tleurit la plante Lan, ha 1 déjà se répand le parfum des
chrysanthèmes.
Moi je pense à la belle jeune hlle, ha ! que je ne saurais oublier,
^lon bateau flotte doucement, ha! traversant le fleuve de Hoën;
(Il P. LXIX.
— 245 -
Au milieu de ses rapides eaux, lia 1 (jiii jaillissent en vagues
écu mantes,
Au bruit des flots et des tambours, ha ! j'improvise la Chanson
des rames.
Plus vif a été le plaisir, ha ! plus profonde est la tristesse qui
lui succède.
La force et la jeunesse, combien durent-elles, ha! et contre la
vieillesse que faire ! (1)
Et Bouilhet écrit lui aussi « la Chanson des rames » :
Bois chenus, ah ! vent d'autonnne !
L'oiseau fuit, ah ! l'herbe est jaune,
Le soleil, ah ! s'est pâli !
J'ai le cœur, ah ! bien rempli.
Sous ma nef, ah ! l'eau moutonne.
Et répond, ah ! monotone,
A mon chant, ah ! si joli.
Quels regrets, ah ! l'amour donne !
L'âge arrive, ah ! puis l'oubli ! (2)
Bouilhet a utilisé toutes les idées du poème chinois ; il a
imité la coupe de la chanson en trois strophes, dont le
nombre des vers va toujours diminuant ; il a même repro-
duit la césure njarquée par l'emploi de la particule eupho-
nique : hy.
Même procédé d'imitation dans la prière intitulée : « La
pluie venue du Mont Ki-Ghan ». D'Hervey Saint-Denys
traduit ainsi le texte chinois :
La pluie, venue du mont Ki-chan,
Avait passé rapidement avec le vent impétueux.
Le soleil se montrait pur et radieux, au dessus du pic occidental.
Les arbres de la vallée du Midi semblaient plus verdoyants et
plus touffus.
(1) P. LXIX.
(2) P. -.m.
— 246 -
Je nie dirigeai vers la demeure sainte,
Où j'eus le bonheur qu'un bronze vénérable me fit un accueil
bienveillant.
Je suis entré profondément dans les principes de la raison
sublime.
Et j'ai brisé le lien des préoccupations terrestres.
Le religieux et moi nous nous sommes unis dans une même
pensée ;
Nous avions épuisé ce que la parole peut rendre et nous
demeurions silencieux.
Je regardais les fleurs immobiles comme nous ;
J'écoutais les oiseaux suspendus dans l'espace, et je compre-
nais la grande vérité (1).
La chanson chinoise est devenue sous la plume de
Bouilhet :
Le vent avait chassé la pluie aux larges gouttes.
Le soleil s'étalait, radieux, dans les airs,
Et les bois secouant la fraîcheur de leurs voûtes.
Semblaient, par les vallons, plus toufl'us et plus verts.
Je montai jusqu'au temple accroché sur l'abîme ;
Un bonze m'accueillit, un bonze aux yeux baissés.
Là, dans les profondeurs de la raison sublime.
J'ai rompu le lien de mes désirs passés.
Nos deux voix se taisaient, à tout rendre inhabiles ;
J'écoutais les oiseaux fuir dans l'immensité.
Je regardais les fleurs comme nous immobiles,
Et mon cœur comprenait la grande vérité (2).
III
Notre poète a beaucoup emprunté : il lui revient, par
contre, l'honneur d'avoir inspiré des thèmes et des com-
paraisons à un très grand artiste : José Maria de Hérédia.
(1) P. 185.
(2| Œuvres, p. 40L
- 247 -
On élal)lirait facilement une ressemblance générale
entre ces écrivains que conduisirent la même conscience
artistique, fière et orgueilleuse, le même mépris du mé-
diocre, la même allégresse de vivre par l'imagination à
travers les paysages exotiques et les siècles ressuscites
par leur art. Mais ces traits communs conviennent à tous
les « Parnassiens » : certains détails de l'œuvre accusent
mieux la parenté des deux poètes.
Ne se comparent-ils pas l'un et l'autre à « l'oiseleur »
ou au « chasseur » attentifs à capturer « l'essaim des
idées » ? N'est-ce pas dans le même paysage qu'ils vont
en chasse ? Le voici décrit par Bouilhet :
Les plaines, au loin, de fleurs sont brodées.
Parmi les oiseaux et les papillons
J'entends bourdonner l'essaim des idées
Qui flotte au soleil en blancs toui'billons '!).
Quoique plus silencieux le paysage est semblable dans
le sonnet des « Trophées « intitulé « La Sieste » :
Pas un seul bruit d'insectes ou d'abeille en maraude,
Tout dort sous les grands bois accablés de soleil
Où le feuillage épais tamise un jour pareil
Au velours sombre et doux des mousses d'émeraude.
Criblant le dôme obscur, midi splendide y rôde. . .
Vers la gaze de feu que trament les rayons
Vole le frêle essaim des riches papillons
Qu'enivrent la lumière et le parfum des sèves (2).
Même joie pour chacun des chasseurs ; mêmes bruits
sonores dans le filet ou la cage d'or, oii ils enferment rêves
ou idées. De Hérédia, en une notation rapide, écrit :
.Mors mes doigts tremblants saisissent chaque fll.
Et dans les mailles d'or de ce filet subtil.
Chasseur harmonieux, j'emprisonne mes rêves.
(1) « L'Oiseleur », Œuvres, p. ;363.
(2) P. 13li.
— 248 —
Bouilhet, avant lui, avait détaillé la même idée :
Si la gibecière est à moitié pleine,
Je rentre au logis plus fier qu'un renard,
Et c'est sous mes doigts un bruit d'étincelles
Quand j'ouvre le sac où tient mon trésor,
Et que je les prends par le "bout des ailes
Pour les enfermer dans leurs cages d'or.
Plus voisins encore sont « Le Galet » des « Festons et
Astragales » et « La Conque » des Trophées. Bouilhet
décrit « le galet rond, luisant et poli », qu'il a trouvé au
bord de la mer :
Océan, je l'ai pris parmi tes flots amers
Ce caillou blanc avec sa frange purpurine.
Comme un bijou tombé du vaste écrin des mers.
Mille ans il a roulé sur le bord de cette onde.
Les flots jaloux, mille ans, l'ont ramené vers toi ;
Et peut-être, Océan, sous ta houle profonde
Tu ne l'avais poli que pour qu'il vint à moi !. . .
Et depuis, quand parfois je le contemple encore.
Frémissant, éperdu, je crois tenir soudain,
Avec ses bruits, ses flots et sa trompe sonore,
Tout le grand océan dans le fond de ma main (1).
Avec plus de précision, Hérédia traite le même thème
poétique : il entend dans « la conque » sonore pleurer
sans cesse le souvenir du grand Océan :
Par quels froids Océans, depuis combien d'hivers, ;
Qui le saura jamais, Conque frêle et nacrée,
La houle, les courants et les raz de maiée
T'ont-ils roulée au creux de leurs abîmes verts ?
(1) P. 78.
— 249 —
Aiijoufd'hiii, sôiis le ciel, loin des reflux amers,
Tu t'es fait un doux lit de l'arène dorée.
Mais ton espoir est vain. Longue et désespérée.
En toi gémit toujours la grande voix des mers (1).
Ne semble-t-il pas que les rimes de Bouilhet chantaient
encore dans l'oreille de Hérédia écrivant son mer-
veilleux sonnet ? Les « flots amers » et « le vaste écrin
des mers », chez Bouilhet appellent, chez le maître, les
« reflux amers» et la « grande voix des mers »; de même,
aux rimes « contemple encore » et « trompe sonore » du
premier fait écho chez le second : « soupire encore » et
« prison sonore ».
Plus loin, « l'Aloès « de « Festons et Astragales » s'appa-
rente à la « Fleur séculaire » et aux « Fleurs de feu » des
«Trophées». Bouilhet décrit l'aloès solitaire, « hérissé
comme pour les querelles», alors que près de lui la per-
venche et les jacinthes, les rosiers éclatants et l'œillet à
crête rouge sont en fête et se demandent pourquoi il
n'épanouit point son calice odorant « sous le baiser des
brises ». Au bruit de leurs discours « le monstre » qui
dormait lève la tête, et « son feuillage acéré » sonne
« comme une armure ». « Pauvres petites fleurs », leur
dit-il,
Je ne suis pas gonflé d'une sève ordinaire,
Mon calice effrayant met un siècle à s'ouvrir
Et mes éclosions sont des coups de tonnerre (2).
De 'Hérédia utilise dans « Fleurs de feu » la compa-
raison finale :
Comme un coup de tonneire au milieu du silence,
Dans le poudroiement d'or du pollen qu'elle lance,
S'épanouit la fleur des cactus embrasés (3).
(1) P. mi
(3) P. 3:u.
(H) P. 128.
— 250 -
La lente éclosion de la « fleur séculaire » devient même
le thème d'un sonnet :
Et les soleils d'un siècle ont longuement mûri
Le bouton colossal qui t'ait ployer sa hampe.
Enfin, dans l'air brûlant et qu'il embrase encor,
Sous le pistil géant qui s'érige, il éclate.
Et l'étamine lance au loin le pollen d'or ;
Et le grand aloès à la fleur écarlate,
Pour l'hymen ignoré qu'a rêvé son amour.
Ayant vécu cent ans, n'a fleuri qu'un seul jour (Ij.
Enfin, n'y a-t-il pas quelque ressemblance entre les
trois sonnets oîi de Hérédia décrit des paysages d'Orient
et intitulés « La Vision de Khêm » et certaines pièces de
Bouilhet, « Kuckink-Hanem », « La plainte d'une Momie »,
« A Maxime Du Camp », qui évoquent l'Egypte avec ses
palmiers, ses buffles et ses chameaux? Des vers isolés,
même, s'appellent chez les deux poètes. Bouilhet écrit :
Le Xil est large et plat comme un miroir d'acier (2).
et de Hérédia :
La lune sur le Nil, splendide et ronde, luit (3).
Le vers du premier :
Les gypaètes blancs se bercent dans les airs (4).
parait avoir inspiré au second :
Au loin tourne sans fin le vol des gypaètes (5).
(1)
p.
l->9.
n
p.
28.
(3)
p.
122.
(4)
p.
29.
(5)
p.
28.
- 251 -
Au vers des « Festons et Astragales » :
Les crocodiles gris plongent au fond des îles (1).
répond dans « les Trophées » :
Le crocodile plonge et cherche un lit de fange (2).
Et combien d'autres points de contact ne trouverait-on
pas entre les « Zones de l'âme » de Bouilhet, et « Plus
ultra » de de Hérédia, entre « l'Oubli » du premier et
« L'Abbaye « du second, entre le sonnet en l'honneur de
« Michel-Ange » et le poème écrit en mémoire du sculp-
teur Pradier ?
Loin de nous le dessein d'expliquer totalement par là
l'œuvre des Trophées. La plupart des richesses de de Hé-
rédia lui appartiennent en propre, et même en ses rémi-
niscences il n'imite point servilement : sa poésie garde
toujours une intensité, une couleur très personnelles. Il
ne manquait pas d'intérêt cependant de revendiquer pour la
gloire de L. Bouilhet la primeur de quelques thèmes,
métaphores et comparaisons que « le sonnettiste par
excellence du Parnasse Contemporain » (3) doit, sciem-
ment ou non, au laborieux précurseur des Parnassiens.
(1) P. 28.
(•3) P. 225.
(3| J. Leniaître, « Les Contemporains », S* série, p. 65.
CHAPn [^,K XIII
La Carrière Théâtrale
itëôï-lS'jS)
Madame de Montarcy » — « Le Cœur a droite
« HÉLÈNE Peyron »
Il n'est guère de poêle ou de romancier qui ne se sente
attiré par le théâtre, par les discussions qu'il soulève, par
les admirations et les haines qu'il suscite. Bouilhet subit
la loi commune : depuis le succès des Fossiles, il méditait
un drame historique, en vers, intitulé « Madame de Mon-
tarcy ».
Il choisissait mal son temps pour aborder le théâtre.
Les applaudissements du public allaient alors aux pièces
de l'Ecole du « Bon Sens », représentée par Ponsard,
Scribe et Dumas fils, et « le bon sens en ce temps était
aussi niais, aussi hostile à toute idée de beauté, de ten-
dresse, et à tout superbe essor... que le fut naguère le
bas instinct de la réalité » (1). Or, c'était précisément ce
drame plein de poésie et de « superbe essor », que Bouilhet
rêvait d'écrire. Vainement Maxime Du Camp avait tenté
de l'en détourner et lui avait conseillé de faire jouer des
« Proverbes » et des « Pastorales tendres ^>, le poète jurait
(1) G. Mendès. « Rapport... sur le mouvement poétique ». p. 107.
- 253 -
qu'il ne renoncerait pas, malgré la mode régnante, aux
préoccupations d'art qu'il voulait apporter au théâtre : « 11
en adviendra ce que le destin voudra, disait-il à Louise
Golet, notre premier juge est notre conscience » (1).
Il en résulta qu'il se découragea vite, avant même que
le premier acte du drame fût terminé : « Paris m'assomme,
avouait-il à Flaubert vers le mois de juillet 1854. Je ne
sais pas au juste pourquoi, mais je soufTre comme un
malheureux. Je regrette Rouen M I Tu vas rire. C'est exact
et je t'assure que la littérature m'embête (2) profondément.
Il me répugne de me lancer dans cette boue : la stupidité
est à son comble ; il n'y a radicalement pas de place pour
un brave homme. Ce temps atroce me porte aussi sur les
nerfs. Je te le dis avec la plus grande sincérité : je vou-
drais être crevé. J'en ai assez et plus. Je ne vois pas de
terme à tout cela : le jeu n'en vaut pas la chandelle. J'ai
fait une seule bêtise en ma vie, bêtise radicale : c'est d'être
venu à Paris sans moyen d'activité directe, je veux dire
sans drame fini. Je mange bêtement mon argent avec des
remords qui me pincent le cœur, le doute de la réussite,
le sifflet des imbéciles et la conviction qu'en dernière
analyse tout cela n'est et ne peut être qu'une amère blague.
On ne peut faire d'art qu'avec cent mille francs de rente :
c'est mon dernier mot. . .
Je regrette de t'écrire une pareille épître, mais il n'y a
pas moyen de blaguer quand on a de la bile plein le sang
et des larmes plein les yeux » (3).
Il souffre de voir que le talent ne suffit pas pour qui
(1) « Revue de Paris », l^"- Novembre 1908, p 17.
{2) Je traduis.
(o) Inédit. Sans date. Lettre écrite vers le mois de juillet 1854.
— 254 —
veut arriver au succès, mais qu'il faut s'introduire dans
les coteries littéraires, obéir à la mode, et flatter le goût
du public. Il peine surtout dans l'élaboration du drame :
son imagination le porte à orner les Alexandrins de méta-
phores et d'images poétiques ; il lutte pour les ramener à
une élégante ligne de prose : les épilhètes rares, les vers
h'riques « férocement » scandés passeraient inaperçus à
la scène : « Incontestablement, conclut-il avec tristesse,
la poésie dramatique, ou plutôt le style dramatique en
vers, est inférieur aux autres genres » (1).
Quelques semaines, cependant, la perspective d'un
voyage à Rouen lui redonna du courage. De plus un édi-
teur, Jaccotet, acceptait de publier Melaenis, et peut être
quelques poésies détachées, en volume qu'on annonçait
déjà « sous presse sur le dos des livres » : sa position, si
le drame « marche vite et bien «, allait eniin « s'éclair-
cir » (2).
Mais le volume ne parut pas et Bouilhet réinstallé à
Paris, après son voyage de Rouen, retombait dans le
désespoir: il lui semble qu'il écrit « comme Marmontel et
Campistron ». Le second acte qu'il croyait « avaler »
facilement « en deux ou trois bouchées » est « dur et
coriace ». Il avoue, à la fin de l'année 1854, avec la bru-
talité habituelle aux lettres dé cette époque que «le moral
souffre comme le physique » et qu'il est dans « une apa-
thie complète, indifférent à tout, et désirant surtout crever
en dormant ». « J'ai une maladie, dit-il ailleurs, à laquelle
je ne comprends goutte, mais il n'y a rien à faire. Ne fais
pas surtout la bêtise de te déranger : tu ne me servirais à
(1) Inédit. Sans date.
(2) Inédit. Sans date.
— 255 —
rien. Adieu, vieux. Le drame! Le drame I Quinze jours,
pas un vers ! Avoue que je n'ai pas de chance » (1).
Au mois de Mai de l'année suivante, il a terminé son
drame. Il compte, pour le faire accepter au Théâtre-Fran-
çais, sur la protection d'un ami de Flaubert, Blanche, très
influent par les fonctions qu'il occupe au Ministère d'Etat.
Mais aussitôt qu'il lui a confié le manuscrit pour en
obtenir la lecture au théâtre, il sent, par crainte d'un
insuccès, un découragement profond l'envahir. En vain
Flaubert exalte son orgueil et lui rappelle la noblesse de
l'Art ; en vain il le supplie avec des mots jaillis du plus
profond de son âme : « Que veux-tu que je devienne,
misérable, si tu l)ronches, si tu m'ôtes ma croyance? Tu
es le seul mortel en qui j'aie foi, et tu fais tout ce que tu
peux pour me desceller du cœur cette pauvre niche de
marbre placée haut et oiî tu rayonnes » (2), ces virulentes
exhortations ne relèvent pas le courage de Bouilhet. De
jour en jour il devient « cacochyme et hypocondriaque ».
Il cesse de voir ses amis : « Je m'efifacerai ainsi gra-
duellement du monde et de toutes choses, écrit-il, vu que
je suis las de tant de bêtises. Ma parole d'honneur! je
voudrais ayoir un état. Je ne plaisante pas : j'ai de
l'amertume jusqu'aux talons (3). . . Quant à mon estomac
devenu moins solide, c'est malheureusement un fait aussi
positif que personnel. Je me l'explique pourtant. Quand
j'étais là-bas, gagnant mon pain d'une part, rimant de
(1) Inédit. 23 Octobre 1&Ô4.
(2) Gorr. III. p. 34.
(9) Inédil. Sans date. Lettre écrite vers le 2G Juin 18.j.j. La réponse
de Flauliert est datée du 28 Juin. (Gorr. III, p. 33).
18
— 256 —
l'autre, j'avais la sérénité de l'homme qui digère, je n'étais
pas dans la mêlée. Aujourd'hui ces crétins qui me faisaient
rire viennent se mettre entre moi et mon morceau de pain.
Comprends-tu la difTérence? Qu'on les lise, qu'on ne les
lise pas, peu importe : s'ils sont riches, ils ont leur bande,
s'ils sont pauvres, ils discréditent le métier. Dans un an,
il sera ridicule d'avouer qu'on fait des vers » (1). « Je me
mets donc à la prose, ajoutait-il, et comme je n'y suis pas
né, tu dois concevoir les dégoûts qui me débordent. . . » Il
écrivait, en effet, depuis plusieurs semaines, une comédie
en prose intitulée « Le Cœur à droite )i, dont la fortune
devait être peu brillante.
Au début de Juillet le drame en vers était refusé par le
Comité de Lecture du Théâtre-Français, ou s'il fut reçu
« à correction » comme l'afRrme Flaubert (2), on demanda
à l'auteur des changements tels qu'il regarda la chose
comme un rejet déguisé. Il doit attendre une autre réunion
du Comité pour présenter la pièce retouchée. Il se décou-
rage de plus en plus : il ne peut u ni manger, ni fumer, ni
dormir, ni travailler « ; il ne s'est jamais « vu dans un
pareil état de faiblesse « (3).
Bientôt il apprend que « par ordre ministériel, les
cartons du Théâtre-Français étant trop pleins, le Comité
(1) Inédit (30 Juin 1855). Vers cette époque, il renonça au projet d'un
voyage en Italie. La correspondance de Flaubert révèle que ce voyage
fut chose décidée : le poète devait être accompagné de son ami Guérard,
un Normand (Gorr. III, p. 13, 21, 24). Le romancier, qui peut-être
n'avait jamais cru à la réalisation du projet, se moqua de Bouilhet
(Gorr. III, p. 35) : « Tu as tort de me blaguer sur le voyage d'Italie,
lui répond celui-ci, vu que je n'y pouvais absolument rien. Si j'avais
été le chef de l'expédition, à la bonne heure ! Mais le cas est bien
différent : .Je subis la loi d'un autre, voilà tout. Seulement une autre
fois, je serai moins prompt à croire ». (Inédit).
(2) Préface des « Dernières Chansons », p. 288.
(3) Gorr. inédite, passim.
— 257 —
de Lecture est prorogé pour six mois ». Il est donc « rejet é
au diable, à un an, à l'hiver prochain ». Et comme il ne
peut « vivre avec des cailloux », il décide de présenter son
drame, malgré « les idées reçues », au théâtre de la Porte-
Saint-Martin.
Flaubert dut intervenir pour que le poète ne renonçât
pas au Théâtre-Français. 11 porta lui-même le manuscrit
de « Madame de Montarcy », corrigé sans doute, à
Lafïite (1), autre ami très influent, et par lui tenta d'obte-
nir un avis favorable du Comité de Lecture. De son côté,
Bouilhet demandait à la « Revue de Paris » de publier
la comédie « Le Cœur à droite » récemment terminée.
Mais les semaines passent et aucune bonne réponse, ni
pour le drame, ni pour la comédie, ne lui arrive. Il répète
à Flaubert, pour la vingtième fois, en lui demandant de
brûler l'épître, qu'il est « malade, découragé, cassé en
quatre ». — « J'ai besoin de pleurer, ajoute-t-il, et il me
seml)le que ma tête est pleine d'eau comme une gourde de
voyage. Je ne me fais plus d'illusions sur mon affaire :
bien faire et réussir sont deux. Je crois que je fais bien,
mais c'est avec une conviction aussi profonde que je sais
que je ne peux réussir : le guignon de ma famille me
poursuit. J'ai relu « Ténèbres » de Gautier : c'est magni-
fique et ce sera mon histoire... J'arriverai peut-être à
l'indifférence qui est la sérénité du malheur. Et ce jour-là
je prendrai un parti carré, car tout cela me donne la
nausée. . . (2).
Enfin, au mois d'Août, la direction de la « Revue de
(1) Corr. ]1I, p. 40.
(•2) Inédit. Sans date. Lt-ttre écrite à la fin de Juillet uu au début
d'Août 1855.
— 258 —
Paris » examine le manuscrit de la comédie, mais Du Camp
et Pichat trouvant « ça faible, peu motivé, impossible et
mal fait «, la pièce est refusée : a Je n'ai pas le courage
d'écrire, avoue Bouilhet en annonçant l'échec à Flaubert,
et l'idée du style me fait vomir, comme tout ce qui a
rapport de près ou de loin à la littérature » (1).
Heureusement l'espoir d'une meilleure fortune pour
« Madame de Montarcy » lui fit bientôt oublier cet échec.
Le Comité de lecture du Théâtre-Français vase réunir à la
fin de Septembre, et grâce à l'appui de Lafôte, de Blanche
et de Sandeau, le drame sera examiné.
A Rouen, les amis de Bouilhet informés de l'événement
sont radieux. Flaubert escompte un succès (2) ; il stimule
l'activité du poète, le supplie de « déployer des jambes et
de la diplomatie » (3), de découvrir les membres du Co-
mité (4), de visiter les critiques (5). Mulot veut être le
premier à le féliciter. Dès le 23 Septembre, quelques jours
avant la date fixée pour la lecture, il le complimente d'une
réussite qui ne saurait manquer, à moins que l'œuvre ne
soit jugée par des « crétins «. « Le cas, quoiqu'impro-
bable, ajoutait-il, est encore possible et il ne faut, à notre
âge, s'étonner de rien... » (6).
Il n'avait pas tort d'être défiant : le 27 Septembre,
(1) Inédit. Sans date. Lettre écrite vers le début d'Août.
(2) Gorr. III., p. 40 et 41.
(3) Ibid., p. 44.
(4) J&îrf., p. 40et4I.
(5) Ibid., p. 40.
(6) Inédit (27 Septembre 1855) (Timbre de la Poste).
— 359 -
Bouilhet annonçait, à Flaubert le refus de la pièce : « Je
suis refusé pour la seconde fois, refusé net... Je suis telle-
ment abasourdi que je n'y vois pas pour t'écrire. C'est
iîni pour moi, mon vieux, à un autre. .11 y a eu là un
coup de bas que je ne comprends point. Autant que l'ins-
tinct est vrai, je soupçonne Maxime, mais je n'ai pas
l'ombre d'une raison pour cela. Seulement Maxime m'a
dit le premier : « Ta pièce est un mélodrame... » C'est égale-
ment ce que m'a répété Verteuil...Verteuil m'a dit : «On ne
reçoit pas de mélodrame aux Français » (1). Et le lendemain
il étalait dans une autre lettre son découragement et sa
prostration physique : « C'est fini pour les Français, où
faut-il aller? A l'Odéon, à la Porte-Saint-Martin? Je trou-
verai à l'Odéon les mêmes délais qu'aux P>ançais. A la
Porte-Saint-Martin, on commande les piècesd'avance, et
puis ils ont déjà joué une « Maintenon ». Je n'ai plus
personne sur qui je puisse compter ici. Ma position a bien
changé, moralement, en quelques heures... Il faut que je
puisse vivre à Paris, ou que je retourne en province, ou
que je me casse la tête. J'ai envie de ne plus m'occuper
de cette malheureuse pièce qui m'a fait perdre tant de
temps et de force et de santé » (2).
De plus, la question d'argent se pose à lui impérieuse-
ment; s'il faut ajouter foi à la « Dernière Chanson », il
vendit, pour acheter du pain, ses vers de jeunesse, son
prix d'honneur, son couvert « marqué », sa montre « per-
fide »,
Qui s'amusait à sonner
L'iieure exacte du dîner.
(1) Inédit.
(2) Inédit. (2.S Septemliro ^H'x^).
- 260 -
Il garda seulement, comme consolation suprême, la
hague de celle qu'il aimait :
Le néant sera moins froid,
Si je peux, sa bague au doigt,
Dormir dans ma tombe (1).
Bouilhet ne fut pas réduit à se séparer des chers sou-
venirs. Ni le prix d'honneur, ni le couvert ne furent
vendus : M. Leparfait a bien voulu me donner le «couvert
marqué ». La « Dernière Chanson » n'en apparaît pas
moins d'une vérité intense, quand on sait quelles circons-
tances l'inspirèrent.
Des amis s'efforcèrent de le consoler : « Gela est bon à
vingt ans, lui écrivait Mulot qui reçut les vers de la « Der-
nière Chanson», non plus à notre âge... Songe que tu as ta
mère, tes sœurs et tes amis. Réchauffe ton cœur auprès
d'eux : ils suffisent pour te consoler de l'égoïsme du siècle
et de l'inattention momentanée des hommes. » Il lui con-
seille de ne pas se laisser « abattre par ce coup de pied de
l'âne » (2) et lui promet que personne à Rouen ne connaî-
tra l'échec. Flaubert pareillement essaye de relever le
courage du poète, son « seul confident », son « seul ami » :
« de par l'Odyssée, de par Shakespeare, et Rabelais )^ il
le « rappelle à l'ordre », c'est-à-dire à la « conviction » de
sa valeur (3). Madame Bouilhet, elle-même, qui savait son
fils d'un caractère assez violent pour prendre le parti
extrême du suicide quittait Cany en pleurant et, sans le
prévenir, se trouva près de lui, à Paris, pour le consoler,
l'envelopper de son amour maternel et lui demander qu'il
(Il Œuvres, p. 104 (Septembre 1855).
(2) Inédit. (4 Octobre 1855.)
(3) Corr. III, p. 30. Lettre classée par erreur au mois de Juin. Elle
doit être reportée à la fin de Septembre ou au début d'Octobre.
— 961 —
renonçât au théâtre: « Si je l'avais crue, écrit Bouilhet,
j'aurais tout abandonné de suite» (1). Mulot, en appre-
nant cette démarche de Madame Bouilhet, ne put dissi-
muler son émotion : « Ta mère, mande-t-il au poète, est
« une excellente femme d'être venue à ton secours sur le
« champ » (2). Flaubert, au contraire, s'en indigna :
, « Quant à ta mère, écrit-il, je lui en veux. Elle aurait pu
« t'épargner les conseils qu'elle t'a donnés et rester à
« Gany » (3). .i
Bouilhet regimba, et, d'après les conseils de Gautier,
résolut de présenter le drame à l'Odéon. Son protecteur,
Blanche, qui avait été « en admiration » de le voir « si rai-
sonnable » devant l'échec, lui donna même une lettre
d'introduction auprès de Vaëz, l'un des directeurs de
l'Odéon, l'appui du sculpteur Préault devait lui concilier
la faveur d'un autre directeur, Royer.
Malgré ces protections, Bouilhet n'a pas foi au succès ;
il n'agit que pour « éviter » les « reproches >j de Flaubert.
11 souffre toujours dans son « cœur », dans sa « tête »,
dans son « amour-propre », désirant mourir « tranquille-
ment, sans esclandre et sans bruit, quand ce ne serait que
pour ne plus voir toutes ces canailles-là ! » Il est si abattu
pendant plusieurs semaines qu'il néglige d'envoyer à
Flaubert la lettre habituelle du Dimanche : « Si je ne t'ai
pas écrit, lui avoue-t-il, c'est par pudeur. La plume me
tombe des mains, quand je n'ai à retracer que des dolé-
ances et des désespoirs. Loin de me remonter, je descends
chaque jour une pente sombre et fatale ; je ne pense plus,
(1) Inédit, sans date.
(2) Inédit. 4 Octobre 1855.
(;î) r.oiT. III, p. 40.
- 262 -
Je n'agis plus. Ne parlons pas du drame : il m'a fait trop
de mal, je ne le porterai à personne... Moi qui ne deman-
dais qu'à être joyeux ! Le bonheur m'était facile, ma pa-
role d'honneur : je ne demandais pas beaucoup ! » (1).
II
Vers le mois d'Avril ou de Mars 1856, l'Odéon reçut le
drame « à correction ». Le poète, conseillé par l'acteur
Tisserant, dont le nom désormais se rencontrera souvent
dans ses lettres, se met aussitôt au travail et fait les
changements demandés.
Mais ces premières corrections n'agréent pas au Comité
et Bouilhet comprend mieux que jamais qu'il y a deux
éléments dans un succès théâtral : « le poème et les
ficelles », <i la scène rayonnante » et « les coulisses », les
sacrifices nécessaires au métier avant le triomphe : « Il
faut en passer par là, écrit- il à Flaubert, surtout dans un
siècle difficile à une époque comme la nôtre, où la bêtise
est exigeante, et où les bourgeois savent faire des pièces . . .
Gomme en résumé ils comptent plus que jamais sur un
succès propre, et comme je débute, et comme je n'ai pas
le sol, je me courbe, je me casse, je cède » (2).
En même temps son protecteur, M. Blanche, l'appelle
au Ministère d'Etat et lui commande « une pièce à volonté,
pour dans six semaines, aux Français ». Bouilhet lui
propose « la seule chose humainement possible, une pièce
en un acte » qu'il ne livrera d'ailleurs « que si elle est
excellente » (3).
(1| Inédit (sans date). Lettre écrite vers le 15 Octobre 1855 en réponse
à celle de Flaubert, datée du 12 Octobre (Clorr. III, p. 50).
(2) Inédit. (Sans date).
(.S) Inédit. (Sans date). Lettre écrite vers le mois de Mai.
— 263 —
Nous ne savons si cette Comédie demandée par Blanche
fut achevée à temps : du moins — une lettre adressée à
Flaubert semble en témoigner (1) — le poète s'en préoc-
cupa vivement. Depuis plusieurs mois, il avait trouvé le
sujet d'un drame en prose, « l'Aveu », dont le scénario
était écrit avec quelques scènes du premier acte : il est
vraisemblable qu'il essaya alors de terminer cette pièce,
peut-être en la ramenant à des proportions moindres, pour
la présenter à Blanche, mais à coup sûr elle ne fut pas
jouée sur la scène du Théâtre-Français cette année-là.
Nous le trouvons préoccupé au mois de Juin des « der-
niers arrangements » pour Madame de Montarcy (2) et des
suppressions exigées auxquelles il n'a consenti qu'en
maugréant.
Ces corrections sont à peine terminées qu'une nouvelle
alarmante, à laquelle il ne veut pas croire, va le troubler,
à Enghien, oîi il séjournait depuis plusieurs semaines :
Royer, le directeur de l'Odéon, va quitter ce théâtre pour
l'Opéra. Bien que le changement ne l'atteigne pas person-
nellement, puisque la réception définitive de la pièce est
signée, il regrette le départ de celui qui lui a conseillé les
(1) Il éci'it : « -Je ne sais vraiment ce que vaudra ma pièce et ce que
vaut mon style. Je vais de l'avant. Tantôt je suis très content de mon
sujet, d'autres fois je doute, je m'en dégoûte : c'est l'éternelle histoire.
Je fume une pipe et je continue. Je suis certain maintenant d'avoir fini
pour le 15 Juillet. Bien entendu je ne livrerai la chose que si c'est
très bon, comme tu le penses. . . » (Inédit). (31 Mai 1856, timbre de la
poste).
(•2) « Tisseraut vient de me prendre chez moi : nous allons déjeuner
ensemble à Auleuil chez Alphonse Royer, qui m'a invité l'autre jour.
Grande lecture de la Montarcy pour les derniers arrangements. . »
(Inédit, sans date, lettre écrite vers le 15 Juin 1856). Cf. la réponse de
Flaubert (Gorr. III, p. 56) : « Je demande pour mon dimanche pro-
chain une narration du déjeuner chez Royer. Il me semble que tu as
passé à Auteuil un vrai dimanche d'antan ». (17 .)uin 18,56).
- 264 -
« changements et raccommodages » dans le drame. Il
devra recommencera d'autres tâtonnements pour d'autres
gens de goût » et « attendre indéfiniment une représen-
tation promise pour le commencement de l'hiver ». « Tu
ne diras pas, écrit-il à Flaubert, que je manque de gui-
gnon. . . Je suis sous la main de la fatalité. Je ne sais pas
quel crime j"ai commis dans une existence antérieure » (1).
Il avait tort de se décourager ainsi ; l'aventure tourna
à son avantage : son ami La Hounat fut nommé directeur
de rOdéon : « Comprends-tu ma position pyramidale à
rOdéon,écrivaitle poète à Flaubert... Âllright! comme dit
Pichat; away! away ! comme dit Lord Byron ; hao! young
hao ! comme disent les mandarins, en écoutant sonner les
clochettes sous le coup d"aile des loriots !... » (2).
Dès lors les billets écrits par lui, vrais bulletins de vic-
toire, révèlent son actiTité enthousiaste. Il compose un
manuscrit pour la Censure, pendant que La Rounat, « fort
gentil », le fait « mousser et tambouriner partout » ; on
s'occupe des costumes, on prend jour pour la lecture gé-
nérale du drame devant les acteurs et la remise des rôles.
Bientôt cette lecture est un triomphe : « Enthousiasme,
trépignements, écrit-il à Flaubert : on a remarqué les
bons very... Ce n'est pas La Rounat qui a lu, c'est moi-
même. Je me suis monté au dernier diapason, et j'ai
gueulé dans la grande manière de Croisset, la manière
des Fossiles autour du Billard, comme un éléphant lâché
(1) Inédit. Enghien, sans date, lettre écrite vers le mois de Juin 1856.
(2) Inédit, sans date. La Rounat lui-même annonce sa nomination
au poète: «Il m'a sauté au cou lors de ma première visite, écrit Bouilhet
à Flaubert. Les portiers et valets se courbent devant ma personne. On
me fait attendre au salon, c'est mirobolant ». (Inédit, sans date, lettre
écrite vers le 10 Août 185<i.)
- 265 -
dans un champ de m^iis! (ja les a étonnés tous, mais em-
poignés à la gorge ! » (1).
Désireux de se « réhabiliter »« comme homme d'action »
aux yeux de son ami, il va même remercier les critiques
qui ont annoncé la pièce dans les journaux, même « ceux
qui n'avaient rien dit ». Il visite ainsi Janin (2;, Fioren-
tino, d'Avrigny, Premaray, Villemessant, Jules Viard,
Biéville. Il découvre « les gaillards politiques qui mènent
le quartier » et ont fait tomber les cours de Sainte-Beuve
et de Nisard ; il les rejoint, les flatte, les emmène chez
La Rounat : « L'o})position est à nous, écrit-il à Flaubert.
Suis-je beau? Voyons? »
Quand au mois de Septembre les répétitions commen-
cent, Flaubert est déjà radieux du futur succès de son
ami. Il désire si vivement assister à la « première » qu'il
passe « à y rêver, tous les jours, une grande heure pour
le moins ». « Je vois, écrit-il à Bouilhet, ta mine pâle et
gonflée sous un quinquet... La Rounat etfrayé... J'entends
gronder les vers et les applaudissements partir. Tableau !
Serai-je rouge, moi! quelle coloration et comme ma cra-
vate me gênera I )) (3). Il veut assister aux répétitions
pour être certain qu'aucun détail ne sera négligé dans la
mise en scène : le poète est même obligé de modérer cette
(1) Il ajoute en post-scriptum : «J't.i rompu avec Durey ; je te dirai
cela. » La liaison avec l'actrice avait duré près de deux ans : c'est
« politiquement » qu'il renonça à « ces amours-là », où « il y a tou-
jours des engagements » pouvant nuire à une carrière théâtrale.
{•2) 11 écrit : « Jj'accueil qu'il (Janin) m'a fait n'a été ni bon, ni mau-
vais. J'étais avec l'acteur Tisserant. Janin m'a dit qu'il se rappelait
Melaenis : il me l'a montrée avec une belle reliure. Il m'a dit que
c'avait eu du succès, que c'était bon, mais que c'était fait trop vite.
Je trouve celle-là bonne de la part de Janin, le Cardinal des Mers !
Enfin 1 » (Inédit, sans date, lettre écrite vers le 20 septembre 18c6.)
(3) Corr. III, p. 67.
— 266 -
impatience, car les acteurs le supplient de venir seul
« jusqu'à ce que les actes soient plus ébauchés ».
Flaubert attend donc comme on le lui demande. Mais
aussitôt qu'il est installé à Paris, il ne quitte plus TOdéon.
« Il arpentait la scène, écrit Maxime Du Camp, faisant
reprendre les tirades, indiquant les gestes, donnant le
ton, plaçant et déplaçant les personnages, tutoyant tout le "
monde, les garçons d'accessoires, les acteurs, le souffleur
et les machinistes... Avec son bon cœur et sa forte intel-
ligence, il avait compris que c'était là une partie suprême,
et que, si la pièce tombait, Bouilhet tombait avec elle, ou
plutôt retombait dans la vie de province, dans les leçons
de Latin, dans la misère et le découragement... Bouilhet
laissait faire, il suivait Gustave comme une ombre,
approuvait et ne se sentait pas rassuré. Sa timidité sem-
blait accrue de tout le bruit dont on l'entourait : il était
ahuri et eut plus d'une fois des crises de larmes... » (1).
« Madame de Montarcy » est enfin jouée. La « première »
a lieu le 6 Novembre. Dans la salle, les vers sonores du
drame sont applaudis et le succès s'affirme d'acte en acte;
mais derrière les coulisses, le poète affaissé ne comprend
pas ce qui se passe : il tient Maxime Du Camp par un
bras en lui demandant d'une voix sourde de ne pas le
laisser seul. Vers le milieu de la représentation, il quit-
tait brusquement les coulisses et sortait du théâtre. Un
de ses amis l'accompagna. A pas précipités, ils descendi-
rent la rue de l'Odéon, longèrent les quais et se trouvè-
rent sur le Pont-Neuf. Bouilhet était haletant : « Je suis
déshonoré, disait-il, ma pièce va tomber sous les sifflets
du parterre. Il ne me reste plus qu'à me jeter à la Seine. »
(l) Cf. B Souvenirs Littéraires » II, p. 135.
- 267 -
On le calma et on lui fit reprendre le chemin de l'Odéon.
Il y arriva au moment où le cinquième acte finissait (1).
Le triomphe avait été incontestable, mais le poète ne vou-
lait pas y croire.
Flaubert, Th. Gautier, d'Osmoy et Maxime Du Camp le
reconduisirent chez lui. Il lui fallut deux jours de repos
avant de comprendre que « Madame de Montarcy » obte-
nait un succès réel. Il put d'ailleurs le constater pendant
les 78 représentations du drame.
Ses amis de Rouen vinrent en hâte à Paris. Leurs applau-
dissements bruyants furent vite remarqués à l'Odéon. Le
20 Novembre, on lisait dans « Le Figaro » : «La ville de
Rouenaenvoyé une députationdequaranledeses habitants
pour assister à la première représentation de « Madame
de Montarcy », drame en cinq actes et en vers, de M. Louis
Bouilhet, qui est né dans la capitale de la Normandie.
« Les quarante Rouennais de M. Louis Bouilhet lui
ont donné un banquet.
« Le soir même de la première représentation, ils se
sont rendus à son logis pour lui offrir une couronne d'or
avec ces mots incrustés sur émail : « Cornelio redivivo ».
Tous les matins, ils l'attendent sous la porte cochère pour
1«' saluer de leurs acclamations.
« M. Louis Bouilhet ne peut pas faire un pas sans être
escorté par ses quarante compatriotes. Il est obligé de leur
ifaire visiter les curiosités de Paris.
« Hier, ils sont montés dans les deux Colonnes; demain,
ils doivent descendre dans le tombeau de l'Empereur aux
Invalides.
(1) Cf. « Le Figîiro », n» du 24 Août 1882. Maxime Du Camp, « Sou-
venirs Littéraires », II, p. 137.
— 268 -
« Aujourd'hui, on les a vus défiler sur le Boulevard,
M. Louis Bouilhet à leur tête. Ils se rendaient à la Made-
leine, précédés d'une bannière, comme les orphéons.
a La députation de Rouen doit partir demain. On lit
sur l'affiche de l'Odéon :
u Madame de Montarcy »
« Les quarante Rouennais de M. Louis Bouilhetassiste-
ront pour la dernière fois à cette représentation avant
leur départ.
«Je me rendrai demain au chemin de Rouen, pour
assistera la scène des adieux. Ce sera touchant )^.
III
' Encouragé, il voulut écrire une Comédie d'actualité.
Mais s'il avait traduit aisément en tirades sonores les
folles équipées de l'Aubignéetles intrigues des courtisans
près de Madame de Montarcy, il se sentit moins apte à
trouver les situations et la langue habituelles au monde
moderne, qu'il connaissait peu, et, comme toujours, très
vite il retomba dans le désespoir. Il se dit alors dans
« une impuissance radicale » et « un vide profond comme
l'infini » : jamais il n'a été « plus bas ». Il lui vient « des
sujets de roman, des machines à descriptions plantu-
reuses et à longues analyses, mais pas un résumé drama-
tique » ; la comédie lui « glisse dans la main ». « Où prendre,
écrit-il à Flaubert? Où saisir? Le notaire ressemble au
bourreau, et sous les mêmes habits, ils ont la même
conversation, les mêmes idées, la même morale. Oh! si
tu avais dans la tête quelque idée cocasse, quelque chose
d'impossible, n'importe quoi ! . . . J'en suis à me demander
si je ne vais pas prendre a l'Aveu » en l'élargissant pour
le mettre en vers ? » {i).
En attendant que « l'idée cocasse » vienne, il écrit
11! quelques poésies détachées : « Clair de Lrune » (2),
A X. . . » ''3), « Démolitions » (4), et s'installe à Mantes.
Depuis qu'il avait quitté Rouen, il regrettait les tran-
quilles horizons de la province, et se sentait fatigué de
Paris, dont le tumulte l'étourdissait, où il était sans foyer,
sans autres amis que ceux créés par les relations litté-
raires. Il avait résolu d'habiter Mantes ou Vernon, à
mi-chemin entre Rouen et Paris. Il opta pour Mantes et
s'y logea vers le 10 Mai 1857 « dans une petite maison, à
l'angle du pont, près d'une vieille tour » (5). Il avait un
« cabinet que ses dimensions rendent un gueuloir confor-
table »; de ses quatre fenêtres il « plonge sur la Seine
qui va s'allongeant au loin du côté de Rouen ». « J'aurai
comme toi, écrit-il à Flaubert en lui annonçant son ins-
tallation dans le nouveau logis, de grands clairs de lune,
et nous regarderons cet astre aux mêmes heures, sur les
mêmes flots. Seulement nous sommes sur deux rives
opposées : j'appartiens à La Bouille » (6).
. Léonie et son fils Philippe vinrent le rejoindre, créant
ainsi au poète un « intérieur », où il connut vite le
bonheur, par contraste surtout avec les jours de décou-
(1) Inédit (sans date), Jettre écrite vers le commencement de 1857.
(2) Œuvres p. G (Janvier 1857).
(3) Ibid., p. 93 (Février 1857).
(4) Ibid., p. 106 (Mars 1857).
(5) Flaubert, Tréface des c Dernières Cliansons », p. 288.
(6) Inédit. (16 Mai 1857. Timbre de la poste).
- 270 -
ragement passés à Paris. On le vit s'attacher aux choses
qui l'entouraient : le moindre bibelot eut une place dans
son affection. Bouilhet vécut là d'une vie simple et tran-
quille : il prit des habitudes bourgeoises.
A la fin du mois de Mai, il trouvait enfin dans Hélène
Peyron un sujet de « pièce moderne ». Il en fait aussitôt
connaître les grandes lignes à Flaubert, en lui demandant
son avis : « Dans le premier moment j'ai été enthou-
siasmé, lui écrivait-il, mais voilà venu le quart d'heure
des doutes et des désenchantements. Je ne veux pas
m'embarquer plus loin sans avoir ton avis là-dessus » (1).
Encouragé par Flaubert, il commença aussitôt à écrire la
comédie. Au mois d'Août, le premier acte était terminé :
d'Osmoy, après lecture, s'en déclarait « enchanté ».
L'annonce en parut dans les journaux sous un titre
inexact : «La Fille Naturelle » (2) et La Rounat s'empressa
de la lui demander pour son théâtre. Gomme le « public »
de rOdéon lui « plaît fort », Bouilhet la lui promit dès
cette époque, semble-t-il : La Rounat de son côté s'enga-
geait par une « parole d'honneur » à préparer la représen-
tation pour le 15 Mars 1858.
A la fin de l'année 1857, « Hélène Peyron » était ter-
minée. Mais Bouilhet, qui n'avait exigé aucun traité,
(1) Inédit. Sans date, Mai ou Juin 1857. Reprenait-il le sujet de
« l'Aveu » en l'élargissant ? Nous ne saurions l'affirmer, car ni le
scénario, ni les brouillons de cette dernière comédie ne sont venus
jusqu'à nous. 11 faut constater, cependant, sans en tirer une conclusion,
que désormais il ne sera plus question de « l'Aveu » dans la Corres-
pondance de Bouilhet.
(2) « J'ai vu, écril-il, numéro du jour, 18 Août, l'annonce de ma
pièce. . . On annonce en même temps « Le Fils Naturel » de Dumas
tils, et « L'Enfant de l'Amour » de Dupenty. Quelle avalanche ! et moi
qui sans m'en douter, dans mon petit coin de Seine-et-Oise, avale uno
portion de l'épidémie parisienne ! ». (Inédit).
- 271 -
r*'(ira la comédie de l'Odéon pour la présenter au Théâtre-
Français. Cette solution lui semblait plus avantageuse :
« Il est positif que joué aux Français, écrivait-il, j'aurais
un résultat double et « Le Cœur à droite », s'ils en veu-
lent, ferait son coup en même temps» (l).Il en fut éconduit.
Sans se décourager, il présenta « Hélène Peyron » à la
Porte-Saint-Martin. Un deuxième échec l'y attendait. Ces
insuccès, du moins, lui apprirent son métier d'auteur
dramatique : un an plus tard, il s'en souviendra et s'en-
gagera par traité avee un directeur de théâtre avant d'écrire
une autre comédie, a Si j'avais fait cela pour « Hélène »,
avouera-t-il à Flaubert, je n'aurais pas perdu une année.
A propos de cette pièce, te rappellerai-je. . . mon casse-cou
aux Français, mes tribulations à la Porte-Saint-Martin. . .
puis ma piteuse rentrée à l'Odéon » (2).
Il revint en effet frapper à la porte de l'Odéon, où
cette fois on accepta définitivement la comédie : le
25 Février 1858, La Rounat reconnaît officiellement avoir
reçu « de Monsieur Flaubert, mandataire de M. L. Bouilhet,
le manuscrit « d'Hélène Peyron » qui sera représenté du
20 Octobre à la fin de Novembre 1858 » (3).
(1) Inédit (sans date).
(2) Inédit (sans date). Lettre écrite à la fin de 1858 ou au début
de 1859.
(3) Inédit. Sur papier portant le timbre « Théâtre impérial de
l'Odéon, Direction ».
19
CHAPITRE XIV
La Carrière Théâtrale
(1858-1867)
1. — Sous PEINE DE Mort
II. — L'Oncle Million
III. — DOLORÈS
IV. — F.\USTINE
V. — L.\ Conjuration d'Amboise
I
Au mois d'Avril de cette année 1858, Flaubert part pour
la Tunisie afin de connaître le pays de Salammbô.
Bouilbet est persuadé qu'il a pris le « bon parti » avant
d'écrire son livre, parce que ce voyage va lui « redonner
le coup de fouet, l'amour du sujet même », mais pendant
que le romancier s'enthousiasme pour les paysages exoti-
ques, et enchante son imagination de la vision d'un passé
prestigieux (1), le poète s'ennuie : il regrette de rester
sans conseiller, alors qu'il cherche toujours le sujet de la
Comédie qui succédera à Hélène Peyron. Vingt fois il
répète les mêmes doléances : il se « casse » et se « creuse »
la tête « comme un malheureux » ; il a « beau s'agiter »,
il lui faut « chercher encore et attendre la lumière » ; les
(Ij Corr. III, p. 171 et suiv.
- 273 ~
sujets qu'iî trouve lui donnent « des détails et non des
scènes » ; « ça tourne au roman et non au drame », or « le
style et les détails ne sont absolument rien au théâtre »,
où « il faut être amusant à tout prix ». Il perd toute « mo-
ralité dramatique, c'est-à-dire toute certitude dans le suc-
cès matériel », et une fois de plus commence à « en avoir
assez de Melpomène » (1).
Pour se consoler, il revoit ses amis. Il raconte à Flau-
bert une visite d'Alexandre Dumas à Mantes, et comment
l'écrivain, à l'hôtel, où il devait déjeuner avec quelques
amis, s'improvisa cuisinier, composa « une omelette fan-
tastique» et « rôtit la poularde au bout d'une corde ». « Et
quelle g..., ajoute Bouilhet ! J'ai rarement vu manger
avec cette force-là. Il boit moins. Nous nous sommes em-
brassés à diverses reprises. Excepté lui et m.oi, tout le
monde était gris. Ce qu'il y a de très beau, c'est que la
maîtresse d'hôtel a revendu aux amateurs de Mantes, à
très haut prix, les restes de l'omelette et de la poularde !
Forte femme ! Mais une chose qu'on ne peut nier et que je
ne croyais pas si réelle, c'est l'immense popularité de ce
gaillard-là t » (2)
Il lit surtout : « les Aventures Burlesques de G. d'Assoucy
et ses voyages par le monde», ce qui lui «paraît
charmant », le théâtre de Corneille, de Racine, de
Shakespeare, d'Alexandre Dumas, « les Confessions »
du « gàs Rousseau ».
Il étudie le Chinois : il copie dans des cahiers
venus jusqu'à nous les clefs de la langue et entasse
des notes sur la civilisation et les usages du pays. Il est
(1) Inédit, Lettres écrites en Avril et Mai 1858.
(2) Lettre inédite (3 Mai 1858).
en correspoiulance régulière avec Judith Gautier, à qui il
écrit « en Chinois, rien qu'en Chinois » : ils sont, dans ce
« rude exercice », chacun à leur « troisième lettre » (1).
Un moment, il croit découvrir dans « les Histoires Tra-
giques de Belleforest » « un sujet de drame à la façon de
Shakespeare», « délicieux... par les détails». Il tenta
même d'en élaborer le scénario. « Amusement stérile » :
le drame, qui eut été « bien charmant à écrire »,.est aban-
donné et s'ajoute dans les cartons du poète à la liste des
scénarios irréalisables.
Vers Juillet il s'attache à un autre qu'il intitule « Sous
Peine de Mort ». Il se met au travail immédiatement, car
la gêne pécuniaire le presse. A Flaubert, qui le conviait
pour plusieurs jours près de lui, dans la maison de
Croisset, il répond : « Tu as une phrase solennelle et
sacerdotale, qui revient comme une litanie sacrée et que
j'élude chaque fois avec une adresse voltairienne : « Quand
nous verrons-nous? » Aujourd'hui j'ai beau faire, il faut
aborder la question, mais je te donne ma parole que, si je
ne répondais pas, c'est que je n'en sais rien moi-même.
Quitter ma pièce actuellement ce serait un massacre, je le
sens, j'en suis certain. Ajoute que, matériellement, je suis
dans une telle panne pour le quart d'heure que j'ai à peine
de quoi vivre et que je ne pourrais guère voyager » (2).
En Septembre, on répète « Hélène Peyron » au théâtre
et déjà les aiiiis du poète. Flaubert et Mulot, lui prédisent
un succès. Bien qu' « abruti par la fatigue, la crainte, la
grippe et mille contrariétés inséparables de ce bel état
d'histrion », Bouilhet leur envoie des renseianements
(1) Inédit. Sans date. Lettre écrite après le retour de Flaubert à
Paris, donc après le 6 Juin 1858.
(2) Inédit. Sans date. Lettre écrite pendant l'été de 1858.
— 275 —
minutieux sur la distribution des rôles, les acteurs et les
décors. Il surveille lui-même les répétitions avec dili-
gence, le directeur, La Rounat, s'pccupant peu des choses
de son théâtre (1). On prépare également « Madame de
Montarcy » pour une « courte reprise », car il importe
qu'on « rappelle » le nom du poète « quelque temps avant
la deuxième pièce ».
Au milieu de ces occupations, il est « un peu calotte »
par une surprise désagréable. Dans un « acte en vers de
Jules Viard, très spirituel et fort bien fait », alors joué k
rOdéon, il découvre « indiqué » mais par bonheur insuffi-
samment « développé » le thème de « Sous Peine de Mort » :
emporté par « les courants psychologiques » (2), il avait
pris sans le savoir, comme pour « Hélène Peyron », un
sujet qui était alors à la mode. Bien plus, Viard et lui
n'étaient pas les seuls à le traiter : au même moment Vil-
letard et Belot le développaient en collaboration dans
« le Testament de César Girodot ». Bouilhet, devant le
succès de cette pièce nouvelle, devra, quelques mois plus
tard, enfermer à jamais la comédie dans ses cartons par
crainte d'être accusé de plagiat (3j.
Enfin l'affiche de l'Odéon porte à nouveau le nom aux
syllabes sonores de « Madame de Montarcy » et rappelle
au public le poète acclamé deux ans plus tôt. La « reprise »
a lieu, et malgré le « jeu pitoyable » des acteurs, u l'hon-
(1) « C'est un homme vidé, écrit-i] ; il ressemble à ces coquilles sans
propriétaire qu'on trouve parmi les galets ». (Inédit, sans date,
Octobre 1858).
(2) Lettre inédite.
(3) Nous la publions pour la première luis dans notre thèse complé-
mentaire.
- 276 —
neur est sauf ^^, le parterre ne ménage pas ses « nombreux
applaudissements » (1).
Ils redoublèrent le 11 Novembre à la première représen-
tation « d'Hélène Peyron ». Leconte de Lisle, lui-même,
dès le lendemain, félicitait le poète :
« Vendredi, 12,
« Mon cher ami,
« Je te félicite bien sincèrement du succès mérité de ta
pièce. C'est, à mon sens, la meilleure qui ait été donnée
depuis fort longtemps, non seulement en raison des beaux
vers faits de main de maître, éloquents ou spirituels, qui
y abondent, mais aussi parce qu'on y sent une vraie
force dramatique, au milieu de tant de scènes neuves et
charmantes, comme toutes celles entre Hélène et Flavi-
gnac.
« Mon opinion vaut d'autant moins que je ne puis la
donner au public, mais elle est sincère, ce qui est bien
quelque chose.
« Merci et tout à toi,
« Leconte de Lisle » (2).
Le poète avait espéré obtenir par l'intermédiaire de
Blanche, la présence de l'Empereur à une représentation
d' « Hélène Peyron ». Or, son protecteur, soit par un sen-
timent de dépit devant le succès de la pièce — ainsi le
pensa Bouilhet, « la réussite » de la Comédie « ayant
blessé sa sagesse de critique », - soit peut-être simple-
ment par le désir de sa tranquillité, se montra peu disposé
à solliciter cette faveur, et répondit évasivement que « le
(1) Lettre inédite.
{•2) Inédit. Vendredi 12 (Novembre 1858).
-- 277 -
prince n'aimait pas le spectacle » (1). Le « prince » ne vint
pas et ce fut là pour le poète une première déception.
Les critiques acerbes du « Figaro » (2) lui portèrent un
coup nouveau : « Mon cœur déborde de tristesse et de
dégoût, écrivait-il après avoir lu l'article de ce journal.
Pourquoi? Je n'en sais rien, mais j'ai la bouche amère.
Jamais je n'ai eu de haine plus profonde pour le monde
parisien, pour les gens de lettres. Je te jure que, si j'avais
quelque argent, je ne publierais plus de ma vie « (3).
De plus, ses rapports avec sa famille sont très tendus :
Madame Bouilhet ne comprend pas qu'il ait cédé aux
« artistes dramatiques » les « droits de première repré-
sentation ». « Ma mère, mande-t-il à Flaubert, s'indigne
de mon amour pour les acteurs 1 Elle fulmine contre ces
gens-là I je lui avais répondu quelque chose de formidable,
mais j'ai brûlé ma lettre. Seulement cette fois, c'est fini :
je cesse toute correspondance, je n'ai pas assez de santé
pour aller plus loin... Il ne suffisait pas des insolences de
la critique : il faut encore les aboiements des miens :
bravo » (4).
Enfin, il lui faut constater, malgré le succès de la comé-
die — lequel se prolongera pendant 80 représentations —
et en dépit des recettes élevées, que le théâtre ne lui assu-
rera ni la fortune escomptée ni l'indépendance nécessaire
au poète : « Tu parles d'argent et de notre inexpérience !
écrit-il à son ami. Ma parole d'honneur, je commence à
renoncer à l'espoir d'en gagner. Ce n'est pas, du reste, à
(1) Lettre inédite.
(2) 25 Novembre 1858.
(3) Inédit, sans date.
(4) Inédit, sans date.
cette fin que nous faisons de Fart: je crois que désormais,
bon an, mal an, je vivrai sans peine. Mais quant à gagner
des écus, c'est un leurre agréable ».
Et ce n'est pas « Le Cœur à droite » qui va faire tomber
les « écus » plus nombreux dans la bourse du poète. Le
Directeur de « La Presse », Charles Edmond, lui avait
promis de le publier dans les colonnes de son journal,
mais le manuscrit était resté entre ses mains de longs
mois, si longtemps même que Bouilhet vit dans ce retard
une fin de non-recevoir. Aussi, quand son ami, l'avocat
Delattre, devint « co-propriétaire » du journal judiciaire
et littéraire « l'Audience », le poète n'hésita pas à vendre
aux nouveaux directeurs, qui le lui demandaient, « Le
Cœur à droite » « pour simple publication, la somme de
400 francs » (1). (Vêtait peu. Du moins la Comédie refusée
par la Revue de Paris, et indéfiniment ajournée par « La
Presse », trouvait là un lieu de repos : la publication en
fut commencée dans le numéro du 26 janvier et terminée
dans celui du 23 février 1859.
Vers la même époque, il prépare l'édition d'un volume
de vers qui paraîtra quelques mois plus tard : « Je
retouche d'anciennes pièces de vers, écrit-il à f^laubert :
peut-être pourrai -je m'en servir. J'ai adopté, sauf
meilleur avis, l'ordre suivant dans le volume : l^^^ partie :
vingt pièces de la première manière, y compris « Le
Cèdre » (Les Rois du monde). — 2« partie : études :
pièces romaines, grecques, chinoises, égyptiennes, etc. —
3^ partie : toutes mes pièces récentes, une trentaine envi-
ron, terminées par le « Poète aux Etoiles ». — 4^ partie :
le poème des u Fossiles », Comme cela j'aurais quatre
(1) Inédit, sans date.
- 279 -
tons bien marqués. Tu verras, je crois être dans le vrai.
Du reste, trois mille et quelques vers, pas plus : c'est
honnête déjà pour l'estomac des bourgeois » (I).
II
Le « Cœur à droite » publié, Bouilhet se met en quête
d'un autre sujet dramatique : il veut « des person-
nages vrais, des caractères suivis, ou bien un sujet
comique avec des épisodes de sentiment ». Mais pendant
plusieurs semaines « les recherches, les lectures et les
combinaisons » restent vaines : il lui faut constater que
l'invention des thèmes dramatiques est décidément pour
lui très laborieuse. Il prie Flaubert d'excuser « l'inanité »
de ses lettres, « image « de sa « tête », « pas roide, pas
roide ! » «Je suis actuellement dans les heures noires,
ajoute-t-il,... dans l'état moral où tu m'as vu à Paris après
« Madame de Montarcy », quand je piochais pour une
autre idée. Décidément j'ai l'invention difficile!... Je vais
me remettre à. cherche)' toujours. Je trouverai plus ou
moins, et ainsi de suite, jusqu'à la dernière scène de cette
sotte comédie que nous jouons tous, sans le savoir, pour
l'amusement de je ne sais qui ! » (2).
II supplie son ami de le " mettre sur la voie », et lui
« demande en grâce un mot, un quart d'idée, une chose
comique », « une position critique dans la vie ordinaire,
qui puisse aller avec les vers ». « Si tu fais cela, lui écrit-il,
tu me sauveras tout net : je t'assure que j'en ai besoin, je
n'en peux plus » (3).'
(1) Inédit, sans date.
(2) Inédit. Lettres écrites en Avril ou Mai 1859.
(3) Inédit. (3 Juin 1859).
— 280 —
Flaubert, maintes fois sollicité de la sorte, proposa-t-il
au poète le sujet de " rOncle Million »? Aucun document
ne nous permet de l'affirmer. Nous constatons seulement
que Bouilhet s'arrêta avec enthousiasme à cette idée
féconde : représenter un jeune poète incompris dans une
famille bourgeoise.
Tout un monde de souvenirs intimes, sa propre jeu-
nesse, s'éveille dans sa mémoire. Il se revoit pauvre et
timide, coudoyant à Rouen les « marchands dorés» aux
« blasons de pacotille :
Pains de sucre en sautoir, et coton sur azur >- (1)
Il se souvient des premiers malentendus avec sa famille,
lorsque celle-ci le pressait de renoncera la poésie et de se
consacrer entièrement aux études positives, qui assurent
avec une situation sociale l'avenir matériel. Il retrouve ses
observations de professeur : il se rappelle la docilité de ses
élèves, leur enthousiasme devant la beauté artistique qu'il
leur révélait avec une àme fervente, et par un contraste
amusant, « la bêtise des bourgeois qui ingurgitent du
latin et de la littérature à leurs fils, sans se douter qu'ils
puissent jamais y prendre goût sérieusement » (2). C'est
une comédie vécue qu'il veut écrire : il mettra beaucoup
de lui-même et beaucoup de son ami Flaubert dans le
jeune poète qu'il représentera " brutal, ennuyé, exaspéré,
ennemi des idées reçues. . . vrai énergumène, respectable
par son élan « (o), et par son « besoin de l'idéal ».
Il entrevoit de «fameux caractères », qui ceux-là aussi
paraissent copiés d'après nature : une « petite sœur bour-
(1) « Le Lion », Œuvres, p. 72.
(2) Inédit, sans date.
(3) Inédit, sans date.
— 381 —
get)ise » du poète, leur mère d'une dévotion étroite, et un
il jeune « notaire rangé •>. x\vec quel plaisir il campera le
« père bourgeois », qui sera " bon », à condition qu'il ne
soit pas le sosie du père d'Hélène Peyron, et ne tombe
jamais « dans le Daubret par un seul hémistiche t " (1).
Le scénario fut vite bâti. Tisserant, à qui il a été
soumis, l'approuve : le poète est " certain d'avoir un sujet
jouable comme fonds et comme incidents ». « Je crois,
écrit-il, qu'il y a de bougrement bons vers à faire là
dedans, et de bons mots et opinions bourgeoises à émettre :
bref, je suis content jusqu'à nouvel ordre ». On lui avait
reproché trop de métaphores et d'images poétiques dans
Hélène Peyron ; il continuera cependant à en user : « Mon
poète, mon énergumène, écrit-il à Flaubert, ne doit pas se
priver de cette consolation. Il soutient les principes : la
métaphore est un principe. C'est un être aux allures excep-
tionnelles au milieu d'un monde à plat-ventre dans les
idées reçues. Il commence toujours par des vers secs et
ironiques et finit par la colère et les images. Bien entendu
que les bourgeois ne feront pas de métaphores. Je n'en
mettrai même pas dans la bouche de l'amoureuse. Mais
lui, songe donc, c'est un animal curieux, une mons-
truosité bizarre : c'est toi chez Lormier fîls, ou chez le
notaire Hauvel. Et Dieu sait que tu ne te prives pas de
figures en pareilles occurrences !. .. » (2). Léon Rousset
— ainsi appelle-t-il son poète — s'en priva si peu qu'on
reprochera à l'auteur, comme pour Hélène Peyron, d'avoir
employé trop « d'images et de coloris poétique » (8).
(1) Inédit, 17 juin 18Ô1J.
{2} Inédit, sans date. Lettre écrite en .luin ou Juillet ISôîF.Tj' relève
cette phrase: « Si Dieu me prête souffle, à raison de 22 ou 24 vers par
jour, j'aurai fini le premier acte pour le 1" Août.
(3) Anaot, Op. cit., p. 112.
— 282 -
Avant d'être achevée la pièce est reçue à TOdéon. Mais
cette fois il y a contrat : le théâtre s'engage à représenter
l'œuvre et l'auteur à livrer la comédie pour le mois de
Janvier 1860 : « Si j'avais la chance, écrit-il, de m'imposer
plus carrément, avec quel bonheur, l'an prochain, je me
lancerais en pleine poésie dramatique ! J'en écume
d'avance ! » (1).
Il semble qu'il va pouvoir » s'imposer». En Juillet 1859,
son recueil de poésies, publié sous le titre modeste et
charmant de « Festons et Astragales », reçoit en somme
bon accueil du public et d'une partie de la critique. Un
mois après, à l'occasion de la fêle de l'Empereur, il est
nommé chevalier de la Légion d'honneur. Ses amis s'en
réjouissent : Sandeau lui envoie « sa carte avec un long
bout de ruban rouge » (2) ; Flaubert dans une lettre fort
spirituelle, « morceau succulent d'un bout à l'autre « —
qui malheureusement n'a pas été conservé — est heureux
de voir enfin récompensés « le lyrisme de Rousseau, la
grâce de Florian », que son ami allie dans ses vers;
Madame Bouilhet est « enchantée de l'événement » (8).
Mais il est ressaisi bien vite par les difïicultés maté-
rielles, qui l'irritent d'autant plus qu'il se sent moins
capable de les vaincre ou même de les dominer. Devant
le succès obtenu par le « Testament de César Girodot »,
La Rounat, le directeur de l'Odéon, lui propose, moyen-
nant une indemnité, de retarder jusqu'au 15 Février 1860
la représentation d'Hélène Peyron, prévue pour le mois
de Janvier, et le poète se demande si ce n'est pas « l'occa-
sion de porter la pièce aux Français ». L'intervention de
k
(1) Inédit, sans date.
(2) Inédit, 14 Août 1859.
(3) Inédit, 1" Novembre 1859. Lettre communiquée par M. Leblond.
- 283 -
Flaubert l'empêcha de donner suite à cette idée, mais
estimant que La Rounal reportait à une date trop avancée
de la saison théâtrale la représentation de la comédie, et
1 pouvait ainsi en compromettre la réussite, il décida de ne
"K Ipas la faire jouer cet hiver-là : " J'ai laissé, écrivait-il à
Flaubert, ma pièce reçue, après lecture et distribution des
rôles pour l'hiver prochain, pour ce brave mois de
Novembre, comme d'habitude... Je vais me mettre vite à
une machine pour les Français, qui pourra être faite dans
118 [huit ou neuf mois, c'est-à-dire en Septembre ou en Octobre,
donc elle pourra être jouée aux Français en Mars 1861,
si rien ne cloche ^ (1).
III
L'Histoire de l'Espagne lui fournit le thème de ce drame
nouveau, qu'il intitula « Dolorès »
S'il paraît en avoir trouvé le sujet rapidement, il passa
par de multiples tâtonnements avant d'en agencer le
scénario définitif, avant surtout de trouver le « ton » na-
turel aux sénoras, aux caballaris, et aux tiers gentils-
hommes : « Quel fardeau j'ai sur les épaules, écrivait-il à
Flaubert : une douzaine de personnages à manœuvrer et
le ton ! J'en frémis. Je vais un peu à l'aventure sans me
préoccuper de couleur locale, laquelle serait plaquée et
romantique malgré moi. Je tâche d'éviter les mots à phy-
sionomie trop moderne : c'est de la couleur négative ».
Un événement inattendu le détourna quelque temps de
ces préoccupations. Au mois de Mars 1860,Thierry, l'admi-
nistrateur général de la Comédie-Française — qui, dans
« Le Moniteur » (2), à propos de « Festons et Astragales »,
(]) Inédit, sans date.
{■>) 13 Septembre 185!
— 284 —
lui avait consacré un article ,c splendide », u trop splen-
dide » et « lourd à porter », de l'avis même du poète —
lui demanda une « ode patriotique ». « L'annexion de la
Savoie à la France, lui écrivait-il, me paraît très pro-
chaine. La France reprendra les deux départements du
Mont-Blanc et du Léman, qu'elle avait acquis en 1802. II y
aura lieu, ce me semble, à une fête nationale, et pour ma
part, je ne serai pas fâché de voir François de Sales et
Joseph de Maistre, deux français s'il en fut, devenir rétros-
pectivement nos coiîipatriotes.
Enfin, j'aurais bien envie que mon théâtre célébrât en
beaux vers cet accroissement de la vieille terre natale. Des
vers, j'en aurai de tout le monde : de beaux vers, c'est à
vous que je m'adresse pour en avoir. Le sujet vous
convient-il? Sentez-vous qu'il puisse vous inspirer? Je
vous demande une prompte réponse. Je sais qu'on ne fait
pas violence à la poésie. Oui ou non? Non, je respecterai
le sommeil de la Muse. Oui, je serai heureux de vous voir
mettre le bout du pied au Théâtre-Français!... » (1).
Bouilhet est très embarrassé. Célébrer les victoires
nationales, la politique, est-ce digne de l'art? Mais, s'il
refuse, ne va-t-il pas s'aliéner la sympathie de Thierry, qui
a été « si charmant » pour lui « dans le Moniteur, et par-
tout, et toujours », et se fermer ainsi les portes du Théâtre
Français? Il consulte donc Flaubert. Celui-ci, fidèle à la
théorie de l'art indépendant, n'hésite pas et lui conseille
un refus intransigeant : « Jamais ! jamais ! jamais! C'est
une enfonçade qu'on te prépare, et sérieuse. Au nom du
Ciel, ou plutôt en notre nom, mon pauvre vieux, je t'en
supplie, ne fais pas cela. C'est impossible de toute ma
(1) Inédit. 13 Mars
— 285 —
nière... Laisse de semblables besognes à Philoxène et à
:Théo. Encore une fois, et mille fois, non ! » (1).
Bouilhet est « persuadé entièrement » par les « bonnes
raisons » de son ami. Il refuse l'offre de Thierry sous
prétexte que « le sujet » ne « l'inspire pas du tout » et
parce qu'il veut « entrer aux Français » non « avec une
ode de cent vers ", mais « avec une pièce en cinq actes » (2),
[qu'il élabore présentement.
Plus tard Flaubert, faisant allusion à ce refus dans la
Préface des « Dernières Chansons », l'expliquera par les
principes intransigeants de son ami en matière littéraire :
« Quant à l'art officiel, écrira-t-il, il en a repoussé les
avantages, parce qu'il aurait fallu défendre des causes
qui ne sont pas éternelles « (3).
Bouilhet, qui s'est « cassé la tête » à cause do cette
affaire des Français », est obligé d'interrompre une
seconde fois, au début d'Octobre, le travail de « Dolorès «.
Il faut préparer les répétitions de « l'Oncle Million »,
« refaire la lecture générale » aux acteurs de l'Odéon, car
si les interprètes « savent presque tous leur rôle depuis
un an », il a « un acteur nouveau », et il est « bon de rap-
peler aux autres l'ensemble de la comédie». D'ailleurs,
sa présence est nécessaire « dans un théâtre où le direc-
teur n'assiste jamais aux répétitions » (4),
Il retrouve l'activité fiévreuse qui précéda « Madame de
Montarcy » et « Hélène Peyron », surveille chaque répé-
(1) 15 mars 1860. Gorr. III, p. 23G.
(2) lûédit. Mantes, 16 Mars 1860.
(H) Préface, p. 300.
(4) Inédit, sans date. Lettre écrite au début d'Octobre.
tition, soigne les mille détails des costumes et des décors,
revoit ses amis Gautier, Préault, Saint-Victor, Philoxène
Boj'er, d'Osmoy, les deux Guérard, et visite les critiques
et « les chefs des petits journaux ». A Flaubert, toujours
inquiet, il détaille les multiples démarches qu'il s'impose:
bientôt il l'appelle près de lui : « Nous reverrons Janin
ensemble, lui écrit-il, et Fiorentino, si tu veux. . Jeté
voudrais bien trois jours avant l'événement » (1).
Le 6 Novembre 1860. « l'Oncle Million » est joué pour la
première fois. Dès les premières représentations contra-
riées, il est vrai, par le mauvais temps, Bouilhet cons-
tate le peu d'enthousiasme du public et la réserve des
journaux. Le 15 décembre, il écrit à Flaubert: « La presse
a été, en général, mauvaise pour la pièce, magnifique pour
le poète et pour les acteurs ». Quelques jours après, l'in-
succès était évident : la comédie ne pourra tenir longtemps
l'affiche de l'Odéon : « Tout va de mal en pire, mandait-il
à Flaubert. Je suis étouffé systématiquement par ces
canailles de l'Odéon, le tout pour complaire à Doucet, et
parce que LaRounat veut être décoré etse montrer souple
et complaisant.
J'ai le cœur plein d'amertume et les yeux pleins de
larmes, que je retiens avec un mal extrême. La grande
presse a été détestable, la petite presse lâche à n'en pas
avoir l'idée! C'est un coulage... Je te raconterai les
canailleries succe?sives de La Rounat et de Tisserant : Ces
crapules, qui me jouent sans m'annoncer dans l'époque la
plus détestable de l'année, avec des neiges et les approches
du Jour de l'An, prétendent mettre en ligne de compte les
(1) Inédit, sans date.
- 287 -
recettes minimes qu'ils font, pour crier eux-mêmes après
la pièce...
Que vais-je faire? Que vais-je devenir? Je l'ignore com-
plètement. Je n'ai jamais été si mal pris à aucune époque
de mon existence... » (1).
Il croit d'ailleurs la pièce « étouffée par ordre », parce que
Doucet, son rival, veut obtenir le prix du concours acadé-
mique avec un drame intitulé « La Considération ».
« Doucet, écrit-il, vise au prix de l'Académie. Il aura pour
lui Sandeau, Sainte-Beuve, quoi qu'on en dise, et Ponsard
et bien d'autres. Il est de ma dignité de ne pas lutter avec
cet idiot, et j'avoue même que j'aurai un certain orgueil à
voir couronner « La Considération ».
Pendant que le poète se remet « tant bien que mal » au
drame espagnol et l'écrit « avec une médiocre confiance
dans le public et les directeurs », Flaubert tente de le tirer
d'affaire. Il raconte à Duplan l'échec de la comédie,
comment Bouilhet a refusé de présenter son drame au
concours académique, pour ne pas devenir un rival de
Doucet, et lui demande de faire en sorte que l'empereur
assiste à l'une des représentations de l'Odéon (2). Peine
perdue. Il essaye aussi de le recommander de nouveau à
son ancien protecteur, M. Blanche. Nouvel échec : Blanche
répond qu'il ne comprend pas l'isolement du poète à
Mantes. Cette fois, la mesure est comble : alors qu'il a
« juste de quoi manger » et ne peut choisir qu'entre « le
séjour à Mantes ou l'enterrement à Cany », Bouilhet
demande à être délivré à jamais des « donneurs de conseils
dont la poche est pleine » (3).
(1) Inédit, décembre 1860.
(2) C.orr. 111, p. 270.
(3) Inédit, sans date.
20
Et voilà que « Dolôrès », elle aussi, risque d'avoir la
même infortune que « Sous Peine de Mort ». Le poète, en
effet, apprend que Vacquerie écrit comme lui un drame
dont le sujet est emprunté à l'histoire de l'Espagne. Il
redoute cette pièce « jour et nuit » : si celle de Vacquerie
réussit, il sera « défloré » : si elle n'a pas de succès, il
aura du mal à « placer » la sienne (1).
Il n'y avait aucune parenté entre les deux drames, mais
celui de Vacquerie subit au théâtre un piteux échec.
Bouilhet est résolu cependant à terminer le sien... » Il faut
de la vertu et des convictions, écrit-il à Flaubert, en face
de ce public chaque jour plus bête et plus aplati ». Malgré
ces efforts, il avance avec des « lenteurs inouies » dans le
dernier acte : il sent peser sur lui « la presque certitude
d'être refusé aux Français, et dans tous les cas fort peu
goûté du public » (2).
Au mois de Mai 1861, la pièce est terminée et lue au
Théâtre-Français : elle est reçue « à corrections ». « Tout
cela me fait prendre le théâtre en dégoût », écrit-il, abattu
par ce demi-succès. « Je crois que j'ai fait fausse route en
ne continuant pas dans la voie de Melaenis et des Fossiles.
Mais je ne pouvais pas faire autrement : c'est la fatalité
de ma position » (3).
Pour que lui paraisse moins monotone ce travail des
corrections exigées, il relit les auteurs latins : le « Saty-
ricon )i, « édition allemande, avec de très bonnes notes
grecques et latines», « l'Ane d'or» d'Apulée, Ammien-Mar-
cellin, Suétone et Juvénal, les historiens surtout, desquels
il tire le sujet de Faustine.
(1) Inédit, sans date. Lettre écrite vers le mois de Mars 1861.
(2) Inédit, sans date,
(5) Inédit, sans date.
— 389 —
Enfin, dans une lettre du 25 Octobre 1860, il annonce à
Flaubert qu'il a fait la « seconde lecture » : il est « reçu »,
mais encore avec des « changements nouveaux », il n'est
donc pas plus ;< avancé « qu'auparavant. Ni « Dolorès », ni
« Faustine », dont il voudrait faire une pièce à grand spec-
tacle pour le théâtre de la Porte-Saint-Martin, ne pourront
être jouées avant un an. L'argent va lui manquer : « Que
devenir? écrit-il. Il y a dans la vie un point jusqu'où l'on
monte. Après, il faut descendre toujours : j'en suis à la
descente. Je voudrais qu'elle ne soit pas trop longue» (I).
Bouilhet écrivait cette lettre le 25 Octobre. Le lendemain,
le sujet de Faustine recevait l'approbation de Fournier, le
directeur de la Porte-Saint-Martin.
IV
Nul drame, semble-t-il,ne fut composé par notre auteur
avec autant d'enthousiasme que « Faustine». Le poète de
Melaenis et des pièces « Romaines » revenait, par une
dilection particulière vers l'antiquité latine, vers les siècles
de la décadence, qu'il avait heureusement décrits : il retrou-
vait « les mêmes détails de mœurs, les mêmes jeux, les
mêmes balles physiques... en plus le troupeau énorme des
philosophes encouragés par Marc Aurèle ». Il découvrait un
personnage d'un «grand relief» en Faustine, l'ambitieuse
épouse de l'empereur, poussant un lieutenant audacieux,
qu'elle aime, à s'emparer du pouvoir pour conserver elle-
même une place sur le trône. Il tenait un filon riche :
après l'échec de r« Oncle Million », et la fortune médiocre
de «Dolorès», il espérait enfin marcher vers un succès réel.
(1) Inédit, 25 Octobre 1860 (Timbre de la Poste).
- 290 -
Il se plaignit bien, en écrivant la prose harmonieuse de
« Faustine », de « difficultés inextricables ». « J'ai bien du
mal à avancer, avoue-t-ii à Flaubert, en écrivant le pre-
mier acte. Si un repos est fort beau en description, c'est
chose rude que de le mettre sur la scène. Je n'avais pas
prévu cette difficulté : décrire est facile auprès de cela.
Quel vide comme action !» (1). Il paraît cependant avoir
composé le drame plus rapidement que les précédents :
vers la fin de Tannée 1862, la dernière scène était achevée.
En même temps, il collaborait avec Flaubert au «Château
des Cœurs ». Le romancier, attiré depuis de longues
années vers le théâtre, cherchait un sujet de féerie qui lui
permît de bafouer l'égoïsme et la médiocrité des « bour-
geois ». Dès 1862, il avait fait appel à Louis Bouilhet et à
leur ami commun d'Osmoy, qui avait eu quelque succès
au théâtre, mais cette collaboration à distance, sur un
thème trop vague, était demeurée sans résultat. Lorsque
l'année suivante Flaubert revint à la charge, ce fut
Bouilhet qui cette fois prit à cœur la réussite de l'entre-
prise.
Que l'idée générale de la féerie appartienne au roman-
cier, nous l'admettons volontiers, puisque celte haine
vouée à l'esprit bourgeois s'étale complaisamment dans
toute sa correspondance d'alors, mais au poète revient, à
coup sûr, l'honneur d'avoir inventé le scénario, où « des
êtres invisibles plus forts que nous », les fées et les gnomes,
luttent sans trêve, ceux-ci symbolisant l'esprit positif,
terre à terre, celles-là dispensatrices des sentiments géné-
(1) Inédit, 1862.
— 291 —
reux. Il explique à Flaubert comment, avec le plan minu-
tieusement développé qu'il lui envoie, il leur sera facile de
pourchasser les ridicules bourgeois et de bafouer la bêtise,
l'égoïsme, la médiocrité de l'humaine nature : « Tu com-
prends, lui écrit-il, qu'avec ce plan, nous avons la société
tout entière à blaguer : les gnomes, c'est-à-dire les utili-
taires, les prosaïques tiennent le monde depuis mille ans.
Voilà pourquoi on ne rencontre plus guère de fées sur les
boulevards ou même dans nos bois. Elles habitent, exilées,
des régions nuageuses, fantastiques, légères et mobiles
comme elles. Quand elles veulent descendre sur la terre
envahie par les instincts mauvais, elles n'ont guère que
les extrémités polaires ou les profondeurs inconnues de
l'Afrique. Ça ne peut pas durer. . . Les fées aiment la terre :
elles ont été créées pour cette planète, elles veulent y
régner de nouveau. Puisqu'elles finissent par triompher
dans la pièce, le dénouement est consolant, sinon vrai :
nous allons entrer avec les Fées dans une phase meil-
leure » (1).
Flaubert fut «choqué » de cette pénétration continue du
réel par le surnaturel: il eût préféré deux intrigues paral-
lèles. Bouilhet l'en dissuada : « Tu veux faire, lui écri-
vait-il, une comédie humaine, et le supernaturel éloigné,
séparé, abstrait. Non, je ne vois pas la chose comme cela.
J'aimerais mieux, alors, faire simplement une comédie
d'intrigue sans aucune fée. Mais du moment que tu les
admets, il faut comme Hoffmann dans le « Pot d'Or », les
nicher à chaque acte de la vie, à chaque minute de l'exis-
tence » (2). Bouilhet était heureux d'avoir inventé ce
mélange de réalisme et d'imagination : il croyait assurer
(1) Inédit, sans date.
(2) « Œuvres de G. Flaubert, Théàta'e «, Edition Gonard, p. 511».
— 292 —
par là H leur féerie une place d'honneur dans les Annales
du Théâtre : « Je voudrais bien savoir, écrira-t-il plus
tard à propos de Fournier, ce qu'il entend par « la forme
n'est pas neuve! » D'abord, il n'y a pas de calembour:
première nouveauté I Seconde nouveauté : c'est écrit en
français ! Et en troisième lieu, le mélange de la vie réelle
en habits noirs et des choses fantastiques constitue une
forme de féerie dont je ne crois pas qu'on ait abusé
jusqu'à ce jour» (1).
Il est difficile de délimiter quelle part revient à Bouilhet
dans la première rédaction de la pièce. Les vers, sans
doute, lui appartiennent. Il semble, en outre, qu'il eut la
tâche d'écrire plusieurs tableaux : « Je termine actuelle-
ment mon cinquième tableau, mande-t-il à Flaubert : ce
qui me fera trente-et-une pages serrées. Il me restera donc
trois tableaux, puisque j"en avais huit. Mais j'avoue que
je n'y vois rien. Sur les six que j'ai faits il y en avait deux
très vides, le treizième et le quatorzième... » (2). La féerie
sera réduite à dix tableaux par Flaubert (3). Ni la corres-
pondance, ni l'étude du style ne permettent d'éclairer
d'une lumière plus vive ce point de collaboration.
Cependant, à la fin de 1863, « Faustine » allait apparaître
sur la scène de la Porte-Saint- Martin. La situation finan-
cière, « plus que précaire », du théâtre, « le système d'éco-
nomie stupide », que préconisait le directeur, rendirent le
poète hésitant ; il était torturé par la crainte « de laisser
(1) Inédit, sans date.
(2) Inédit, sans date.
(8j Cf. l'étude de René Descharmes et René Dumesnii : « Autour de
Flaubert », I, p. 333 et suivantes.
~ 293 -
monter la pièce d'une façon nécessairement médiocre, et
d'être, en outre, coupé en deux par une faillite ou une
destitution » (1).
Le hasard le secourut. Les « créanciers de Fournier,
seuls directeurs du théâtre, son tapissier, perruquier et
autres », s'insurgèrent contre les frais énormes qu'entraî-
nait « Faustine » et refusèrent de donner « leur argent
pour cette pièce littéraire ». Une indemnité fut promise à
Bouilhet et la représentation du drame reportée au mois
d'Octobre de l'année 1864. « Je crois que tout est pour le
mieux, écrivait le poète, et que j'échappe à un danger pire
que le silence, c'est-à-dire à une déplorable exécution » (2).
« Tout » ne fut pas « pour le mieux » : il connut encore,
de longs mois durant, les mécomptes habituels aux gens
de théâtre. Flaubert en révèle quelques échantillons dans
une lettre écrite le 3 Novembre 1863 : « Monseigneur,
disait-il de son ami, a passé par des états déplorables...
1° sachant que Fournier ne voulait lui jouer Faustine que
dans un an, il a retiré sa pièce; 2° Fournier a déclaré
n'avoir pas l'argent de son indemnité; 3° Doucet lui a fait
faire un manuscrit pour le montrer aux grands; 4° le dit
Doucet a donné ce manuscrit à Thierry; 5» Bouilhet a été
sur le point d'intenter un procès à Fournier; 6° le même
Fournier, samedi dernier, lui a envoyé une dépêche télé-
graphique ainsi conçue : « Je triomphe, je vais jouer
Faustine immédiatement » (3). Quelques mois après, en
effet, le 22 Février 1864, le drame était représenté sur la
scène de la Porte-Saint-Martin, avec un luxe de décors et
(1; Inédit, sans date.
(2) Inédit, sans date.
(B) Gorr. III p. 388.
- 294 —
de costumes longuement décrit par les journaux (1).
V
Vers le mois de Juillet 1865, « la Conjuration d'Amboise »
offre au poète le sujet d'un drame nouveau.
A mesure qu'il recueille des notes dans les « Histoires
Tragiques de Belleforest, dans les Mémoires de Gondé,
dans les journaux de François de Lorraine, dans ce vieux
Brantôme, dans Mignet et beaucoup d'autres », il s'en-
thousiasme pour cette époque « violente, sentimentale,
chevaleresque et pleine d'emphase ». Il s'attache surtout
à l'étude de deux physionomies qui contrastent avec les
« férocités » du temps : Marie Stuart, « gracieuse et char-
mante figure à faire passer dans le drame », et dont
« l'avenir bien connu de tous... donnera un reflet tra-
gique à ses joies et à ses insouciances de jeune fille » ; le
faible François II, le « roi-enfant » : « C'est un innocent,
écrit-il, qu'on dresse aux férocités et qui n'est pas cou-
pable. On sent qu'il n'ira après sa mort ni en paradis, ni
en enfer ; ce roi qui n'a pas régné ressemble aux enfants
qui n'ont pas vécu » (2).
Il se réjouit pareillement à la pensée qu'il pourra
donner une large place à la galanterie, si large même que
Flaubert tenta de l'en dissuader : « On était très galant,
répétait Bouilhet, à la cour de François P^ de Henri II
et de Marie Stuart. On l'était, et je dis plus, on doit l'être
puisque le public le croit : au théâtre, il faut accepter les
idées historiques reçues... Marie Stuart doit être gra-
cieuse, la cour des premiers Valois doit être galante : le
(1) Voir surtout l'article de Th. Gautier dans « Le Moniteur Uni-
versel » du 23 Juillet 1864.
(2) Inédit. Mantes, 14 .Juillet 1865 (timbre de la Poste).
- 295 —
public se moque de la couleur locale ; rappelle-toi « les
Burgraves ». Et puis, es-tu sûr qu'on n'était pas très
galant la veille de ces massacres? N'y a-t-il pas toujours
des pastorales au bord des tueries et ne va-t-on pas tou-
jours de plein pied des bosquets de Trianon aux murailles
nues du Tem[)le ? » (1),
Il prévoit en outre les précautions nécessaires pour ne
pas permettre aux spectateurs de découvrir dans le drame
des allusions aux événements contemporains, surtout
pour ne pas entrer en lutte avec la censure, il s'imposera
de « glisser sur les querelles religieuses >>, et montrera
qu'alors elles étaient seulement « un prétexte, pour couvrir
les menées purement politiques»; il ne placera pas l'action
« dans les guerres de religion, mais seulement à la
veille » (2).
Bien que le poète se fût remis avec peine « au train
poétique », car depuis trois ans il n'avait pas écrit de vers
pour le théâtre, la pièce fut rapidement composée. Au
début de l'année 1866, elle était terminée ; d'après les
conventions passées avec l'Odéon elle devait être repré-
sentée en Mars. Mais « le Lion Amoureux » de Ponsard,
tragédie en « vers de dentiste » (3), jouissait alors d'un
« immense succès ». Les auditeurs ne l'estimaient pas,
comme Bouilhet, une tragédie écrite en « vers de den-
tiste «. Par une telle boutade, l'auteur de la Conjuration
d'Amboise trahit son irritation : « Le public parisien,
écrivait-il, n'a pas assez de poésie dans l'âme pour accla-
mer deux tartines en vers à un mois dé distance ». Il était
(1) Inédit.
(2) Inédit.
(:j) Inédit.
- 296 —
bon d'ailleurs que la pièce fût « repolie » et « reserrée ». Il
décida d'en reporter l'apparition « en Novembre, comme
d'habitude » (1).
Au mois de Juillet 1866 (2), il commençait un drame en
vers : « Le Pèlerinage de Saint-Jacques». Le premier acte
seul fut écrit. Le poète, en effet, avait tenté, dans cette
pièce, « d'être vague et légendaire », puisqu'il lui était
impossible de retrouver,- « avec ses détails réels », l'his-
toire qu'il portait sur la scène : il sentit bientôt qu'il
faisait fausse route. « Le vague, écrivait-il à Flaubert, tu
le sais aussi bien que moi, ne va guère au feu de la
rampe. La légende a besoin de vivre fortement pour
atteindre le 5« acte, et j'ai un diable de vers qui devient
de plus en plus clair et français » (8). Le souvenir de
l'échec de Dolorès, drame insuffisamment historique, les
doutes peut-être des directeurs de théâtre sur
final, lui firent abandonner l'oeuvre commencée.
D'ailleurs, en cette fin d'été 1866, les répétitions de
« Conjuration » absorbent toute son activité. Le 25 Octobre,
le drame était représenté pour la première fois sur la scène
de rOdéon. Le succès fut immense. La pièce eut cent cinq
représentations à Paris et enthousiasma la province. « On
me joue à ma connaissance dans plus de vingt villes,
grandes et petites », écrivait le poète.
rique, les
le succès I
ions de la '
(1) Inédit, sans date.
(2) Le manuscrit porte cette date à la première page : 12 Juillet
jeudi, 1866.
(3) Inédit, 1=' Août 1866.
CHAPITRE XV
Les Dernières Années — La Mort
Flaubert et la gloire posthume de Bouilhet
(1867-1872)
I. — La Bibliothèque de Rouen
« Mademoiselle Aïssé »
La Mort
IL — Flaubert et les Œuvres posthumes
Publication des « Dernières Chansons »
Représentation de « Mademoiselle Aïssé ■>
I
Malgré le succès de la « Conjuration d'Amboise », les
amis de Bouilhet s'inquiétaient de son avenir : on s'en-
quérait pour lui d'une situation, qui éloignât les soucis
toujours renaissants de la vie matérielle; on s'informait,
bien qu'il s'y opposât par respect de la volonté mater-
nelle, des places de directeur prochainement vacantes
dans les théâtres. Flaubert, de son côté, espérait qu'il
reviendrait habiter Rouen, et escomptait le retour des
journées heureuses qu'autrefois ils avaient vécues en-
semble dans la maison de Groisset : « Je regrette autant
que toi, cher vieux, lui écrivait Bouilhet, nos longues
lectures, nos longues causeries, et ces semaines entières,
où nous n'étions ennuyés que quand il arrivait une
— 298 -
visite ! » Et ailleurs : « Notre vie n'est pas drôle, mais
qu'y faire? Gomment maîtriser les circonstances, quand
nos volontés mêmes se dérobent? Je fais souvent le rêve
de nous retrouver à la fin réunis comme au début, mais
où? mais quand? » (1).
On crut arrivée, au début de 1867, l'occasion attendue
lorsque mourut l'intendant du château de Gany, M. Re-
quier. Eki voyant disparaître ce « dernier ami des temps
passés », ce « dernier lien », qui le « rattachait à Gany « et
à sa u première enfance », le poète fut envahi par une
« grande tristesse ». « Ces départs-là ont quelque chose de
sinistre », avouait-il. Flaubert alors, mettant à profit ces
inquiétudes sur l'avenir, l'incita à solliciter la place deve-
nue vacante au château. Bouilhet, qui peu d'années avant
regimbait contre le conseil d'un « enterrement à Gany »,
est moins intransigeant aujourd'hui : l'expérience des
difficultés matérielles de la vie le porte à peser la question
avec plus de sang-froid. Peu s'en fallut qu'il ne sollicitât
ce rôle d'intendant et ne reprit ainsi la tradition pater-
nelle. Seul son peu de goût pour des fonctions exigeant
surtout de l'initiative et de la précision l'en empêcha :
« G'est si loin de mes aptitudes, écrivait-il à Flaubert.
Mon père, tout soldat qu'il était, appartenait à une grande
administration : il a dirigé les hôpitaux; c'était toujours
du calcul et mille détails auxquels je suis plus qu'étran-
ger » (2).
La solitude, de plus en plus, se fait autour de lui. Sa
mère meurt au mois de Février. « La catastrophe » vint
« avec une rapidité effrayante », au point qu'il ne put.
(1) Inédit, sans date.
(2) Inédit, sans date.
— 299 - ■
« par la faute d'un télégramme mal servi », arriver assez
tôt pour fermer les yeux de Madame Bouilhet : il ne put
entendre les recommandations que cette excellente chré-
tienne confia à ses filles touchant l'avenir de leur frère. La
(séparation lui fut douloureuse. Devant la tombe de sa
mère, chérie, malgré des heurts, d'une affection tendre, le
poète fit-il un retour vers son éducation religieuse, éprou-
va-t-il quelques remords sur sa vie irrégulière ? Nous ne
le savons pas: aucune ligne de la correspondance adressée
'à Flaubert ne décèle cette préoccupation. Il s'efforce,
/devant l'intransigeant ami, à garder l'attitude rigide d'un
stoïcien : « Je commence, lui écrit-il de Cany, à me
remettre un peu de mon « étonnement ». C'a été une
douleur presque physique, comme un paquet de mes
entrailles qui s'en allait. J'avais emporté Montaigne, ce
brave homme m'a soutenu » (l). Il laisse seulement trans-
paraître le sentiment de réconfort que lui apporte la sym-
pathie de ses amis : de G. Sand lui affirmant qu'elle
r « aime davantage dans cette cruelle épreuve » (2); de
la princesse Mathilde elle-même lui envoyant « quelques
mots très charmants » (3). Il paraît heureux que les liens
d'amitié se soient resserrés entre lui et ses sœurs dans
l'épreuve commune : « Mes sœurs vont mieux, écrit-il, je
e tarderai pas à venir les revoir. Elles ont. Dieu merci,
de nombreuses occupations et pressées : c'est une bonne
chose pour ces premiers jours » (4).
Au mois d'Avril, la place de Conservateur à la Biblio-
(1) Inédit, sans date. (Février 1867).
(2) Inédit, sans date. Billet communiqué par M. Leblond, d'Amiens.
(3) Inédit, sans date. (Février ou Mars 1867).
(4) Inédit, sans date. (Avril 1867).
— 300 -
thèque de Rouen devint vacante par la mort du titulaire,
André Pottier. Des amis du poète, qui avaient maintes fois
rêvé de le voir installé \h, et même avaient fait pour lui
quelques démarches discrètes, l'avertirent que le digne
fonctionnaire « était au plus mal». D'après leur conseil,
Bouilhet fit officieusement des ouvertures au Maire,
M. Verdrel. Celui-ci le reçut « parfaitement ». « Il m'a
renouvelé, mandait le poète à Flaubert, son désir de me
voir obtenir ce poste. Seulement il pense que plus j'aurai
de protecteurs à Paris, et de recommandations, et plus
j'aurai de chances, quoique la place soit municipale ».
Il se met donc en devoir d'obtenir l'appui de la prin-
cesse Mathilde et de Duruy, le ministre de l'instruction
publique. En même temps, il envoie une « demande for-
melle au Maire », et une autre à la Préfecture pour poser
sa « candidature carrément ».
Cette activité ne fut pas vaine : le 2 Mai la nomination
de « Monsieur Bouilhet, homme de lettres », à la Biblio-
thèque de Rouen, était officielle, u L'administration »,
lit-on dans l'acte de nomination signé par Verdrel, se
disait heureuse d'attacher « à la principale collection
scientifique de la ville » le poète Normand qui s'était
acquis « dans la carrière des lettres des titres propres à
justifier » (1) ce choix.
Il voyait ainsi se réaliser le rêve maintes fois caressé de
se rapprocher de Flaubert et de ses amis de collège. Mais
par un revirement, dû à son tempérament inquiet, à peine
fiit-il informé du succès de ses démarches que son enthou-
siasme tomba vite : plus même son départ de Mantes
devenait proche, plus il était « tracassé par l'idée de
(1) Inédit.
— 301 —
retourner à Rouen >\ Il redoutait d'y être « perdu au
milieu de gens qui ne comprennent que le succès maté-
riel », et qui, cela lui étant ôté, ne verraient plus en lui
« qu'un simple bibliophile » (I). Peut-être aussi allait-il
regretter la retraite de Mantes, où il avait pris l'habitude
de travailler à ses heures, sans la contrainte d'un règle-
ment, sans la préoccupation surtout d'une besogne étran-
gère à la poésie.
A Rouen, il choisit pour y installer ses pénates, à mi-
côte, vers Bihorel, dans une rue bordée de haies vives, une
petite maison blanche (2), cachée par des arbres et pré-
cédée d'unjardin plein de fleurs. Dans ce site champêtre,
où pour le recevoir, « le printemps s'est hâté » (3), ses
goûts de poésie et de tranquillité bourgeoise trouvèrent
bientôt une satisfaction jusqu'alors inéprouvée.
Le 20 Mai, le nouveau bibliothécaire inaugurait ses
fonctions. Il se disait résolu à les remplir avec zèle tout en
continuant à écrire. « J'espère, mandait-il à son ami,
M. Lepesqueur, en Octobre 1867, pouvoir travailler à
Rouen, comme à Mantes. J'ai eu nécessairement quelques
mois à consacrer à ma bibliothèque et à l'initiation d'une
fonction dont j'ignorais bien des détails. Le plus gros est
fait : aujourd'hui le travail va venir » (4). Flaubert, de
son côté, lui répétait de prendre moins au sérieux son
rôle de fonctionnaire. « On t'a mis là, lui disait-il, pour
faire des vers et non pour ranger des bouquins ».
(1) Inédit
(3) Elle occupait alors le numéro 43 de la rue Bihorel. Cf. le récit
d'une visite faite par Guy de Maupassant au poète, « Le Gaulois »
(21 Août 1882), reproduit par G. Dubosc, « Journal de Rouen »
(20 Juillet 1919).
(3) « Mars », Œuvres, p. 95.
(4) « Nouvelliste de Rouen », (23 août 1882).
- 302 -
Il retrouva vite le silence nécessaire aux rêveries poé-
tiques et à la recherche d'un sujet dramatique. Estimant
avec raison que ses « deux vrais succès» avaient été deux
tragédies « historiques ou mêlées à l'histoire », u Madame
de Montarcy » et « la Conjuration », et ses « jolis fours »,
deux pièces qui n'empruntaient pas leur sujet aux faits
réels, ce fut une 13gure historique, «Mademoiselle Aïssé»,
qu'il voulut présenter à la scène II trouva un plaisir réel à
consulter les Annales du xyiii^ siècle, riches en détails
précis sur la naissance de l'héroïne chez les Turcs, son
rachat et son éducation en France par Monsieur de Ferriol,
sa passion pour le Chevalier d'Aydie et sa conversion au
Christianisme. Il n'en éprouva pas moins à versifier son
œuvre nouvelle. Au mois de Mai 1869, le drame était ter-
miné et accepté par le théâtre de l'Odéon. Des change-
ments, hien entendu, lui étaient demandés. La mort ne lui
permit pas de les faire.
Depuis le début de l'année, en effet, il ne cessait de se
plaindre de sa santé, d'une « grippe », qu'il ne pouvait
complètement guérir. Il gémissait d'être devenu « une
bête d'habitude » : « Où est le temps, écrit-il à Flaubert,
où je faisais Melaenis en courant dans la boue d'une
pension à l'autre ! Je prends ton refrain, triste, triste ! » (1).
Il travaille avec « d'immenses dégoûts». Il lui « arrive
dans le corps des choses bizarres », dont il essaye de ne
pas s' « occuper du tout ». Il a de la mort une terreur
irraisonnée, on évite devant lui les allusions à son état de
santé; on cache les nouvelles de décès; on s'efforce de
donner aux conversations un tour de gaieté; c'est en vain.
En outre, un malentendu avec Chilly, le directeur de
(1| Inédit. Gany, 3 Avril 1869.
\
— 303 -
l'Odéon, à propos des corrections et de la représentation
de « Mademoiselle Aïssé » le rend plus « malade » encore :
il ne peut « retravailler dans de pareilles conditions ».
< J'espère, ajoute-t-il, qu'une justice quelconque me
vengera; c'est cette conviction qui m'empêche aujourd'hui
(le pleurer » (1).
Enfin, le 2 Juin, dans le dernier billet arrivé jusqu'à
nous, il avoue à Flaubert qu'il est devenu « cacochyme et
défiant », insupportable à ses familiers : « Il y a vrai-
ment une cause physique, mande-t-il, je t'assure que je
suis très malade par moments, et que je me sens écorché
par des choses qui jadis m'auraient effleuré l'épiderme » (2).
Ce fut dès lors un désespoir violent, un tragique abandon
de soi, qu'il traduisit en une pièce au titre significatif:
« Abrutissement » :
Les hommes sont si mauvais,
Que sans pleurer je m'en vais
Du monde.
Pour la haine ou l'amitié
Je n'ai plus qu'une pitié
Profonde.
Je mange et je dors en chien :
Plus rien de noble et plus rien
D'austère !
Gomme d'un cruchon fêlé
Mon esprit s'en est allé
Parterre... (3)
Il souffrait d'une « albuminurie consécutive d'une
néphrite » (4), qui s'aggrava très vite : pour obéir aux
(1) Inédit. Rouen, 30 Mai 1869.
(2) Inédit. Rouen, 2 Juin 1869.
(;i) Juin 1869, Œuvres, p. 415.
(4) Angot, Op. cit., p. 32.
21
- 304 -
médecins il se rendit à Vichy au dt'-hut de Juillet. Lh, le
cas fut jugé incurable : on renvoya le malade à Rouen,
où, presque subitement, sans Tassistance d'un prêtre, il
mourut, le dimanche 18 Juillet 1869, dans sa quarante-
neuvième année (1).
Le mardi suivant les obsèques furent célébrées en
l'église Saint-Romain. Si le préfet et le procureur impérial,
des avocats et des médecins prirent part au cortège, par
contre, à peine quelques centaines d'amis du poète, audi-
teurs ou lecteurs reconnaissants, se joignirent à eux. Son
amour de la tranquillité, son horreur aussi des « bour-
geois », l'avaient empêché de nouer à Rouen de nom-
breuses relations. Sans doute on y parlait beaucoup de
lui, parce qu'il était bibliothécaire, sans doute aussi
« quelques jeunes gens l'admiraient frénétiquement », et
ses camarades, de collège lui conservaient une amitié
fidèle ; mais dans le public « on ne le connaissait guère ;
les nombreux parents des académiciens » le déclaraient
« surfait » (2). Pour ces raisons sans doute ses concitoyens
furent peu nombreux à ses funérailles. Flaubert exagéra
donc en écrivant : « Ses compatriotes se portèrent à ses
funérailles comme à l'enterrement des hommes publics » (3).
Mais il avait raison d'ajouter : « La presse parisienne tout
entière s'associa à cette douleur ; les plus hostiles mêmes
n'épargnèrent pas les regrets; ce fut comme une couronne
envoyée de loin sur son tombeau ». Il suffit pour se con-
vaincre de la justesse de ces paroles de rélire les articles
(1) Sur les derniers moments du poète, Cf. G. A. Le Roy: « Quelques
souvenirs... » (Mercure de France, lii Août 1919).
(2) G. de Maupassant. « Le Gaulois », 21 août 1882.
(3) Préface des « Dernières chansons », p. 289.
— 305 -
écrits par Théophile Gautier (l), Théodore de Banville (2),
Villetard (3j. Seul, Barbey d'Aurevilly refusa de s'associer
à ces louanges : « M. Louis Bouilhet, écrivait-il, qui
vient de mourir, va occuper l'attention cette semaine ;
mais je ne crois pas que le bruit lui donne plus que ses
huit jours, et malgré le drame reçu, dit-on, à l'Odéon,
pour lequel on va faire une fameuse réclame de la mort
prématurée de l'auteur, et qu'on exécutera comme une
messe de Requiem dramatique à grand orchestre, ce
pauvre Bouilhet sera définitivement renvoyé à l'oubli »(4).
Au cimetière Monumental un adjoint au maire, Nétien,
un sous-bibliothécaire, Fossard, et le Secrétaire de l'Asso-
ciation des Anciens Elèves du Lycée, Desbois, prononcè-
rent des discours. « Le Figaro » s'en indigna : à leurs
« oraisons administratives » il eût préféré « autour de
cette tombe d'un artiste de la pensée le silence éloquent»,
que d'autres poètes avaient réclamé pour eux. « Ce
n'étaient pas les funérailles d'un poète, lisait-on dans le
journal parisien, mais celles d'un bibliothécaire qu'on a
célébrées à Rouen » (5). Il est vrai que les orateurs
avaient longuement vanté les qualités du fonctionnaire et
de l'ami et laissé dans l'ombre les mérites de l'écrivain.
Le discours de Nétien mérite seul de retenir l'attention.
Bouilhet « réalisait, y lisons-nous, l'image du poète avec
toutes ses séductions. La nature lui avait donné la beauté
du corps en lui prodiguant les dons de l'imagination, les
richesses de l'esprit, la simplicité et les chaudes ten-
(1) « I.e Moniteur Universel «, 26 Juillet 1
(•2) « Le National », 27 juillet 1869.
(3) « Journal des Débats », 28 Juillet 1869.
(4) « Le Gaulois », 24 Juillet 1869.
(5) « Le Figaro », 23 Juillet 1869.
— 306 —
dresses du cœur.. .Vous le sentez comme moi, Messieurs,
ce n'est pas seulement un écrivain... que nous avons
perdu et que nous pleurons, c'est un fils, c'est un frère,
c'est un ami » (1).
Il fut inhumé près du chirurgien Flaubert, son ancien
maître, le père du plus illustre et du plus fidèle de ses
amis, et dans ce coin de cimetière l'auteur de « Salammbô »
rejoignit quelques années après le poète de «Melaenis».
Malgré ce voisinage, le tombeau de Bouilhet est aujourd'hui
ignoré de beaucoup de ses concitoyens; seules quelques
fleurs apportées régulièrement chaque année par une main
pieuse y perpétuent le souvenir d'une amitié fidèle et
reconnaissante.
Il
Bouilhet mourant avait désiré que la mission de
publier ses œuvres inédites fût confiée à quelques man-
dataires dévoués : « Tous ses livres et tous ses papiers
appartiennent à Philippe, écrivait Flaubert au lendemain
de sa mort à leur ami commun Maxime Du Camp. Il Ta
chargé de prendre quatre amis pour savoir ce qu'on doit
faire des œuvres inédites : moi, d'Osmoy, toi et Caudron.
Il laisse un excellent volume de poésie, quatre pièces en
prose et « Mademoiselle Aïssé ». Le Directeur de l'Odéon
n'aime pas le second acte; je ne sais pas ce qu'il fera. Il
faudra cet hiver que tu viennes ici avec d'Osmoy et que
nous réglions ce qui doit être publié » (2).
Les événements de 1870 empêchèrent que la volonté du
poète fût immédiatement exécutée. Il ne nous a pas été
possible d'établir si les amis chargés de cette publication
(Il (' Journal de Rouen >•, Mercredi 21 Juillet
r2) Corr. III. p. 5.Mi.
— 307 -
posthume eurent l'occasion de se réunir ; vraiseml)lal)Ie-
ment Flaubert se soucia peu de ce Comité de lecture. De
son propre chef, aux pièces écrites depuis la publication
de « Festons et Astragales », et déjà publiées par la
« Revue de Paris » ou la « Revue Contemporaine », il
ajouta, pour les éditer en volume, plusieurs poésies anté-
rieures à « Melaenis » et restées dans les cartons : « A Ro-
sette », '( Oh ! serait-ce vrai ? », « Soir d'été », « La Fleur
Rouge », « Dans le Cimetière de S. . . », « Le Nid et le
Cadran », « Le Navire », «A une jeune fille ». Il ne parait
pas non plus qu'il ait consulté ses amis pour intituler le
volume « Dernières Chansons ». Enfin lui seul se chargea
de le présenter au publie : il le fit précéder d'une « Pré-
face », pleine d'émotion, où il racontait brièvement la vie
du poète et vantait l'œuvre lyrique et théâtrale. La publi-
cation des « Dernières Chansons », au début de Janvier
1872, les difficultés avec l'éditeur Michel Lévy, constituent
un chapitre de la vie du romancier, très exactement écrit
par ses biographes René Descharmes et René Dumesnil :
nous n'y reviendrons pas ici (1).
En même temps il s'occupait de faire représenter sur
la scène de l'Odéon « Mademoiselle Aïssé ». Le 6 Janvier
1872, après qu'il eut surmonté toutes les difficultés, dont
témoigne la correspondance alors adressée par lui à Phi-
lippe Leparfait, la pièce était jouée pour la première fois.
Elle fut diversement appréciée par les critiques litté-
raires. Si Théophile Gautier, Théodore de Banville,
Charles de La Rounat, Xavier Aubryet, Jules Janin ne
ménagèrent pas leurs éloges à l'œuvre, d'autres, en plus
grand nombre, la jugèrent médiocre. « Le Figaro », tou-
(1) « Aiilour lie Flaubert », p. 810 et suivante».
- 308 -
jours sévère pour Bouilhet, ne vit là qu'un « drame incon-
sistant, faux, absurde, et... mortellement ennuyeux » (1).
Dans « Le Temps «, Francisque Sarcey en prononçait
une condamnation sans appel : « Dans tout cela rien de
sincère, rien qui jaillisse de source ! C'est du procédé et
toujours du procédé !... On sent recoller qui imite, l'élève
de Rhétorique qui a beaucoup lu et qui s'est colligé un peu
partout un cahier d'expressions abondamment fourni...
Je doute... que l'Odéon retrouve dans le nouveau drame
de Louis Bouilhet le succès de la « Conjuration d'Am-
boise ». Il a le pire des défauts : il est ennuyeux. Au moins
nousa-t-il ennuyés tous à la première représentation» (2).
Quelques critiques trouvèrent même des allusions poli-
tiques dans ce drame joué au lendemain de la Commune.
On fit au poète un grief d'avoir écrit la tirade de l'Acte III,
dans laquelle le Chevalier d'Aydie prédit une révolution
prochaine, oîi le peuple envahira le Palais Royal :
Quand le grand timbre d'or qui sonnait notre histoire
Ne sera plus ici que le signal de boire,..
Et que sous ces lambris, où reviennent des ombres,
Comme un bûcher funèbre entassant nos décombres.
Vous aurez allumé dans votre déraison,
Quelque beau l'eu de joie à brûler la maison ;
Peut-être que le peuple, à bout de patience,
Voudra des vieux palais sonder la conscience,
Et s'accrochant au mur, — avec ses yeux ardents
Voudra voir à la fin ce qu'on fait là-dedans ! » (3).
(!)• « Auguste Vitu ». « Le Figaro », 8 Janvier 1872.
(2) 8 Janvier 1872. Les mêmes appréciations défavorables se retrou-
vent sous la plume de Jules Claretie, « Le Soir », 8 Janvier, « La
Presse », 15 Janvier, Louis Moland « Le Français », 15 Janvier.
Edouard Fournier « La Patrie », 8 Janvier.
(.3) Scène X, p. 105.
- 309 -
A ces mots « le public des troisièmes galeries, écrivait
Francisque Sarcey, échappe en applaudissements fréné-
tiques ; il crie bis, bis , comme après un air de bravoure.
L'acteur ne répète point et il a raison. C'est déjà trop
d'une fois » (1). « Le Chevalier d'Aydie », lit-on égale-
ment dans « Le Gaulois », « ne s'avise-t-il pas de prédire
la Commune, et l'incendie du Palais Royal ? Bien que
cette tirade ait encore été plus «pplaudie que la première,
je me permets de la trouver d'un goût détestable et abso-
lument déplacée » (2). « Un pareil souhait, ajoutait « Le
Figaro », une pareille prophétie au lendemain des crimes
de la Commune, a fait courir comme un frisson de stu-
peur; il semblait qu'une odeur de pétrole se fût répandue
dans la salle » (3).
Le critique littéraire de « La Presse », n'hésita pas à
taxer de zèle indiscret les amis de Bouilhet qui avaient
présenté au théâtre cette œuvre posthume: «Je n'accuse
pas, écrivait-il, la mémoire d'un poète qui a laissé de
belles promesses de talent ; ma critique va chercher der-
rière, ce nom, que l'on désapprend au public de respecter,
les impitoyables admirateurs de Louis Bouilhet, lesquels,
au risque de l'envelopper tout entier dans une chute pour
lui sans revanche possible, ont mis à l'enchère des
paperasses qu'il avait peut-être condamnées au feu. Si
c'est ainsi qu'on admire, comment s'y prend-on pour
trahir? » (4).
Inexacts sur la question des tendances politiques que
seul un concours de circonstances imprévues avait
(1) Francisque Sarcey, « Le Temps », 8 Janvier 1872.
(2) François Oswald, a Le Gaulois ». 8 Janvier 1872.
(?!) Auguste Vilu, « Le Figaro », 8 Janvier 1872.
(4) Jouvin, « La Presse », 15 Janvier 1872.
— 310 -
permis d'y découvrir, les reproches adressés à la valeur
littéraire de l'œuvre n'étaient pas sans fondement : le
dram.e était assez mal composé, et en maints endroits
faiblement écrit. Il ne put longtemps tenir l'affiche de
rOdéon : dès le 15 Février, non sans de nombreux jours
de « relâche », il laissait la place à « Ruy-Blas ».
De plus, le volume des « Dernières Chansons » se ven-
dait peu, au grand étonnement de Flaubert, qui en accu-
sait l'incurie de l'éditeur Lévy (1), et la Municipalité de
Rouen, émue peut-être par ces insuccès, hésitait à accor-
der à Bouilhet les honneurs d'un buste sur une des places
publiques de la Ville {2). Décidément la gloire posthume
du poète, les « belles funérailles » (3), que le romancier
lui voulait faire, n'avaient pas l'éclat escompté : il sem-
blait que déjà se réalisât, deux années seulement après sa
mort, la prophétie écrite par lui-même :
Pareil au flux d'une mer inféconde
Sur mon cadavre au sépulcre endormi,
Je sens déjà monter l'oubli du monde.
Qui tout vivant m'a couvert à demi (4).
(1) R. Descharmes et R. Dumesnil, Op. cit.. I, p, 310
|2) Flaubert, Lettre au Conseil Municipal de Rouen Gorr. IV, p. 435.
(3) Lettre inédite de Flaubert à Philippe Leparfait.
(4) « Dernière nuit », p. 383,
CHAPITRE XVI
Vue d'ensemble sur l'Œuvre théâtrale
1. — Protestation contre l'Ecole du Bon Sens,
représentée par ponsard .
. - Reprise des procédés dramatiques de V. yuGO
III. — Imitation du style romantique
IV. - L'Œuvre obtient un succès
Sa place dans l'Histoire littéraire
Si Bouilhet dut acheter si chèrement ses succès drama-
tiques, c'est que, de parti-pris, il ne voulut pas tenir
compte des goûts passagers du public et qu'il resta fidèle
à un idéal d'art démodé : il eut l'ambition de ressusciter
le Drame historique, plein de lyrisme, dont V. Hugo lui
offrait le modèle, et d'écrire des Comédies très poétiques,
alors que la prose était applaudie sur toutes les scènes. Il
importe donc de replacer son œuvre dramatique dans
l'ensemble de l'histoire littéraire ; il apparaîtra si ce suc-
cesseur des Romantiques fit preuve d'originalité ou se
contenta de suivre des chemins déjà battus, d'être le
« piètre élève » de V. Hugo et d'A. Dumas, comme on l'a
maintes fois répété (1).
(1) Pierre Véher, (« Revue Blanche ». ^.j Avril 1892). Il s'agit dans
ce chapitre des seuls drames représentés au théâtre et publiés. Nous
étudions dans notre seconde thèse une pièce inédite : « Sous peine de
Mort ». De même nous laissons de côté la féerie intitulée ; « Le Châ-
teau des Cœurs », qui appartient à Flaubert et a été analysée par R. Des-
charmes et R. Dumesnil. ( « Autour de Flaubert »,I. p. ;i29 et suivantes).
312 —
Aux environs de 1850, une réaction depuis longtemps
« commencée contre le Romantisme se poursuit et s'achève
dans tous les genres à la fois » (1). Une littérature imper-
sonnelle et scientifique se fait jour : « Melaenis (1851),
les « Poèmes Antiques» (1852), «Les Fossiles » (1853),
en poésie, et dans la prose « Madame Bovary » (1856) en
sont à des degrés inégaux les premières œuvres retentis-
santes."
Le théâtre, de même, depuis dix ans subit une évolu-
tion. L'année 1843 a marqué la fin du drame romantique,
avec l'échec des « Burgraves » et le triomphe de « Lucrèce »,
de Ponsard. Les mœurs devenues trop bourgeoises sous
la monarchie de Juillet ne s'accordent plus avec la grandi-
loquence et le lyrisme des drames de V. Hugo ; aux « dé-
clamations humanitaires », aux « suggestions de l'ins-
tinct », aux « révoltes de la passion », les partisans de
la morale du «: Bon Sens » préfèrent la force d'âme et l'es-
prit de dévouement, qui font agir les personnages de
« Lucrèce » ou de « Charlotte Gorday ». Ponsard obéissait à
l'évolution générale en libérant la Tragédie de la passion
violente et du panache poétique (2).
Un fait permet de mesurer en quelle défaveur le drame
romantique était alors tombé : la représentation, en 1851,
sur la scène des Variétés, d'une Comédie-Vaudeville, inti-
tulée « La Chasse au Roman », où les auteurs Augier et
(1) Brunetière, « Manuel de l'Histoire de la Littérature Française, »
p. 477.
('^) Voirie développement de ces idées dans T « Histoire de la Litté-
rature Française de « Petit de JuUeville », tome VIIIs p. 390 et sui-
vantes.
— 313 —
Sandeau, ridiculisaient les procédés dramatiques de
V. Hugo. L'héroïne de la pièce a vu successivement tuer
près d'elle deux premiers maris sans pouvoir découvrir
l'auteur et le motif de ces crimes. Sa belle-mère lui explique
le pourquoi de ces malheurs : « Ma fille, sais-tu qui tu as
épousé? Le dernier des Pigliasda. Il a tué Edmond Dudley
par le plomb ; il a tué Giacomo Doria par le fer ; il tuera
tous ceux que tu aimeras. Si le fer et le plomb lui man-
quent, il a le poison des Borgia. S'il ne t'a pas tuée, c'est
que chez nous on ne tue pas les femmes, mais il te tuera
dans ton cœur. Tous ceux qu'il attire près de toi sont des
victimes vouées à sa vengeance. Défie-toi de ta beauté,
défie-toi de ta jeunesse : ton amour donne la mort » (1).
Il était impossible de ne pas reconnaître là une parodie
des drames de V. Hugo, impossible désormais de prendre
au sérieux les poisons des Borgia, les épées de Tolède,
les procédés dramatiques qui avaient assuré le succès
d' « Hernani » ou de « Lucrèce Borgia «.
Bouilhet, fidèle à ses admirations de jeunesse, voulut
renouer la tradition romantique. C'était courageux, mais
peut-être téméraire. Il écrivait à Louise Golet en 1852 :
« Du Camp, à qui j'ai communiqué dernièrement le plan
de mon drame, a peur que je me lance trop et me dit avec
autant de sérieux que de vérité : « Ce siècle est aux jolis
proverbes et aux pastorales tendres ». Je le crois comme
lui, mais je jure Dieu que je ne m'écarterai pas d'une
semelle de la route que je me suis tracée pour complaire
(1) Cf. LatreillQ, « La Fin du Théâtre Romantique et François Pon-
sard », p. 386 et suivantes.
- 314 —
à tel ou tel » (1). Sa passion le rendit injuste à l'égard de
ses adversaires, en particulier de Ponsard : « Nous avons
devant nous, écrivait-il à Flaubert à la fin de 1856, chacun
unimbécileàrenverser,toiGhampfleury,mbi Ponsard» (2).
Il rencontrait les mêmes obstacles dans le domaine de
la comédie. Alexandre Dumas fils, Scribe, Augier se
font alors, comme Ponsard, les champions de l'ordre social.
Ils veulent un théâtre utile, réformateur, oii le dernier
mot reste à la famille et à la morale des honnêtes gens :
« Ce grand art de la scène, écrivait A. Dumas dans la pré-
face du (( Fils Naturel », va s'efïiloquer en oripeaux,
paillons et fanfreluches ; il va devenir la propriété des
saltimbanques et le plaisir grossier de la populace, si nous
ne nous hâtons de la mettre au service des grandes
réformes sociales et des grandes espérances de l'âme.
Indiquons le but à cette masse flottante, qui cherche son
chemin sur toutes les grandes routes, fournissons lui de
nobles sujets d'émotion et de discussion... Le chef-
d'œuvre pour le chef-d'œuvre ne lui est plus suffisant, pas
plus que la satire sans le conseil, pas plus que le dia-
gnostic sans le remède... Il nous faut peindre à larges
traits, non plus l'homme individu, mais l'homme huma-
nité, le retremper dans ses sources, lui indiquer ses voies,
lui découvrir ses finalités, autrement dit nous faire plus
que moralistes, nous faire législateurs. Pourquoi pas,
puisque nous avons charge d'âme ? »
Bouilhet s'élève contre ces tendances moralisatrices et
le peu de souci du style qu'il constatait chez les auteurs
comiques : « Je n'ai jamais tant douté de mon pays,
(l) « Revue de Paris a, 1«' Novembre 1908, p. 17.
(-2) Inédit.
— 315 —
écrit-il avec une emphase presque ridicule, et je dirai
même tant rougi du nom d'homme que ce soir 17 Mai 1855,
au sortir du «Demi-Monde» de M. Alexandre Dumas iils...
J'ai assez d'imagination pour me figurer qu'un homme
puisse amasser autant de turpitudes dans l'espace de
cinq actes, mais, je l'avoue, je n'avais pas prévu le public,
et quand je l'ai entendu rire et trépigner sincèrement à
ces plaisanteries frelatées, à ces passions canailles, à ce
style de pion en goguette et à cette moralité de mouchard,
j'ai pleuré croyant tout perdu I » (1).
Il s'interdira donc toute « comédie prêcheuse et qui tient
absolument à faire du bien à l'humanité »; comme dans
ses drames historiques, il veut seulement donnerau lecteur
une émotion esthétique. Si de ses pièces se dégage quelque
leçon morale, il faudra y regarder de près pour la décou-
vrir : le poète ne la mettra pas en évidence.
Il veut rester l'artiste pur, au labeur patient et désinté-
ressé, qu'il apparut en ses poèmes. Avec quelle véhé-
mence ne s'élève-t-il pas contre les « Messieurs » — cri-
tiques, universitaires, ou « hommes du monde » — - qui,
« n'ayant rien fait » prétendent lui « montrer la route » :
« Les écrivains, dit-il à propos de la Féerie « Le Château
Ides Cœurs, écrivent si peu que tous les bourgeois se trou-
/ vent naturellement à leur niveau. Dans vingt ans, il n'y
aura plus de gens de lettres : on sera homme de lettres à
ses moments perdus, et quelque chose avec, n'importe
quoi, ministre, marchand de peaux de lapins, ou notaire.
Dans vingt ans, on ira à peine au théâtre : toutes les
femmes seront actrices, tous les jeunes Messieurs, jeunes
Premiers. L'Art s'en va en se répandant partout. Quelle
(1) Inédit.
- 316 -
eau rougie ! Une bouteille de vin dans l'Océan! Il va déjà
eu des époques pareilles, quand la Philosophie et la Rhé-
torique couraient les rues et qu'on discutait Théologie
dans la boutique des marchands de pommes ! » (ly.
Et il revendique, au théâtre, les droits méconnus de
l'imagination. Il voudrait emporter, grâce au choix des
thèmes et des situations, ses auditeurs dans un monde
idéal, loin des réalités de la vie ordinaire, et faire applaudir
des comédies très poétiques. Ambitieux même de faire
œuvre d'art, il écrira en vers : bien qu'il tente de chanter
« un vieil air que personne ne veut plus », et qu'il soit
diiiicile de lutter « contre un gaillard de la force de
Scribe», il fera entendre à nouveau sur la scène la musique
des rimes et des alexandrins sonores, qu'on n'y entendait
guère plus.
Il
Dans ses drames et ses comédies, dont nous ne détaille-
rons pas à nouveau l'analyse, celles très minutieuses de
MM. de la Ville de Mirmont et Angot n'étant pas à refaire,
Bouilhet a scrupuleusement rempli le programme qu'il se
proposait : il a ressuscité les procédés de Victor Hugo.
Gomme celui du maître, son théâtre contient beaucoup
d'action, mais les événements y sont rarement le résultat
d'une logique morale, d'une nécessité intérieure. Nous ne
sommes plus en préserîce des alternatives d'espérance ou
de désespoir, qui se succèdent chez les classiques : chez
lui l'action marche parce qu'il intervient dans les événe-
ments, comme bon lui semble, même au risque de nuire à
la vraisemblance. De là la complexité du l'intrigue : « Je
(1) Lettre iaëdile, sans date.
— 317 -
n'y ai rien comprisdutout, écrivait Jules Lemaître à propos
de la « Conjuration d'Amboise». Je l'ai relue et je n'ai pas
compris davantage. . . On prend sa tête dans ses mains ou
bien on feuillette la brochure, on cherche les points de
repère. C'est la bouteille à l'encre. Cette histoire des
guerres de Religion, je m'y empêtrais déjà quand j'étais
au collège » (l). De là les cachettes dans un « garde-
manger », les billets anonymes, les ordres en blanc
d'internement à la Bastille, la cassette de Faustine, celle
d'Aïssé ; de là les portes qu'on enfonce, les apparitions de
personnages inattendus, d'hommes masqués, les fioles de
poison, les déguisements, les nouvelles fausses, les enva-
hissements de la scène par les soldats armés. De là aussi
ses difficultés, ses longs tâtonnements pour bâtir le scénario
de ses drames : « Nous sommes incomplets, nous autres,
écrivait-il à Flaubert. Nous sommes poètes, c'est incon-
testable, mais nous ne sommes pas charpenteurs ))(2). En
usant des moyens tragiques habituels, vers 1860, aux
faiseurs de vaudevilles, Bouilhet, comme les romantiques,
n'arrivait pas à donner l'illusion de la vie.
A l'apparition de « Madame de Montarcy », « Le Figaro »
en publia une parodie intitulée : « La deuxième pièce de
M. Louis Bouilhet : Madame de Chateaubriant » et il
ajoutait, à propos de ces procédés alors démodés :
« Doit M. Bouilhet, depuis « Madame de
Montarcy » à M. Hugo : Pour loger le frère de
Madame d'Etampes, une armoire en bois de
chêne, pas neuve, mais encore solide, prise
dans « Hernani » et ayant servi à Don Carlos. 20 fr. »
(1) « Impressions de théâtre », VII» série, p.
(2) Inédit, sans date.
- 318 -
« Une auberge munie de ses pots, brocs et
seigneurs, prise dans « Marion Delorme » 35 fr. »
« Un serment pris à « Hernani » pour servir
à « Madame de Ghateaubriant » : Gomme les
serments ont beaucoup perdu sur la place dra-
matique depuis quelque temps 0 fr. 50
« Une fiole de poison, prise au même « Her-
nani », pour « Monsieur de Ghateaubriant ». . . 3 fr. »
« Plusieurs tirades montant ensemble au
total de 2 fr. 75
Ge badinage n'a peut-être pas le mérite de l'originalité.
Il n'en reste pas moins que l'emploi répété de ces
procédés et le souci de tenir par là dans ses mains tous
les fils de l'action sont funestes à Bouilhet : il s'inquiète
trop peu de scruter les âmes. Si Madame de Montarcy,
Madame de Maintenon, Faustine, Dolorès sont nette-
ment caractérisées, la plupart des autres personnages sont
demeurés très pâles : de là ce « grand air de ressem-
blance » qu'ils ont entre eux. Angot écrit avec raison :
« Monsieur de Rouvray et Don Pèdre de Torrès sont
frères, comme Madame de Montarcy et Madame de Bris-
son sont sœurs. La parenté ne doit pas être bien éloignée
non plus entre elles et Dolorès. Gondé est un amoureux
de la famille de Fernand, et le chevalier d'Aydie, placé
dans les mêmes, circonstances, n'aurait peut-être rien à
leur envier » (1).
Ils semblent de plus s'ignorer eux-mêmes : ils sont,
comme l'Oreste antique, le jouet d'une « fatalité », qui les
mène; leur conduite n'est qu'une résultante du sort, des
(1) « Louis Bouilhet », p 137.
- 319 -
événements auxquels le poète les mêle ; presque tous
peuvent répéter ces mots de Gondé :
Je sais qu'à me nuire acharnée,
Et debout comme un spectre à chacun de mes pas,
[îne fatalité que je ne connais pas
("hange par la rigueur de sa puissance occulte
Ma joie en lâcheté, mon amour en insulte (1).
Souvent même quand ils se révèlentà nous, ces person-
nages évoqués du passé laissent transparaître une âme
très moderne, peu vraie par conséquent. Ni ces paroles de
Madame de Montarcy :
Oh ! les longs entretiens sous la verte charmille,
Oh ! les vieux marronniers au murmure si doux,
Qui secouaient des fleurs en se penchant sur nous (2),
ni celles du Marquis de Rouvray, le gentilhomme vivant
aux champs :
Et depuis soixante ans je bois à pleins poumons
Le parfum des genêts dans la brise des monts (3),
ne traduisent un sentiment habituel au x\n'^ siècle.
Bouilhet, négligeant la vérité psychologique, a prêté aux
personnages ses propres émotions.
Pour racheter ce manque d'analyse il leur donne des
passions violentes. Les poètes romantiques avaient pro-
clamé au théâtre les droits souverains de la passion, réha-
bilité la courtisane, sapé ce que Ghâteaul)riand appelle
(c la rectitude de la vie ». Au moment où l'Ecole du « Bon
Sens » rappelait avec raison les droits méconnus du devoir,
Bouilhet continue « le fléau romantique » : il préfère aux
(1) « La Conjuration d'Aiiiboise ». p. 80.
(2) « Madame de Montarcy », p. 17.
(3) Ibid., p. 19.
- 320 -
« demi-teintes les caractères tranchés, les situations vio-
lentes « (1), aux passions folles il trouve toujours une
excuse, aux fautes un facile pardon. Madame de Brisson,
dans « La Conjuration )>, ne croit-elle pas racheter sa con-
duite coupable en demandant à Gondé l'abjuration du
Protestantisme ?
Maiii, ô mon bien-ainié, pour que nos cœurs sincères
Se rejoignent demain par dessus nos misères,
Afin de mériter, loin du trouble mortel,
Dans la paix de la mort l'indulgence du Ciel,
Abandonnez pour moi les erreurs du sectaire
Et que mon âme où flotte une ombre d'adultère,
Puisse dire au Seigneur entouré des élus :
« Pardonnez-moi, mon Dieu, j'en apporte un de plus •> (2).
Seul un écrivain romantique était capable d'interpréter
ainsi le prosélytisme religieux au bénéfice de la passion.
L'exemple de V. Hugo, pareillement, lui ôta tont scru-
pule sur l'exactitude historique des événements mis en
scène : « Une pièce de théâtre, écrit-il, n'est pas absolu-
ment comme un roman ou un poème. C'est toujours un
moderne qui parle à des modernes. Tel est le goût du
public, pour qui la couleur locale est désagréable ou pour
le moins indifférente I Hugo y a tenu deux fois dans « Le
Roi s'amuse » et « Les Burgraves » ; la première pièce a
été cassée par le Gouvernement, la deuxième par le par-
terre» (3). Alors que dans « Melaenis » le poète s'est heureu-
sement doublé d'un érudit,au théâtre, au contraire, « l'un
joueà l'autre des tours pendables. Le cadre général est
quasiment authentique, les faits sont pour la plupart
(1) Lettre inédite.
(■2) P. 144.
(3) Lettre inédite.
- 321 -
inventés. On a une peine infinie pour faire le départ du
vrai et du faux. On est tiraillé en deux sens contraires,
ballotté entre des impressions totalement incohérentes. On
est incertain, on est troublé, on hésite, on ne sait plus, on
lâche pied « (1). La première pièce de Bouilhet, « Madame
de Montarcy », « servit surtout à mesurer les distances
parcourues et à faire qu'on s'aperçut que depuis bien des
années l'histoire avait abandonné le théâtre, ou le théâtre
l'histoire » (2).
Enfin, à l'exemple des Romantiques, le poète amuse
les yeux par la mise en scène et le déploiement du spec-
tacle. Il vous transporte dans un monde de brillants gen-
tilshommes, de centurions romains, de riches affranchis,
de chevaliers et de sénateurs. Non content d'un décor
nouveau à chaque acte, il divise l'acte en tableaux : « La
Conjuration » est un drame « en cinq actes et six ta-
bleaux », « Faustine » « en cinq actes et neuf tableaux ».
La correspondance adressée à Flaubert révèle qu'il ne
recule ni devant la fatigue, ni devant les dépenses, ni
devant les voyages, pour surveiller lui-même les moindres
détails de la mise en scène. Aussi les journaux exaltèrent
la somptuosité des costumes et des décors. Après la repré-
sentation de « Faustine », Gautier décrivait le spectacle
qu'il avait admiré au théâtre de la Porte-Saint-Martin :
« Le tableau du triclinium, disait-il à propos du premier
acte, est d'une exactitude parfaite et fait comprendre la
large vie antique mieux que de longues dissertations. Ce
sont bien les colonnades cannelées à demi revêtues du stuc
rouge, les grands panneaux à fond noir, où voltigent des
(1) Doumic « De Scribe à Ibsen », p. 31 et suivantes.
(■>) Ibid.
— 322 —
danseuses aériennes, les cabinets d'arcliitecture feinte,
les frises décorées de guirlandes et de petits génies, les
statues de marbre, les trépieds et les lampadaires de
bronze, les caisses de lauriers-roses aux fleurs épanouies,
les mosaïques par Sosimus de Pergame, les lits à pieds
d'ivoire tournant leurs chevets couverts de pourpre vers
des tables de citronniers, incrustées d'argent : toutes les
merveilles d'un splendide intérieur romain )^ (1).
De même après « la Conjuration » : « La pièce, écrivait
encore Gautier, est montée avec un soin tout particulier
et comme si ce n'était pas une pièce littéraire. On lui a
prodigué, quoiqu'elle soit en vers, le velours, le satin, le
brocart, les riches broderies, les belles armes... Catherine
dans son costume noir, François II, tout de satin blanc.
Guise roide dans sa cuirasse damasquinée, Marie Stuart
avec le petit chapeau faisant pointe sur le front, le vieux
Comte au pourpoint rayé de noir et d'or, ont la finesse de
portraits de Clouet » (2).
III
Plus encore que les idées et les procédés dramatiques,
le style dramatique de Bouilhet relève de V. Hugo.
Si le vers, au théâtre, sous peine de nuire à la clarté, ne
doit pas être chargé d'images poétiques, mais rester sobre
et naturel, Bouilhet n'est pas un maître de la scène, car le
lyrisme et les métaphores sont répandus à profusion dans
son œuvre. Il épie, à l'exemple de V. Hugo, toutes les
occasions de laisser libre cours à son exubérance. Voici
avec quel lyrime Condé, dans «La Conjuration », pro-
(1) Th. Gautier: « Le Moniteur Universel », 23 Février 186'4.
(2) Ibid., 5 Notembre 1866.
- 323 -
clame sa reconnaissance et son amour à la Comtesse
de Brisson, accourue pour le voir en sa prison :
nuand vous êtes venue en ce bouge enfumé,
Fraîche et douce à mon cœur, comme un souffle de Mai,
Quand vos gi-ands yeux si purs, dont j'évoquais la flamme,
Ont, du premier regard, ifluminé mon âme,
Et que j'ai senti là, sans pouvoir l'arrêter,
L'oiseau du souvenir se débattre et chanter. . .
Laissant derrière moi dans ma route nouvelle
Les obstacles d'un jour qu'on franchit d'un coup d'aile,
Plus haut que les partis et les religions.
Il me semblait fouler de calmes régions
D'où l'on n'entendait plus les clameurs de la terre ! (1)
Dans « Madame de Montarcy », le marquis de Rouvray,
le gentilhomme ami des champs, déplore la solitude de
son château, vide maintenant que sa fille a épousé le
brillant capitaine de Montarcy et l'a suivi à la cour :
Hélas ! c'est le destin, baron, dans nos familles
Vingt ans, de notre amour nous entourons nos filles,
Puis un beau mousquetaire arrive un soir d'été.
Hardi, la barbe en croc, et la lame au côté !
Alors le pauvre vieux, qui n'a plus rien sur terre,
Va s'asseoir tout songeur sous son toit solitaire.
La maison babillarde est muette aujourd'hui, '
Il presse dans ses mains son front chargé d'ennui.
Et regarde, avec pleurs, par les corridors sombres,
Les souvenirs lointains glisser comme des ombres (2)
Au lendemain de la première représentation de « Ma-
dame de Montarcy», G. Planche, dans la « Revue des
Deux-Mondes », reprochait à Bouilhet cette recherche
d'images poétiques, et reprenait le problème, plus général,
du lyrisme au théâtre : « Les plus grands maîtres du
(1) « La Gonjiiralion d'Amboise », p. 78.
(2) « Madame de Montarcy », p. 20.
— 824 —
théâtre, écrivait-il, nous ont enseigné ce que vaut la poésie
lyrique dans le monologue. Depuis Eschyle jusqu'à Sha-
kespeare, depuis Sophocle jusqu'à Schiller, nous voyons
la forme lyrique utilement employée toutes les fois qu'il
s'agit de l'expression d'un sentiment qui ne trouverait pas
à s'épancher librement en présence d'un témoin, mais
dans le dialogue, dans l'action, les grands maîtres que je
viens de nommer se gardent bien de prodiguer les images.
Ils usent de la métaphore avec sobriété. Ces principes
sont combattus, mais non pas réfutés, par V. Hugo.
M. Bouilhet, qui connaît l'antiquité, ferait bien de la
consulter plus souvent ou plutôt d'interroger le souvenir
de ses premières études. En relisant l'Œdipe-Roi et les
Choéphores, l'Electre et les Euménides, il s'étonnerait
des idylles, des élégies, des odes qu'il a prodiguées dans
« Madame de Montarcy ». Ce n'est pas à lui qu'appartient
cette méprise, je le sais: il n'a fait que suivre la voie
ouverte par M. V. Hugo, mais le guide qu'il a choisi ne le
justifie pas. Si l'auteur d'Hernani voulait recommencer
aujourd'hui ce qu'il a fait pendant treize ans, de 1830 à
1843, et donnera des odes, à des élégies un baptême histo-
rique, il s'apercevrait, avant la fin de la soirée, que l'esprit
de la jeunesse n'est plus avec lui » (1).
On attaqua même « l'anachronisme du vers » (2), dans
les comédies « Hélène PejTon » et « l'Oncle Million ». Si les
métaphores, au dire des critiques, sonnaient mal aux
oreilles de Louis XIV, de Marie Stuart et de François H,
combien moins encore les rimes convenaient aux hommes
d'affaires, aux « marchands dorés ». « De deux choses
(1) « Revue des Deux-Mondes », 1" Décembre 18â6.
(2) A. Claveau, « Revue Contemporaine », 1" Décembre 1860.
— 325 —
l'une, écrivait X. Aiibryet, ou le vers s'élève et alors il
empiète sur le lyrisme, élément réfractaire à la scène, ou
il s'abaisse et alors il rentre dans la prose. M. Bouilhet a
eu beau, avec son instrument nerveux et docile, chercher
le moyen terme entre ces deux extrêmes, il a souvent
échoué... Le plus sage serait peut-être de réserver le vers
pour la poésie lyrique, qui en est l'exacte destination.
Molière aurait à écrire ses pièces aujourd'hui qu'il les
écrirait en prose» (1). Toutefois, il ajoutait: « Je com-
prends pourtant que le vers, cette noble forme, tente
encore au théâtre les esprits généreux et je n'en connais
pas de plus digne de servir cette Muse impossible que
M. Louis Bouilhet » .
Cette constante préoccupation d'images et de méta-
phores, il est vrai, trop souvent porta le poète jusqu'à un
mauvais goût que les Précieuses elles-mêmes n'auraient
pu absoudre. Il serait facile d'en relever de nombreux
exemples :
Dieu, qui lit dans notre àme, au jour de sa justice
Epèlei'a du doigt la sainte cicatrice. . . (2)
Du service rendu balayez les empreintes. . .
Car il n'a pas au corps une once de sa chair
(,)ui n'ait son but marqué pour la flamme ou le fei" (3/.
ou à propos du Rhin :
Kt nous retrouverons, noire et fumante encor,
La place où nos talons ont souffleté son bord (4).
(1) « L'Artiste », 14 Novembre 1858.
(2) « Madame de Monta rcy », p. 91.
(3) « La (lonjiiraMon d'Amlioise », p. 93.
(4) « Madame do Monlarcy », \). 1U4.
— 326 -
A ces fautes de goût s'ajoutent de fréquentes faiblesses
de style. Dans « Hélène Peyron », par exemple, les termes
impropres voisinent avec des épithètes parasites, réédi-
tées du vocabulaire des « bavochures romantiques » (1).
Quand Hélène, entourant de rêveries fraîches et riantes
le souvenir de son fiancé, déclare :
Oh ! c'est lui l'idéal et c'est lui le vainqueur !
Le héros qui passait dans mes rêves étranges,
Froid comme les démons et beau comme les anges
Un exilé superbe, un de ceux-là, Seigneur.
Que l'on ramène au Ciel à force de bonheur (2) ,
ni rénumération de termes inattendus pour désigner la
même personne : « idéal », « vainqueur », « héros »,
« exilé superbe » ; ni les mots appelés par la rime :
« vainqueur » par « cœur », « étranges » par « anges »,
« Seigneur » par « bonheur » ; ni l'antithèse banale des
« démons » et des « anges » ne sont excusables chez un
artiste soucieux de l'originalité et de la perfection de la
forme. De même, quand elle se décide à entrer au couvent,
elle décrit minutieusement le monastère où le « couloir
sombre » s'éclaire à la lampe qui « étincelle », où « le vent
d'automne » s'harmonise avec « la cloche monotone » et
«les espoirs sans bornes » avec «les sérénités mornes».
Jouvin, l'irréductible ennemi du poète, avait quelques
raisons pour écrire à propos de ces vers : « Il est inutile de
rechercher la paternité d'Hélène Peyron : le talent de
M. Louis Bouilhet est fils d'un vers de Hugo, qui a mal
tourné » (3).
(1) Xavier Aubr^yet, « L'Artiste », 14 Novembre 1858.
(2) « Hélène Peyron ». p. 135.
(3) « Le Figaro », 25 Novembre 1858.
— 327 -
Malgré des exemples nombreux de mauvais goût ou de
métaphores incohérentes, beaucoup d'alexandrins isolés
et de tirades entières ont de la grandeur et de la force.
C'est à ces vers que songeait Flaubert, lorsqu'il louait
dans les drames de son ami « l'hexamètre mâle » et « les
élans cornéliens pareils à de grands coups d'aile » (1).
Tantôt ils sonnent haut et clair comme un cliquetis
d'épées, quand par exemple le roi Louis XIV s'adresse
aux ambassadeurs étrangers :
Eli ! bien, mon peuple est prêt pour les derniers efforts,
Plus de trêve aujourd'hui ! . . . nous nous sentons le corps
Assez ferme et dispos, malgré l'âge où nous sommes,
Pour monter à cheval avec nos gentilshommes.
Et dresser, comme un mur impénétrable aux coups,
Nos quarante ans de gloii'c entre la France et vous !. . .
Vous entendrez rugir une de ces batailles
Où les peuples entiers se mordent aux entrailles.
Un combat formidable, aux cris désespéi'és,
Dont parleront longtemps les hommes effarés,
Car nous saurons du moins, si notre France expire.
Lui creuser un tombeau plus lai'ge qu'un empire ! (2).
Tantôt les vers tombent lourds d'une tristesse nuancée
de fierté, comme dans la scène charmante entre le jeune
roi François II et Marie Stuart, les deux jeunes époux
opprimés par la Reine-Mère et les Guises, apeurés des
complots qu'on trame autour d'eux et voués à une mort
prochaine. François II analyse mélancoliquement son
impuissance :
Je suis un souffreteux, un malade, un enfant :
Lamentable héritier des héros séculaires
.le n'en ai pas la force et j'en ai les colères
Et quand dans mon sommeil l'un d'eux vient m'avertir.
Je sens là comme un l'oi qui ne peut pas sortir. , . (3)
(1) Préface des « Dernières Chansons », p. riUB.
(2) « Madame de Montarcy », p. 104.
(:^) « La Conjuration d'Amboise », p. 1)9.
- 328 -
Et la jeune reine, amie des lettres et des arts, lui répond :
S'il nous fallait quitter ce palais pour l'exil.
Ce que j implorei-ais, comme un dernier honneur.
Ce serait pour nous deux, au gai pays de France,
Un petit coin tranquille, un château n'importe où,
Caché dans la Touraine ou bien dans le Poitou,
Sous des arbres touffus, d'où les oiseaux en fêtes
Donneraient, en passant, la réplique aux poètes,
Et dont nul ne pourrait franchir les verts arceaux
Qu'à la condition d'être haï des sots !
Je suis de France, moi ! (i)
IV
Cette tentative de ressusciter le style lyrique et les pro-
cédés dramatiques du Romantisme étonna quelques-uns,
mais fut applaudie par la plupart. S'il est exagéré d'attri-
buer une importance capitale à la soirée du 6 Novembre
1856, où pour la première fois fut acclamée « Madame de
Montarcy », les annales du théâtre lui doivent cependant
une mention spéciale : « Ce fut, écrit C. Mendès, comme
un son de cloches, éveilleur de brutes et d'ivrognes. On
s'étonna, on s'éprit, on s'enthousiasma pour cette «Madame
de Montarcy », qui rallumait les soirs illustres du Roman-
tisme. Un instant les poètes purent croire que c'en étaitfait
de l'opérette et du vaudeville, et de l'école du « Bon Sens »,
qu'ils allaient reconquérir la foule» (2). Quelques jours
après la première représentation, G. Planche, dans la
Revue des Deux-Mondes, expliquait de la même façon
l'enthousiasme du parterre : « La trivialité des compo-
sitions, écrivait-il, qui occupent la plupart de nos théâtres,
a depuis longtemps lassé sa patience. En écoutant de
(2) « La Conjuration clAnihoise », p. 101.
(3) G. Mendès : « Rapport... sur le mouvement poétique «, p. 1U7
- 329 -
beaux vers signés d'un nom nouveau, il a ressenti une
émotion joyeuse et n'a pas hésité à battre des mains. Ses
applaudissements étaient une protestation contre, la vul-
garité des inventions qu'on nous donne pour des prodiges
d'habileté » (l). La critique littéraire se mit au diapason
de l'enthousiasme général : ses représentants les plus
autorisés, Théophile Gautier, Paul de Saint-Victor,
G. Planche, appartenaient d'ailleurs à la génération
de 1830 ou s'y rattachaient: ils étaient heureux d'applaudir
des tirades sonores rappelant celles du maître, qui avait
enthousiasmé leur jeunesse,V. Hugo. Si, déplus, «Dolorès»
et « Mademoiselle Aïssé » eurent peu de retentissement, les
soixante-dix-huit représentations de « Madame de Mon-
tarcy », les cent-cinq de « La Conjuration d'Amboise »,
celles non moins triomphales de « Faustine » témoignent
d'un succès incontestable : à partir de 1856, Bouilhet,
quoique différent d'eux par son esthétique, se trouve au
premier rang des auteurs dramatiques à la mode.
Il en était digne par ses efforts de perfection littéraire :
le drame romantique finissait honorablement et le poète
méritait ces lignes écrites par Gautier au lendemain de sa
mort : « L'Ecole dramatique, si décimée par la mort, perd
en lui un de ses derniers et plus courageux champions. Il
portait haut et en preux chevalier la vieille bannière
déchirée dans tant de combats. On peut l'y rouler comme
dans un linceul. La valeureuse bande d'Hernani a vécu.
Désormais le théâtre appartient aux habiletés secon-
daires, aux photographies du réalisme, aux sophismes
des systèmes : la poésie en est chassée » (2).
(1) G. Planche. « Revue des Deux-Mondes w, !«'■ Décembre )85H.
(2) « Journal Olliciel », lundi 29 Juillet 1860.
— 330 —
Elle n'en était pas chassée à jamais, mais elle devra
attendre de longues années, avant d'y reparaître triom-
phante, avant que les vers de F. Coppée, d'Henri de
Bornier, de Richepin, de Rostand renouent sur nos scènes
la tradition des envolées lyriques, créée par V. Hugo et
noblement continuée par L. Bouilhet.
CHAPITRE XVII
L'Homme
I. — Le Portrait physique
11. — Le Tempérament moral
IIL — Les Idées philosophiques
L'œuvre et la vie de Bouilhet nous sont maintenant
connues ; mais bien qu'il ait plusieurs fois chanté en ses
vers ses souffrances morales, il reste difficile de tirer,
d'après ses ouvrages, des conclusions certaines sur sa
psychologie : étudiée à l'aide des seuls poèmes lyriques,
sa vie intérieure nous est à moitié fermée. Seules la cor-
respondance et les notes inédites nous permettent de
forcer l'homme dans ses retraites, d'y faire pénétrer la
lumière et de mieux connaître son âme.
Et ce n'est point là curiosité vaine : cette analyse
éclaire d'un exemple nouveau la mentalité des écrivains
qui, vers 1860, aimèrent l'Art pour l'Art : « L'âme de
l'homme, a écrit Bouilhet, ne se sépare guère du milieu
où le hasard l'a jetée; comme les reptiles changeants, elle
prend sans le savoir la couleur de ce qui l'entoure » (1).
Celte remarque précisément s'applique à lui : comme
beaucoup de poètes et de prosateurs de sa génération, il a
(1) Inédit.
— 332 -
sacrifié à l'Art, à la beauté littéraire, ses forces physiques
et son équilibre moral.
I
Plusieurs photographies, un portrait reproduit au
frontispice de ses « Œuvres » (1), un médaillon signé de
Carrier-Belleuse (2), deux bustes érigés l'un à Rouen,
l'autre à Gany (3), nous permettent de deviner d'abord
l'homme extérieur qu'il fut.
Jeune, il était, affirme Flaubert, « un svelte garçon
d'une beauté Apollonienne » (4). A 45 ans, il n'a rien
perdu de cette force physique et nous apparaît un robuste
Normand de haute taille, au cou d'athlète, aux épaules
larges. Les cheveux sont rares et laissent à découvert et
presque chauve le haut de la tête; par contre, ils tombent
en arrière abondants et longs. Quelques rides strient le
front; les sourcils sont peu accentués au-dessus d'yeux
vifs, scrutateurs, dont le lorgnon n'atténue pas l'éclat. Les
traits du visage carré semblent réguliers : la moustache
épaisse et tombante, accompagnée d'une mince barbiche,
accuse une expression de force dans une physionomie à
la fois hautaine, dominatrice, impénétrable.
Quand le poète converse avec des amis, sa figure
s'anime : il a alors un « étranse et charmant sourire» car.
(1) Kdilion Le m erre.
(?) Il existe trois exemplaires de ce médaillon. L'un appai'tient au
docteur René Dumesnil, de Paris, un autre à la Bibliothèque Munici-
pale de Rouen, un troisième m'a été offert par M. Leparfait. La
Bibliotlièque de Rouen possède également un pastel et un portrait au
f rayon, de Bouilliet, non signés.
(3) Le buste de Rouen, œuvre de Guillaume, fut inauguré le
24 Août 1882 ; celui de Gany, par Devaux, fut élevé le 27 Mai 1883.
(4) Préface des « Dernières Chansons », p. 284.
— 333 —
— et c'est là « le signe particulier, tlistinctif, caractéris-
tique de sa figure », — il sourit « plus encore du regard
que des lèvres » (l).Sa conversation est celle d'un causeur
distingué, tour à tour aimable, un peu solennel peut-être,
spirituel et caustique. Rien dans cette attitude de vain-
queur ou ce sourire intelligent ne trahit les âpres souf-
frances résolument acceptées comme rançon de la gloire
littéraire.
II
Son adolescence triste, réservée, qu'il avait bercée de
douleurs imaginaires, puis sa vocation poétique, contrariée
par les études positives de la médecine et un labeur inces-
sant dans l'enseignement, l'avaient en quelque sorte pré-
disposé à souffrir plus que d'autres. S'il parut, vers 1848,
quand s'éveillèrent en lui la foi dans l'Art 'et l'amour du
beau, s'avancer vers la gloire avec enthousiasme, il dut
bientôt constater, devant les difficultés rencontrées dans
l'élaboration des « Fossiles » et de (^ Madame de Montarcy »,
que les moyens d'art dont il disposait étaient limités. Sou-
tenu par son orgueil et sans cesse fouaillé par Flaubert, il
continua malgré les insuccès, les attaques de la critique et
les objurgations de sa famille, à écrire des vers et voulut
rester un « pur lettré », dédaigneux et hautain (2); il se
condamna aux travaux forcés de la poésie.
Sans cesse, de 1850 à 1869, il « pleure » de « rage », de
« désespoir », d' « impuissance », devant la beauté litté-
(1) G. de Maupassant, « Le Gaulois », dimanche 21 Août 1882.
(2) Cf. « Baiser de Muse » (Œuvres, p. 339).
.le l'ai gardé ce bon baiser de Muse I
Comme une perle il rayonne à mon front,
Et désormais, qu'on me tlatte ou m'accusa.
Sans l'effacer les soucis passeront.
- 334 —
raire entrevue et si difïicilement réalisable. « Si tu te
plains, écrit-il à Flaubert, si tu as peur, si tu te crois usé,
que dirai-je, moi? J'en arrive au dernier degré du déses-
poir et du découragement » (1). Tous les horizons se
ferment et rétrécissent autour de lui, «comme les murailles
de feu de l'Inquisition ». « Je m'en vais à la dérive, dit-il
ailleurs. Super me flumina transierunt... J'ai beau me
faire de temps à autre des illusions momentanées et me
raccrocher à tout espoir qui passe, je sens que je m'en-
fonce impitoyablement » (2). Alors qu'il aurait pu vivre
heureux comme beaucoup d'autres, il s'estime poursuivi
par le « Destin », qui lui a ménagé dans la carrière litté-
raire « un système de renfoncements » : « Je ne peux te
dire mes craintes, mande-t-il à Flaubert, mon décourage-
ment général et la profonde tristesse qui m'envahit de
jour en jour : je me sens sous le poids d'une fatalité et
d'une déveine implacables » (3). Et ailleurs-: « Si notre
correspondance tombe jamais entre les mains d'un étran-
ger, il y verra un assez sinistre échange de douleurs et de
désespoirs. Quand l'un cesse, une heure, de gémir, l'autre
hurle, et c'est comme cela depuis 20 ans ; ce qui ne prouve
pas un fond commun de gaité folle. Nous ne sommes pas
gais, en effet, mais il ne fallait pas prendre ce métier
fatal, le plus horrible que je connaisse. Quant à changer
maintenant nos habitudes et notre vie, il n'y faut plus
penser : il faut aller, comme tu le dis fort bien, jusqu'à ce
que mort s'ensuive » (4).
De telles crises de découragement lui sont habituelles ;
(1)
Inédit.
(2)
Ibid.
(3)
Ibid.
(4)
Ibid.
— 335 -
il s'apparente par là aux écrivains de l'Ecole de l'Art pour
l'Art, à Gautier, à Flaubert, à Leconte de Lisle, à Baude-
laire. Tous ont cherché des sensations rares, exotiques
surtout, et âprement travaillé pour cacher leurs émotions
personnelles, sous une forme littéraire parfaite, ou orner
les reconstitutions du passé, sansjamais satisfaire leur désir
de précision, de force, de relief. Leur équilibre moral ne put
résistera cette lutte sans trêve : « A ce métier, écrit très
justement M. Gassagne, la sensibilité toujours tendue,
toujours impressionnée et concentrée, acquiert une finesse,
une exquisité extraordinaire, une rare mais douloureuse
hyperesthésie. C'est une alternative continuelle d'excita-
tion et de dépression; des émotions énervantes, dont l'in-
tensité ne peut être maintenue, font place à des périodes
de marasme et d'accablement... Inutile de dire que les
périodes de dépression sont les plus longues, de beau-
coup » (1). Les écrivains de cette génération littéraire
furent vraiment, comme les de Goncourt, les a martyrs
du livre », et Bouilhet plus qu'eux.
Il est, de plus, exaspéré par la « bêtise », qu'avec une
suffisance un peu ridicule il s'imagine découvrir partout,
même là où elle n'est pas : « On sondera la mer, écrit-il,
on comptera les étoiles, qui pourra mesurer la bêtise
humaine? Qui dira ce qu'une seule tête peut contenir
d'ineptie ? Spectacle formidable, la sottise a submergé le
monde, c'est le grand déluge permanent. A peine voit-on,
çà et là, quelques idées vraies, quelques maximes solides,
perçant contme des roches noires et arides encore, l'im-
(1) « La Théorie de l'Art pour l'Art », p. 343.
23
- 336 —
mense nappe de la stupidité universelle » (1). Et ailleurs :
Au dos d'un océan sans bornes,
Battu des vents, rongé des flots,
Le plus funèbre des îlots
Hérisse ses falaises mornes. . .
Gens qui voguez à l'horizon,
Ce pauvre îlot, c'est la Raison ;
Cet océan, c'est la Bêtise (2).
Cette stupidité, il lui plaît de l'apercevoir dans les
contre-façons de l'Art et de la politesse, dans les « idées
reçues », « les principes », les « bases de la société ». Il
se propose d'écrire sur ce sujet une Comédie : « Voici ce
que je voudrais faire, mande-t-il à Flaubert : montrer qu'à
l'aide de deux ou ti-ois principes, c'est-à-dire de deux ou
trois mots de convention, tout marche comme sur des
roulettes dans le meilleur des mondes possibles : probité,
religion, honneur, les bases enfin. Personne n'y croit au
fond : tout le monde se trompe réciproquement, et l'on
finit par se tromper soi-même jusqu'à l'attendrissement
réel ; deux voleurs se donnent la poignée de mains en
criant : probité ! . . . Ce mensonge éternel à la surface, et
qui se retrouve partout, s'accentue plus fort à Paris, parce
qu'il s'étend sur les moindres détails de la vie extérieure
des gens qui n'ont pas le sou, et qu'on voit toujours flam-
bants de toilette, assis dans les forts restaurants : le
besoin de paraître, quand même, avec les gênes affreuses
qui en sont la conséquence ! Je voudrais montrer tout
cela arrivant finalement à une harmonie, à l'ordre : où
tout le monde ment, personne ne trompe. Mais en même
temps, je ferais voir quelques-uns des acteurs, subalternes
par la santé ou par la fortune, écrasés froidement dans ces
(1) Note inédite.
(2) « L'Ilot », Œuvres, p. lOL
- 337 -
rouages méthodiques et sacrifiés sans éclat à la sympho-
nie générale.. . Je ferais passer au milieu de l'action le
Capitaine (d'Arpentigny), toujours raide dans son col,
avec ses cheveux verts, et son habit bleu à boutons d'or,
l'homme qui a le plus d'esprit de Paris, parasite partout,
dans tous les camps, sautant d'un faubourg à l'autre avec
des langages différents, sans crotter ses bottines vernies,
et je le montrerais fatalement attaché à la vie de Paris,
quand il pourrait vivre plus à Taise avec sa retraite dans
une ville de province. Le Capitaine serait le martyr volon-
taire de la société parisienne. J'aurais son intérieur à
peindre, au retour des grandes soirées, (j'élargirais sa
sphère d'action), sa petite chambre, avec la Croix d hon-
neur cachant un trou du papier, le long de son mur, et
les deux tisons qui fument bouta bout. Il serait souple,
pliant, prêt à tout, ferait à la sueur de son front, pour
assurer à sa vie des relais culinaires, réussir les projets
de ses protecteurs, ou plutôt des gens posés chez qui il va,
car il ne demande rien que le bonheur d'être mêlé au
monde élégant. . . » (1).
De « bêtise » incorrigible, Bouilhet accuse surtout les
bourgeois : « Voilà, écrit-il à propos du docteur D. . ., un
mortel parfaitement heureux. Il a la sécurité des Olym-
piens ; il se pose en homme de science, en publiciste, en
praticien fatigué. . . Il est décoré d'une demi-douzaine de
croix ! Il est énorme. » Un autre lui apparaît, par sa stu-
pidité, « un des êtres les plus comiques que l'on puisse
rencontrer dans ce siècle «.Au « bonheur trop facile» de ce
monde, «superbe d'aplomb, de contentement personnel et
de bêtise », il préfère la lutte douloureuse pour l'Art, dans
(1) Lettre inédite. Sans date.
- 338 -
la solitude et le silence qu'il a su faire autour de lui à
Mantes ; il en vient à écrire cette boutade, qu'on croirait
d'un malade : « La société de mes semblables m'exas-
père, je ne trouve rien de plus bête que l'homme, et tout
mon cœur descend ou monte plutôt vers les animaux et
les plantes : j'ai des admirations imbéciles pour la sagesse
des bœufs et la sérénité des légumes » (1).
Ajoutons, pour expliquer chez lui l'excès de la misan-
thropie et du découragement, que Bouilhet, comme les
écrivains de sa génération littéraire, étudiés par M. Gas-
sagne, est porté par l'habitude, plus encore que par un
penchant naturel, vers le paroxysme. En tout il recherche
l'outrance, 1' « énorme », qu'il écrit quelquefois « hé-
norme », ou « héneaurme », à l'exemple de Flaubert.
Dans les crises de désespoir surtout il est incapable de
mesure. Peu soucieux de la grossièreté des termes em-
ployés, il vocifère, comme un forcené, sans qu'il y ait
proportion entre ses colères et leur cause initiale, contre
son « métier » et « l'affreuse décadence du goût public »,
contre la tyrannie des exigences familiales, contre l'Eglise
Catholique et le « parti-prêtre », contre les écrivains.
Feuillet et Veuillot, surtout contre les directeurs de
théâtre. Il écrit, à propos du directeur de l'Odéon : « Je
n'ai jamais tant désiré la vie sauvage. Avec quel bonheur
je me ruerais sur La Rounat I II n'en resterait plus ! Je
n'ai jamais rencontré une plus plate et plus odieuse per-
sonnalité que ce triste bougre : il a des sottises qui mon-
tent, par corruption, à la hauteur des vices ! L'intensité de
sa bêtise le rend presque digne d'allumer des colères
(1) Inédit.
- 339 —
viriles : c'est du laitage empoisonné, c'est un mouton qui
a la rage ; bref, il m'obsède et me gêne » {!).
Par ce seul exemple de violence voulue, auquel nous
pourrions en ajouter d'autres d'un tour moins acadé-
mique, on peut juger combien le penchant à 1' « énorme »
aggrava le pessimisme de notre auteur.
Sa santé physique ne résista pas à ces crises de décou-
ragement, au labeur opiniâtre des vingt dernières années.
Là encore Bouilhet n'ofï're pas un cas isolé ; il se rat-
tache aux écrivains de sa génération, chez qui l'état phy-
sique reflète Tétat moral. « Les Goncourt, écrit M. Gas-
sagne, souffrent l'un du cœur et de la tête, l'autre de
l'estomac... Flaubert est épileptique, Gautier a, d'après
lesGoncourl, la mine, le geste et les attitudes d'un hallu-
ciné. Le poète romantique était phtisique, s'en allait
mollement de langueur et de consomption, l'artiste néo-
romantique est un névrosé que la surexcitation et la
tension continue détraquent » (2). Bouilhet appartient à
cette famille de névrosés.
Tantôt un échec, une contradiction, le jettent dans une
douloureuse prostration physique : « Je suis resté couché
sur mon tapis toute la journée comme une brute, écrit-il
après le refus de « Madame de Montarcy » à l'Odéon...
J'ai une peur fantastique de la nuit qui va venir : je suis
seul ici comme un mort » (3). « J'éprouve comme toi,
avoue-t-il à Flaubert, de jolies prostrations physiques et
(J) Lettre inédite-. . ■ - .
(2) A. Cassagne, op. cit., p. 34.j.
(o) Lellrc inédite.
— 340 —
morales : toute la semaine dernière a été comme cela... Il
est certain que je me suis guéri le mieux possible, mais je
n'étais pas sans inquiétude pour ma cervelle : les hallu-
cinations étaient de toute sorte » (1). « Ira, furor brevisi
Si la colère est une folie courte, la littérature est une folie
lente. Etes-vous arrêté, vous devenez lugubre. Marchez-
vous un peu, la tête déménage. J'en suis là, mon cher
Monsieur, je ne dors, je ne mange plus : je suis dans une
effrayante exaltation »'(2). Dans l'insuccès, comme dans
l'enthousiasme du travail fécond, il gémit d'être malade
« au physique et au moral » : il est bien « l'artiste néo-
romantique, )) dont parle M. Gassagne, « le névrosé que la
surexcitation et la tension continue détraquent ». Flaubert
l'avoua avec franchise, lorsque, proposant en exemple aux
écrivains futurs son amitié littéraire avec le poète, il
ajoutait : « Celui dont les nerfs sont robustes soutiendra
le compagnon qui se décourage » (3).
Qa'on ne s'étonne pas, dès lors, si des conditions spé-
ciales de température lui sont nécessaires, pour qu'il
puisse écrire. « Le froid et la pluie » lui « paralysent le
cerveau »,« le temps blanc, froid et triste, » l'empêche de
travailler. « Je ne puis rien faire sans soleil, avoue-t-il ;
je suis gelé dans le fond de l'âme » (4). Au printemps, par
contre, il se dit « enivré » du « beau temps ». « Je bois le
soleil à petits coups, écrit-il, comme du fil-en-six ! Tu vas
te moquer de ton ami, mais c'est comme ça ! » (5). De
même qu'on ne s'étonne pas si à cette consolation il ajoute
(1) Lettre inédite.
(2) Lettre inédite.
(:3| Œuvres de L. B., Préface des « Dernières Chansons », p. 304.
(4) Lettre inédite.
(5) Lettre inédite.
- 341 —
celles que lui apportent l'amour sensuel, le bien-être dans
un intérieur bourgeois, le séjour à la campagne (1) ; s'il
éprouve à manger une joie parfaite ; s'il n'est pas un pré-
curseur de l'antialcoolisme. Sa sensualité, sans doute,
trouvait là un anesthésique, un stupéfiant efficaces contre
les crises de découragement, mais cette excitation factice
fatigua peu à peu son organisme, pourtant très résistant ;
elle n'est peut-être pas étrangère à sa mort prématurée.
Qu'il roulât en son esprit de sombres pensées, qu'il
connût des heures d'accalmie ou d'enthousiasme litté-
raire, cet homme d'un caractère violent apparut dans les
relations sociales doux, timide même, toujours serviable ;
son aménité fut louée sans réserve par ses nombreux amis.
On aimait surtout sa loyauté et sa franchise. Il semblait
qu'il eût gai'dé comme devise de son commerce social cette
phrase, écrite par lui vers 1845 : « Dans la vie de chaque
jour il peut m'arriver de pallier par mon silence le ridi-
cule d'un ami, de caresser quelquefois une faiblesse de
caractère, car blesser est pour moi la pire des choses, et
de cette réserve me sont venus bien des embarras que, du
reste, je n'ai jamais maudits. Oui, mais écrire une flatte-
rie, mais formuler un mensonge avec calme et de propos
délibéré... Jamais ! jamais I » (2j. Au lendemain de sa
mort, un de ses intimes écrivait : « Je n'ai jamais connu
d'homme plus foncièrement honnête, plus loyal, plus
(1) 11 reproche à FlauJ)ert d'aimer de moins en moins la nature :
« J'avoue avec liumilité, lui écrit-il, que je ne partage pas ta haine
pour la campagne, et mon voyage là- bas m'a réjoui les yeux : sérieuse-
ment je vois avec peine que tu n'aimes plus du tout la campagne ».
(Inédit, sans date).
(2) Inédit. Impressions philosophiques.
— 342 -
délicat, plus esclave de son devoir, plus dévoué à ses amis,
plus exempt de toute jalousie mesquine. Je ne l'ai jamais
entendu mal parler d'un seul des hommes dont le succès
aurait pu lui porter ombrage, rii chercher à rabaisser leur
talent; je l'ai vu, au contraire, souvent heureux des vic-
toires remportées par autrui, surtout par ses amis, chose
plus rare qu'on ne croit chez les artistes » (1). Il n'est pas
étonnant que Bouilhet ait conservé, sa vie durant, les
mêmes amis fidèles : Flaubert, Gautier, Leconte de Lisle,
les de Goncourt, Corot, Delattre, Clogenson (2), Mulot.
De plus, il fut modeste. Alors que tant d'écrivains
demandaient aux journaux, aux revues, des moyens de
célébrité, il dédaigna le charlatanisme et la réclame
nécessaire pour assurer un rapide succès. A l'exemple de
Flaubert, sauf dans le sonnet liminaire de « Festons et
Astragales » (3), d'un ton un peu prétentieux, il n'a pas
écrit de profession de foi littéraire. Il apparaissait rare-
ment dans le salon de la Princesse Mathilde, oîi se ren-
contraient toutes les élégances artistiques et littéraires.
Aux banquets Magny il occupait timidement sa place, la
moindre possible, près de Sainte-Beuve, de Théophile
Gautier, de Renan, de Taine et des Goncourt. Jamais il
ne put acquérir « le sens de Paris » (4) : il reproche même
(1) Edmond Viilelard. « Journal des Débats », mercredi 28 Juillet
1869. L'auteur ignorait les boutades du poète sur Ponsard.
(2) Cf. « A Monsieur Clogenson », (Œuvres, p. 97). Bouilbet écri-
vait de lui : « Il me semble avoir vécu dans ses existences antérieures
au sein de ce peuple de folets qui ne tenaient point en place, dont j'ai
lu la description je ne sais où. Moralement et physiquement, il me
fait l'effet d'un beau vieillard en baudruche, condamné par sa nature
à une éternelle oscillation ». (Inédit).
(3) « Gandaule ». Œuvres, p. 5.
('t) G. Flaubert, Œuvres de L. B., Préface des «Dernières Chansons »,
p. 287.
- 343 -
à Flaubert d'aimer trop Paris. « Plus tu vas, plus tu
aimes le monde, lui écrit-il; moi, je fais une évolution
contraire. Sans l'avoir beaucoup aimé, je l'ai presque en
horreur maintenant. Tu es préoccupé de Paris, moi guère.
On s'y retrouve toujours, mais ce n'est pas au bord de
l'asphalte que nous aurons nos grandes journées d'autre-
fois » (1). Aux prestiges de la « Capitale universelle », du
« foyer intellectuel », il préférait les longues rêveries d'un
tranquille séjour en province, près de ses livres et de ses
bibelots.
Là, au milieu de ses familiers, il se révèle volontiers
badin et s'applique aux calembours : il prend plaisir à
envoyer à Flaubert des jeux de mots (2), inventés ou
entendus. Il écrit, aux heures de loisir, des pièces très
courtes, des « joyeusetés », dont « quelques échantillons »
ont été produits à la page finale des « Dernières Chan-
sons » (3). Il s'amuse, à l'occasion, de gauloiseries, de
plaisanteries de haute graisse : il en demande à son ami
et lui fait un grief de lui écrire des lettres « sans le
moindre mot indécent », qu'il pourrait « donner dans le
monde comme autographes ». Il aime surtout à noter les
expressions vides de sens, les clichés employés sans cesse
dans la conversation bourgeoise, et dont il envoie de
longues listes au futur auteur de « Bouvard et Pécuchet »,
espérant peut-être que celui-ci trouverait là quelques
(1) Lettre inédite, 1865.
(2) Exemples : « Dis-moi. mais qui que c'est que c't'homme là?
C'est pas un homme, c'est un monarque. — Pourquoi ? — Parce qu'il
a des favoris ». — Et à propos d'un auteur dramatique : « Dis-moi,
mais qui que c'est que c't'homme là ? C'est pas un homme, c'est un
tabellion. — Pourquoi ? — Parce qu'il dresse des actes ! *. (Inédit).
(3) Œuvres, p. 419. L& Bibliothèque de Rouen en possède un recueil
avec illustrations de P. Avril.
— 344 —
perles à ajouter à son sottisier, quelques raisons de plus
de se gausser de la bêtise humaine.
III
Il lui plaît de découvrir cette « bêtise » même en ma-
tière philosophique. Pour lui, depuis le moment où il
écrivit les « Fossiles », il se dénie, dans les problèmes
sur l'origine du monde, la nature de l'âme ou l'existence
d'une autre vie, le droit de « conclure » : « Le génie
cherche, écrit-il, et la sottise conclut » (1), et ailleurs, à
propos de l'évolution qu'il constate dans la nature : « Pour-
quoi ces transitions lentes et ces ascensions inaperçues?
Quelle est la raison de ce voyage, qui va de l'impassibilité
de la matière à la sérénité de l'esprit? C'est la grande
question, le problème éternellement à résoudre. L'imbé-
cile conclut, le sage attend » (2).
Il ne s'inquiète pas de religion. A l'exemple de
Leconte de Lisle, il croit savoir avec certitude que l'heure
est proche, où le Christianisme croulera comme les cultes
de l'antiquité. Il ne s'en attriste pas : sa sympathie va
plutôt vers les religions disparues, vers les « grands
Olympiens », « si misérables » (3). La beauté morale, la
poésie du Christianisme lui échappent : le sens religieux
lui est si étranger qu'il ne le comprend pas chez autrui ; il
lui semble que l'homme qui a abandonné le « Credo » de
son adolescence est délivré.
Bien plus, en présence de ces problèmes, il se révèle
incapable de sérénité et se laisse dominer par un senti-
(1) Note inédite.
(2) Note inédite.
(3) « L'Abbaye », Œuvres, p.
- 345 -
ment de haine très banale pour tout ce qui se rattache au
Catholicisme : de là son « acharnement à rugir contre le
parti prêtre », au point qu'il en vient à des « exaspérations
comiques» (lj;de laces vers dignes de M. Homais lyrique:
Rentrez en foule sous ces dalles
Pour ne plus jamais revenir,
Spectres de moines à sandales,
Dont ne veut plus notre avenir !
Assez de nuit et de mensonge !
Assez de peuples à genoux !
Deux mille ans... C'est trop pour un songe !
Réveillons-nous, réveillons-nous (2).
De là, dans plusieurs lettres, adressées à Flaubert, des
pastiches irrespectueux du « style ecclésiastique ». A
propos d'un « baril de caviar », envoyé par le romancier
au poète et non arrivé à destination, « Monseigneur, évèque
de Mantes », écrit à son « grand vicaire » : « Le mal ne
peut venir que de l'administration des chemins de fer,
cette invention pernicieuse, que nous bénissons, il est
vrai, dans des inaugurations solennelles, mais qui n'.en a
pas moins un cachet tout infernal, et qui nous représente
évidemment la bête ignée et vomissante de l'Apocalypse.
Oui, mon cher Monsieur le grand vicaire, vous l'avez écrit
avec justesse : c'est un fort chapitre à ajouter au volume
de nos tribulations. Nous offrons à Dieu cette nouvelle
déception, nous acceptons cette contrariété avec l'humilité
chrétienne la plus complète, bien qu'il nous eût été agréable
d'avoir ce comestible maigre pendant le saint temps du
Carême, au milieu de nos austérités coutumières » (3).
(1) Lettre inédite, (-es manifestations aulicatholiques apparaissent
dans la correspondance surtout de 1860 à 1865.
(2) « L'Abbaye », Œuvres, p. X37.
(3) Lettre inédite, sans date.
— 346 —
A ses yeux une seule divinité reste debout : « la
Nature )>,la « mère universelle », qui offre aux hommes sa
« beauté » pour « Evangile ». Qu'ils écoutent donc ses
leçons de vie joyeuse ! L'heure présente seule importe et il
faut en jouir, puisque « Kronos » ruine « toutes les choses
d'ici-bas » et proclame le néant de nos aspirations vers
l'au-delà (1).
Toutefois cette irréligion simpliste ne paraît pas avoir
permis au poète un calme repos sur « le mol oreiller » du
scepticisme. Par moments, semble-t-il, la crainte d'un
anéantissement total après la mort provoque en lui un
instinctif sursaut : un vague désir de durée éternelle
monte du fond de son être. A la page du cahier où, d'une
main déjà défaillante, que la mort bientôt allait immobi-
liser, le poète écrivit les dernières strophes de la pièce
intitulée « Abrutissement », je trouve, déposée là par un
ami pieux, Flaubert ou P. Leparfait, une coupure de
journal reproduisant les vers des « Fossiles » :
Toute forme s'en va, rien ne périt, les choses
Sont comme un sable mou sous le reflet des causes...
Tout monte ainsi, tout marche au but mystérieux,
Et ce néant d'un jour, qui s'étale à nos yeux,
N'est que la chrysalide aux invisibles trames
D'où sortiront demain les ailes et les àrpes (2).
Ces vers, recueillis avec un sentinent d'affection recon-
naissante, ne sont pas de la littérature, mais l'expression
d'une espérance sincère : ils semblent répondre aux dou-
loureuses inquiétudes du poète préoccupé, à certaines
heures, d'infini et d'immortalité.
(1) « Kronos », Œuvres, p. 378.
(2) Œuvres, p. 129.
CONCLUSION
Bouilhet fut un vrai poète.
Du poète il eut le don de l'émotion facile et sincère et
cette faculté émotive fut chez lui assez vive pour vibrer
aux passions profondes, assez nuancée pour traduire les
sentiments fugitifs, qui ne font qu'effleurer l'âme. Son
lyrisme traduit de fines impressions de joie et de mélan-
colie, aussi bien que l'enthousiasme des amours triom-
phantes et les rancunes des amours trompées.
Il joint à cela une qualité assez rare chez les servants
de la Muse : l'Esprit. Sa fantaisie, faite de grâce et de
légèreté, rappelle les maîtres badins du xviii^ siècle.
Ce lyrique, ce fantaisiste, converti, au moins apparem-
ment, à l'impassibilité parnassienne, eut l'imagination
assez puissante pour faire revivre, en des œuvres origi-
nales, des phases mortes de l'immortelle civilisation
humaine. Tour à tour familier des Empereurs romains,
courtisan de Louis XIV, mandarin du Céleste Empire,
il sut, mettant au service de son érudition avertie un réel
talent de description, reconstituer le cadre et le mouve-
ment des civilisations disparues.
Il osa plus : il décrivit la genèse du monde et celle de
l'homme ; il fit, à sa façon, l'histoire de l'humanité passée,
présente et future De n'avoir pas été ridicule en osant
cela est déjà un succès. Il n'a pas, dans « Les Fossiles »,
égalé Lucrèce, mais il ne lui a pas été trop inférieur.
Moins poète que du Bartas, il est plus savant que Jean de
— 348 -
Meung ; il tient une place honorable dans ce genre parti-
culièrement difficile : le poème philosophique et scienti-
fique.
Pour exprimer ces données de la science ou les thèmes
de la sensibilité, il trouva une forme souvent impeccable
et fut un écrivain patient à rechercher l'expression juste,
la rime sonore et riche, les formes et les coupes de vers
nouvelles. Au théâtre même, où, malgré ses succès chère-
ment achetés, il n'ouvrit pas de voie neuve, il eut la cons-
tante préoccupation de faire entendre de beaux vers.
Est-il pour cela un grand poète?
Il le fut aux yeux de Flaubert, qui s'efforça longuement
de le prouver dans la Préface des «Dernières Chansons»,
et qui accusait une mort prématurée d'avoir empêché que
son ami donnât toute sa mesure : « Ceux qu'il avait initiés
à ses plans, écrit Flaubert, qui profitèrent de ses conseils,
qui enfin connaissaient toute la puissance de son esprit,
peuvent seuls se figurer à quelle hauteur il serait par-
venu » (1). Il fut aussi estimé à l'égal des plus grands par
des amis enthousiastes : Gautier, M. Du Camp, d'Osmoy,
Delattre.
Il semble qu'ils ont été trompés par leur affection et
qu'on pourrait leur appliquer ces lignes écrites par J. Le-
maître à propos de Flaubert : « Il voyait son frère, non tel
qu'il fut généralement dans ses ouvrages, mais tel qu'il
était digne d'être toujours, tel qu'il fut en réalité à cer-
taines minutes de sa vie littéraire » (2). Bouilhet a donné
(1) P. 290.
(2) J. Lemaître : « Impressions de Tkéàtre », ?• série, p. 108.
- 349 -
sa mesure, qui, loin d'être négligeable, n'est cependant pas
celle d'un poète de génie. Le jugement de G. Mendès sur
ce point pourrait bien être définitif : « Oserai-je écrire,
lisons-nous dans le « Rapport sur le mouvement poétique »,
que Louis Bouilhet fut un poète de génie? Non, elle ne
brûla pas en lui la mystérieuse flamme, par qui l'homme
a de certaines heures devient surnaturel, et à force de
sublimité diffère de tous les vivants, au point que son
verbe doit être accepté sans conteste, n'est plus le sujet
de la compréhension humaine, n'est plus justiciable des
opinions humaines. . . Mais si le génie ne fut pas accordé
à Louis Bouilhet, il en eut la grandiose ambition et sou-
vent en mérita, par l'éperdu effort, la ressemblance. Dans
ses poèmes lyriques, non moins que dans ses poèmes dra-
matiques, il tenta d'être grand, sembla l'être, le fut
presque. . . » (1).
Il lui manque l'originalité dans l'invention, sinon dans
l'expression. Ses thèmes lyriques, les titres de ses pièces
font presque toujours penser à quelque autre poète. Dans
ses évolutions philosophiques ou littéraires on a la sensa-
tion qu'il suit, plutôt qu'il ne conduit.
Si quelques-uns de ses sujets révèlent en lui la vigueur
de la pensée, la grâce de l'esprit, trop d'autres œuvres
restent laborieuses. Elles prouvent qu'il sait admirable-
ment son métier, mais que le métier ne suffit pas à sup-
pléer à l'inspiration défaillante. Sa sensibilité a moins de
profondeur que de diversité; son intelligence est vaste, elle
n'est pas assez vigoureuse pour mettre en relief toutes les
idées qu'elle conçoit : d'où des longueurs, des lacunes, des
obscurités.
(1) «Rapport. . . sur le mouvement poétique français de 1867 à 1900
p. 107.
— 350 -
Il n'en reste pas moins que Bouilhet est un écrivain
très distingué, un artiste qui aime, comprend le beau et
en recherche patiemment l'expression. Ces qualités qui,
précisément, rendirent l'écrivain peu fécond et peu popu-
laire, doivent lui concilier aujourd'hui l'estime respec-
tueuse, quelquefois l'admiration des lecteurs.
Sa vie même, fui un exemple rare d'opiniâtre labeur,
vouée tout entière au culte de l'Art, malgré les obstacles
de la pauvreté, les insuccès, le mauvais goût général,
malgré aussi les défaillances passagères de son talent,
confessées par sa haute probité littéraire. Et cette vie eut
bien sa noblesse : celle de l'esprit au service du beau.
Mieux eut valu, sans doute, celle de l'àme au service du
Bien, mais Louis Bouilhet ne s'inquiète guère de cette
dernière. Il reste vrai qu'il fut, sa vie durant, le dévoué
chevalier d'une belle causQ : la Poésie.
APPENDICE
Toutes les pièces de cet appendice sont inédites, sauf
le 72° XIX : « L'Oiseau Gertrude », publié dans la
« Revue Contemporaine ».
La plupart portent, dans les manuscrits, la mention
« à recopier » ou « à revoir », écrite de la main de
Bouilhet : il semble donc que l'auteur ne les avait pas
condamnées définitivement à l'oubli.
L'ordre adopté ici nest pas chronologique : le
groupement a été fait d'après les thèmes.
I
LE PAPILLON
Oh ! voyez quel éclat, quelle riche couleur
Sur sa robe étalée !
Il est si beau, si frais, qu'on dirait une fleur
De sa tige envolée !
Dans le calice, plein des larmes de la nuit,
Baignant son aile humide,
11 passe, il joue, il monte, il revient et s'enfuit,
Au moindre bruit timide !
Un cri part, des enfants c'est le joyeux essaim :
0 bonheur, ô conquête !
Vers le beau papillon, chaque voix, chaque main
A se lever est prête !
On le traque, il s'élance, et fuit pour revenir
Plus léger que la brise !
Et le chasseur trompé, quand il g-oit le tenir,
Prend une fleur qu'il brise !
Mais à peine effleuré par cette folle main,
Le papillon s'envole !
Et sur les doigts brillant d'azur et de carmin.
Laisse son auréole !
II
Il est un papillon aux célestes couleurs
Dans ce monde, où nous sommes,
Qui, chaque jour aussi, glissant de fleurs en fleui
Vole parmi les hommes !
354
Dans ce vaste jardin, plein d'arbres aux fruits d'or,
Où fleurit la pensée,
Il s'égare joyeux, et son âme s'endort,
Aux rameaux balancée !
Et le voyant si pur, et voulant le saisir,
Au papillon timide
L'ambition, l'amour de l'or et du plaisir
Tendent leur main avide 1
Il fuit d'abord, il sait qu'il faut l'éclat des cieiix
A son front qu'on admire
Puis, parfois, las de fuir, tombe en fermant les yeux
Au piège qui l'attire !
Mais bientôt, il échappe et laisse, en s'élanrant
Aux voûtes éternelles,
Sur chaque passion qui l'a pris, en passant,
La poudre de ses ailes.
14 Décembre 1H41.
II
A mon ami A. T).
LA RUCHE
Fervrt opus .' (Virgile).
Vois-tu, sous le vieux chêne,
Frémir la ruche, pleine
De blonds essaims?
Ami, c'est le poète.
Quand il rêve, la tète
Dans ses deux mains !
— 355 —
Sous son front pâle et sombre,
Un bruit tremble, dans lombre,
Confus encor :
Là, vives et pressées,
Bourdonnent les pensées
Aux ailes d'or !
Là, quand le jour ramène
Des oiseaux, dans la plaine.
Les joyeux chants,
Tout penser qui s'éveille
Gomme une jeune abeille
S'envole aux champs !
La troupe vagabonde
Va, glanant, par le monde
Son doux butin ;
Partout où le lys penche
Sa robe chaste et blanche
Dès le matin,
Elle vole, elle vole
A la fraîche corolle,
Chère aux amants,
A la source lascive,
Qui jette sur la rive
Des diamants !
L'essaim joyeux bourdonne
Sur tout ce qui rayonne
Au front des bois.
Sur tout ce qu'aux abeilles
L'été, de ses corbeilles,
Verse à la fois !
Puis, quand le soir rappelle
A la ruche fidèle
L'essaim béni.
- 356 —
Alors chaque pensée
Sous son fardeau pressée
Rentre à son nid !
L'une vient des montagnes
Ou des blondes campagnes,
L'autre du ciel.
Et là, chacune jette
A l'œuvre du poète
Sa part de miel !
Afin que, sur la route,
Le voyageur qui doute
Et dit : « Malheur ! »,
Puise, dans sa parole,
Le baume qui console
Toute douleur !
Atin que l'âme sombre
Qui s'étiole à l'ombre
De la cité.
Et n'a plus, pour sourire,
Les parfums du Zéphyre,
Les soirs d'été,
Au chant du barde, encore
Retrouve de l'aurore
Les douces voix.
Un rayon, quelque chose
Des flots et de la rose.
Et des grands bois'!
Kouen, 15 Décembre 1843.
m
LES CHEVEUX
Mignonne, si tu veux ma joie.
Laisse ces longs cheveux de soie
Aux frais anneaux,
Pendre épars, sur ta brune épaule,
Ainsi que les feuilles du saule,
Au bord des eaux !. . .
J'aime encor tes cheveux, maîtresse,
Quand ta main savante les tresse
Avec des fleurs,
Quand ton doigt léger, qui se joue.
Les roule, en boucles, sur ta joue.
Comme des pleurs.
Soit que, sur ton beau front de reine.
Comme une couronne d'ébène,
Ils soient dressés.
Ou que la bandelette antique
Iletienne, à ta tempe pudique,
Leui's flots pressés,
Ta chevelure d'ambroisie
Monte et glisse, à ta fantciisie.
— Je fais ainsi,
A chaque fois que la pensée
Harmonieuse et cadencée
Me prend ici !
Tantôt, mes molles élégies
Laissent, en boucles élargies,
Tomber les vers :
Ma phrase flotte à l'aventure.
Sans retenir, d'une ceinture,
Ses plis ouverts !
- 358 -
Tantôt, dans une ode brodée,
Poète, j'enlace à l'idée
Perles et fleurs,
Et la strophe, aux tresses de soie.
Passe souriante, et déploie
Mille couleurs !
Ainsi que toi, la jeune fille.
Je garde, en mon écrin qui brille.
Plus d'un trésor,
Et ma main, par le ciel poussée.
Parfois, attache à ma pensée
Un bandeau d'or !
Rouen, 6 Mars 1846.
IV
Agricola incicrvo terram molituf aratro.
(Virgile).
Matelot, que la mer réclame.
Courbe-toi sur la blanche lame.
Creuse ton sillon dans le flot.
Je sais une plus lourde rame
Que ta rame, ô brun matelot !
Laboureur, pousse, dès l'aurore.
Ta charrue au grelot sonore,
A ton champ verse ta sueur.
Je sais moisson plus rude encore
Que ta moisson, ô laboureur !
Soldat, qu'enivre un noble rêve.
Frappe avec la lance et le glaive.
Monte aux murs que le bélier bat.
Je sais un bélier qu'on soulève
Plus fort que le tien, ô soldat !
- 359 —
Voyageur, qui t'en vas sur terre,
Les pieds blancliis par la poussière.
Le front ployé sous la douleur,
Je sais chemin plus dur à faire
Que ton chemin, ô voyageur !
Car celui qui rêve et qui pense,
Foule un sol, où meurt l'espérance.
Et porte un fardeau dans sa main
Qu'avec plus de peine on balance.
Que bélier, rame, ou soc d'airain !
Rouen. 18'j(j.
V
A UNE JEUNE FILLE
(1)
Toi qu'on dit toute jeune, et souriante, et blonde,
Qui que tu sois — enfant que je ne connais pas —
S'il te rencontre, un jour, par les sentiers du monde,
Au poète rêveur n'attache point tes pas !
N'écoute point, enfant, sa voix qui dit : « Je t'aime ! "
Si pure, qu'elle semble un souffle du printemps,
Si douce, qu'elle enivre, et qu'il y croit lui-même !
Oh! la pâleur viendrait à ton front de vingt ans !
Oh ! tes pieds saigneraient, en montant cette cime,
Où se débat son âme, aux serres du vautour !
Hélas ! et, comme un flot qui retombe à l'abime,
Dans son cœur soucieux se perdrait ton amour !
Ce qu'il cherche, avant tout, c'est ce fantôme étrange.
Qui vient flotter, la nuit, dans un rêve étoile
Le chant de la sirène, et la beauté de l'ange !
L'Idéal ! l'Idéal ! au front toujours voilé !
Ce qu'il cherche, en courant, c'est l'ombre insaisissable
De ce monde inconnu que son œil entrevoit.
C'est la perle d'a/ur, qui roule dans le sable.
Et que la vague emporte, et qu'il montre du doigt !
(1) Le manuscrit porte en second tilic, i!'crit au crayon : « A la
Fiancée d'un Poète » .
- 360 -
— Le poète !. . . Il se mêle aux choses de la terre,
Comme l'oiseau qui chante aux branches des ormeaux :
Le monde écoute, en bas, son hymne solitaire,
Kt plus joyeusement s'éveillent les hameaux !
11 lui faut les vallons et les forêts antiques
La longue liberté, sur le bord des grands flots 1
Les enfants les plus chers sont les divins cantiques
Qu'il porte dans sa tète, avant qu'ils soient éclos !
11 sait les cris qui font aimer, pleurer, sourire.
11 est l'orgue éclatant, qui frissonne au saint lieu !
Mais une main de femme éteindrait son délire :
11 ne retentit haut que sous les doigts de Dieu !
— Jeune fille, aux yeux bleus, va chercher, par le monde,
Quelqu'enfant comme toi, qu'invite le bonheur.
Que votre vie, à deux, où le sourire al)onde,
Soit le nid de l'oiseau, sous l'aile du Seigneur.
Mais laisse, en paix, cet homme au front pâle et sévère.
Qui veut briser son luth pour te suivre ici bas.
11 a placé son cœur au-dessus de la terre.
En des lieux où ta vue. enfant, n'atteindra pas !
Cany, Septemlire 1.S47.
VI
LA COURSE
Qui rayonne ainsi, dans l'espace?
C'est l'idée aux ailes de feu !
Debout ! Muse, elle glisse et passe
Comme une étoile du ciei bleu 1
Au bout des roseaux, en cadence,
Elle berce son vol charmant ;
Et l'on dirait ce feu qui danse.
Le soir, sur le marais dormant!...
— 361 —
Alerte ! en roule ! la pensée
O Muse, est plus prompte que nous!
Dans la lutte ardente, insensée,
Presse ta cavale, aux genoux !..
Ton sein bondit, ton coursier fume,
A l'horizon monte la nuit
Et toujours fuyant dans la brume,
L'idée, au loin, s'épanouit !
Vois-tu, là-bas, comme elle brille !
Et se suspend dans les rameaux !
Des monts aux bois elle sautille,
Touchant les cieux, rasant les eaux !
Passe, et fends l'air, et sois rapide.
Belle chasseresse à l'œil noir.
Si tu l'atteins, mon intrépide.
Je baiserai ton front, ce soir !
Gany, Septi-mbre 18V
VII
LE RICHE
Un jour, l'air était pur, le soleil radieux;
Au seuil de son palais, il s'arrêta joyeux
Le riche que l'orgueil enivre !
« A moi ! dit-il, à moi ! ces murs de marbre blanc !
" A moi ! tous ces valets, essaim pâle et tremblant
" Qu'un seul de mes regards fait vivre !
'( A moi ! tous ces jardins aux suaves odeurs!
« L'ombre de ces rameaux ! le parfum de ces Heurt
" Les murmures de la vallée!
" A moi ! dans cette plaine, â moi! sur ce coteau,
(' La ferme aux bruits joyeux ! le gothique château
" A la toiu'elle dentelée !
- 362 -
A moi ! tout ce qui chante, et tout ce qui sourit !
Le troupeau qui revient, la rose qui fleurit,
'I Le nid d'oiseau dans le feuillage !
A moi ! le laboureur courbé sous sa moisson,
A moi ! le matelot qui jette sa chanson
'( A tous les échos du rivage ! . . .
Onde et plaine, à moi seul! à moi, tout à la t'ois !
Ce qu'on voit ! ce qu'on sent ! l'air, la plage, les bois.
« Et la montagne solitaire !
J'enferme dans mes murs l'occident, l'orient!. . . »
- La mort vint à passer, et lui dit en riant :
'1 Vous oubliez six pieds de terre! ■"
-26 Mars 184".2.
VIII
BARCELONE
Salut, Espartero ! L'ordre est à Barcelone !
Sur ces remparts fumants, où ton drapeau frissonne,
Tout un jour, ta colère a passé, vent fatal !
Et tes mille boulets, comme la faux dans l'hei'be.
Duc, ont fait des débris de la ville superbe,
Une litière à ton cheval I
Salut, Espartero ! Sous ta foudre qui tombe,
Les frères s'étreignaient pour descendre à la tombe !
Le tocsin, dans les tours, haletait effaré 1
Mais toi, tu n'écoutas ni larmes, ni prière.
Gloire ! un long cri de deuil sort de la ville entière !
Gloire ! les mères ont pleuré ! . . .
Monseigneur ! Monseigneur ! Sous les yeux de la terre
C'eut été beau pourtant d'éteindre sa colère !
De donner sa clémence en siDectacle aux humains !
Et de faire planer, sur cette cité folle,
Au lieu de vos boulets quelque noble parole,
Avec la foudre dans les mains !
— 368 —
C'eût été grand ! Mais non ! pour assouvir ta haine
11 te fallait, à toi, quelque hécatombe humaine !
Quelque tète à suspendre au seuil de ton palais !
0 Néron, avais-tu ta lyre d'Ionie ?
Dis-nous donc, face à face avec cet incendie.
Dis-nous quel hymne tu chantais !
Dis-nous, quand à travers la rumeur et les flammes
On entendait l'adieu des morts, le cri des femmes.
Général, avais-tu des fleurs dans tes cheveux ?
Te penchais-tu du haut de Montjouich qui flamboie
Pour voir la ville, au loin, comme une immense proie,
Se tordre en ses filets de feux 1
Toi, vainqueur ! toi, dis-tu, Napoléon d'Espagne !
Ah ! tu n'es qu'un bandit caché dans la montagne.
Nain, qui voudrais calquer le Géant souverain,
Entasse encor le meurtre et la vengeance blême,
Va! sur ton piédestal tu n'atteindrais pas mémo
Au niveau de ses pieds d'airain ! . . .
Tremble ! Au front du vainqueur le sang laisse une tache
C'est en vain, aujourd'hui, que ton crime se cache,
Sacrilège et fatal, sous le manteau des lois !
Monseigneui-, tu n'auras ni pitié, ni refuge,
A cette heure suprême où, comme un sombre juge,
Le peuple compte avec les rois !
Uh ! tremble ! Nous vivons sur le bord de l'abîme,
Dans un siècle où parfois, sous le vainqueur sublime,
Comme un cheval fumant, la fortune s'abat !
Dans un siècle où l'émeute est bientôt accourue.
Où les rois ont besoin d'un ami dans la rue.
Monseigneur! au jour du combat !
l".)Déceiiil)re 184L\
— 864 —
IX
A UN POÈTE VENDU
Grâce à la lui le cFau làciie.
l/armée est pure et sans tache :
On comlialtra mieux sans lui !
Barlhélemy.
Arrête! avant d'ouvrir la sainte basilique,
11 faut que, sur le seuil, tout ton passé s'explique !
Le peuple souverain, dont tu bravais la loi,
N'est pas tombé si bas qu'il ait besoin de toi !
Au vaisseau qui revient de la place lointaine,
Pour se purifier il faut la quarantaine ;
Et tu voulais rentrer triomphant, dans le port,
Toi qui portes la honte et le cynisme à bord,
Sans secouer aux yeux de la France outragée,
Les miasmes de cour, dont ta voile est chargée !
0 prudent nautonier, dont la barque s'endort.
Sitôt que le pouvoir lui jette une ancre d'or.
Oblique citoyen, à la vertu douteuse,
Soldat déshonoré par la fuite honteuse,
Crois-tu donc qu'il suffît d'un vers gonflé de liel
Pour étouffer la voix de la terre et du ciel ?
Crois-tu que la pudeur, la morale sublime,
Soient de ces mots qu'on tue, à l'aide d'une rime?
Et qu'on puisse toujours, sans y perdre son nom.
Bondir du bien au mal, et du crime au pardon?
A quoi bon réveiller ton ardeur famélique?
Poursuis, par les prés verts, ta chaste bucolique !
Sur le rivage en fleurs, où dort le flot vermeil,
Archange, énivre-toi des feux de ton soleil !
Chante la Syphilis, sous les feuilles du saule !
Le manteau de Brutus te blesserait l'épaule !
Et ton âme naïve, et ton cœur enfantin
Viendraient peut-être encore accuser le Destin î
- 865 -
Le Destin ! oli ! ce mot que ta bouche cynique
Nous jette gravement, comme un oracle antique !
Le Destin qui t'a pris, le Fatum souverain,
Qui dressa, devant toi, sa muraille d'airain,
Va ! c'est l'âpre Plu tus, qui marche la main pleine,
Et cote, en souriant, la conscience humaine.
Le Destin? c'est le sac, dont le ventre enflé d'or.
Est si doux à palper, dans un fiévreux transport !
C'est la Corruption qui, des monts aux vallées.
Traîne, aux regards de tous, ses mamelles gonflées
C'est la Peur ! c'est la Peur ! fantôme au pied léger
Qui travaille le lâche, à l'heure du danger.
Car les temps sont passés des sombres Euménides,
Hérissant leurs cheveux de couleuvres livides!
Et calme, dans sa force, et dans sa volonté
L'homme a brisé l'autel de la Fatalité !
Quelle que soit, vois-tu, cette force inconnue,
Qui vint briser ton aile, au milieu de la nue,
Quelle que soit la pente où ton pied chancela,
L'Honneur, l'Honneur n'a point de ces vertiges là !
Non ! tu n'as point, au cœur, la Sainte Poésie !
Ta lèvre ne sait pas les coupes d'ambroisie !
Instrument à vomir du sarcasme et du fiel.
Jamais ton froid dédain n'interrogea le ciel !
Bien de grand, rien de beau, ne brûle ta poitrine !
C'est le ressort banal, dans l'aveugle machine,
Rouage obéissant, dont le flot souverain
Ouvre et ferme, à loisir, les mâchoires d'airain !
Non ! l'indignation puissante du poète
.Jamais n"a fait gonfler les veines de ta tète !
Monotone refitile, à l'instinct animal.
Tes noirs venins sont prêts pour le bien ou le mal !
VA tout ton corps, roidi d'une rage obstinée,
S'enfle pour qui le paie, et siffle, à la journée !
Arrière ! le Rhéteur ([ui, sans crainte et sans fard.
Pesa, sur un comptoir, la majesté de l'art 1
Arrière ! l'homme Grec, dont les strophes serviles
(^nt encensé Xerxès, le soir des Thermopyles !
- 366 -
Qui reniant les morts, dans leur sanglant trépas,
A dit, en souriant : « Je ne les connais pas ! «
Les vieillards, si parfois il descend sur la place,
Montreront à leurs fils le parjure qui passe !
Arrière ! aux rangs du peuple, il ne doit plus s'asseoir,
Et le glaive va mal à qui tint l'encensoir !
A-t-il eu seulement, pour ramener les âmes,
De ces mots où le cœur jette toutes ses flammes?
Son vers a-t-il rougi ? Son vers a-t-il pleuré ?
Non, non ! Mais, comme au jour de son crime abhorré,
Calculateur penché sur quelque chiiïre immonde,
Il foule, en paix, le blâme et l'estime du monde !
Et bravant, tour à tour, les vivants et les morts,
Il partit, sans regrets, il revient, sans remords,
A ce point descendu de honte et d'infamie
Qu'il est surpris qu'on ose interroger sa vie,
Et que son âme, où dort tout noble sentiment.
N'a, pour nos cris vengeurs, qu'un long étonnement!
0 toi, qui sais si bien les effets et les causes.
Dis-nous, est-ce la fm de tes métamorphoses ?
Pour que ton pied retourne, à son premier chemin,
Guizot a-t-il rougi de te tendre la main.
Et la corruption, dans ta coupe tarie,
A-t-elle fait défaut, à ta lèvre flétrie ?
Ou comptant, sur tes doigts, as-tu donc supputé
Combien le peuple vaut, combien la Royauté?
Ton Apollon, sans doute, en sa prudente course,
Pour monter au Parnasse, a passé par la Bourse?
Dans ce ciel politique, où souvent on peut voir
Le soleil du matin, s'éteindre avant le soir,
La lunette en arrêt, promènes-tu ton rêve
De Guizot qui pâlit, à Thiers qui se lève.
Et sur le temps mobile, aujourd'hui règles-tu
Ta foi barométrique et ta souple vertu?
Va!. . . ta vile action, quoique tu fasses, change
Ta satire en outrage et tes venins en fange !
- 367 -
Iteste encor sous ta tente, orgueilleux Mirmidon !
Nous ne pleurerons pas, sur ton lâche abandon,
Et l'oracle des Dieux, que ta bouche réclame,
N'a point mis dans ton bras la chute de Pergame !
Reste ! la honte, un jour, cette rouille du cœur,
A rongé de ton vers l'hémistiche vainqueur ;
Et tout homme, rebut de la famille humaine,
Se ferait, désormais, un titre de ta haine !
Déjà, ton Lord Niniois a recouvré l'espoir :
Et s'il revient de Gand, tu reviens du Pouvoir 1
La même trahison, la même tache infâme.
D'un cachet fraternel vous a marqués, dans Fâme !
Gesse donc d'étaler sa vie, à nos regards :
Les parjures, entre eux, se doivent des égards !
10 Novembre 1844.
X
LYDA
Parfois, loin des humains, loin du jour et du bruit.
Sitôt que flotte au ciel le voile de la nuit.
Auprès d'un feu joyeux, qui pétille dans l'àtre,
Je m'enferme : et ma table, étrange amphithéâtre.
Où livres et cahiers gisent de toute part,
De vingt bouquins poudreux forme un docte rempart !
La science, à ma vue, étale ses merveilles ! . . .
— Lyda, la blonde, arrive —
Adieu les doctes veilles !
Adieu, les longs travaux, médités tout le jour !
Lyda chante, et babille, et sourit tour à tour,
Des yeux et de la main, touche et voit toute chose,
Et, comme un papillon de fleurs en fleurs se pose.
Elle va par la chambre, et sautant, et courant.
De mes auteurs chéris trouble l'oi'dre et le rang.
Saisit Anacréon, ouvre mon vieil Homère,
Veut lire, et, de dépit, jette le livre à terre !
— 368 -
Puis, prenant, au hasard, ou Shakespeare, ou Byron,
Regarde la gravure, en épelant le nom !
La Grèce, sous ses pieds, roule à côté de Rome !
Moi, je ris, quand je vois les pensers d'un grand homme,
Monument précieux, des siècles triomphant,
S'écrouler, pèle-mèle, au souffle d'une enfant !
Puis, revenant à moi, de sa course oublieuse,
Elle étend au foyer sa main blanche et frileuse.
Joue avec le compas et l'équerre de bois,
EfTace mes dessins et se tache les doigts.
Ou m'arrachant mon livre, et me brisant ma plume.
Elle m'arrête court, au plus beau du volume.
Pour m'embrasser encore, et me dire comment
Son perroquet causeur dit mon nom couramment !
— Parfois, elle ose même, à tout voir empressée.
Toucher à cette tête immobile et glacée
Qui l'effrayait jadis. Alors, timidement.
Elle pose sa main sur le froid ossement !
Puis, voulant deviner la fin de toutes choses,
Dans les orbites creux fait passer ses doigts roses.
Et penche, curieuse, en me serrant bien fort,
Sa blonde tête, auprès de la tête de mort !
Janvier 1845.
XI
A mon ami F. P. . . .
LA PELOUSE
U qui rue gelidis in vallibus Hcemi
Sislat, et ingenti >-<i>no>'um protegat umbra !
Virgile.
Ami, de doux rayons inondent ma fenêtre,
Et le ciel est joyeux et je me sens renaître !
Parmi le chant des bois et le parfum des fleurs,
Le poète s'éveille, oublieux des douleurs.
Et ma première rose, au calice de soie,
Ma rose du printemps, frère, je te l'envoie ! . . .
— 869 -
Car, pareil à l'enfant qui déserte l'école,
Pour suivre, dans les champs, la mouche qui s'envole,
Dès qu'à l'horizon noir glisse un rayon vermeil,
Je m'échappe en silence et je chante au soleil !
Et, tout autour de moi, l'essaim de mes pensées
Bourdonne follement, en strophes cadencées,
Et parmi les bleuets, comme les papillons,
Tous mes vers envolés butinent aux sillons ! . . .
Vallon, t'en souvient-il'? Ah ! Quelles rêveries
Nous semions, en passant, sur tes herbes chéries !
Que de secrets joyeux sont tombés de nos cœurs.
Ainsi qu'une rosée au calice des fleurs !
Un jour, je la revis, plus vieux de cinq années.
Seul, hélas ! évoquant nos heures fortunées.
Et cherchant tristement, des yeux et de la main,
Nos souvenirs, semés tout le long du chemin !
Je la revis un jour, ma pelouse adorée,
Douce et belle, et de fleurs, comme autrefois, parée.
Les pelouses toujours sont jeunes, ici-bas,
Et, quand nous vieillissons, elles ne changent pas !
Toujours, Avril, dans l'air, secouant ses corolles.
Répand des diamants sur leurs vertes épaules!
Toujours leurs longs cheveux, comme des flots mouvants,
Abandonnent, le soir, de doux parfums aux vents !
Moi, comme un pèlerin, sur la terre bénie,
Je marchais en silence. Une vague harmonie
Flottait dans les rameaux, chantait dans le buisson.
Toutes ces mille voix m'appelaient par mon nom.
Et, penché sur la fleur, où bourdonne l'abeille.
Je palpitais d'ivresse, et je prétais l'oreille !. . .
La pelouse chantait :
(( Jeune ami d'autrefois,
« Je t'attendis longtemps, à l'ombre de mes bois !
« Poète, qu'as-tu fait de tes belles années !
<i Enfant, où sont les fleurs que je t'avais données ?
« Pourquoi ce front joyeux, où tant d'espoir à lui,
<( Se pcnche-t-il vers moi, sombi'e et pâle, aujourd'hui ?
- ^Î70 —
" Doux hôte, que le ciel en ce jour me renvoie,
'. Hélas ! à quels buissons as-tu laissé ta joie?
" Dans quel âpre chemin as-tu meurtri tes pas?
« Viens, je te presserai, souriant, en mes bras !
(. Viens, je te bercerai, clans l'herbe et les rosées ;
« J'ai des chansons encore, pour les âmes froissées,
(i Et l'arbre, où tu jouais, à l'abri du soleil,
« Répandra doucement des fleurs sur ton sommeil ! »
Elle disait encore :
« Qu'as-tu fait de ton frère ?
-> Où donc est-il parti, le penseur solitaire?
" Pourquoi seul maintenant revenir en ces lieux,
(I Où tous deux vous veniez, où vous rêviez tous deux ?
« Il m'oublie !. . . Ou peut-être, en des routes nouvelles,
« Ses pas ont rencontré des pelouses plus belles,
<■ Des ombrages plus frais que les miens, et, le soir.
Ci Plus de nids frissonnants, au fond du vallon noir !. . .
Et j'écoutais toujours, et la verte pelouse
Se roulait, à mes pieds, amoureuse et jalouse. . .
Et, quand le blond soleil, derrière les grands bois,
Disparut, emportant mes songes d'autrefois,
Je cueillis une fleur, et, loin du calme asile,
Je repris, à pas lents, le chemin de la ville !
Dans la joie ou les pleurs, comme un gage de foi,
Garde la fleur des champs que je cueillis poui- toi,
Frère, et que j'envoyai, dans ton Paris immense.
Doux parfum du vallon, doux rêve de l'enfance !
Oh 1 garde la toujours ! Cette petite fleur,
l)"ane haleine céleste, embaumera ton cœur :
Parfois, l'œil arrêté sur ses feuilles flétries.
Tu reverras, de loin, nos blanches rêveries,
Et comme un miel caché, quand ton ciel sera noii-,
Son calice embaumé te versera l'espoir!
Ruuen, Avril 1844.
- 371 -
XII
A mes CDuis P. Mulul et Crdifici C
Dimanche, ô mes amis, le savant, le poète,
Les deux moitiés par qui mon âme se complète
Ma lyre, mon compas !
Dimanche, dès que l'aube aura blanchi les nues.
Hors de la cité sombre, aux tortueuses rues,
Nous porterons nos pas ;
Nous irons loin des bi'uits de la foule inquiète :
Nous laisserons chanter, dans ses habits de fête,
Tout ce peuple marchand !
Nous laisserons passer, près de nous, sans les suivre.
Le riche, avec son or, le prêtre, avec son livre
Qu'il épèle, en marchant !
Nous irons chercher Dieu, là-bas sur la colline !
Par les sentiers tout blancs des fleurs de l'aubépine.
Par les prés, par les bois !
Dans tout ce qui sourit, dans tout ce qui murmure,
Kt nous lui donnerons pour temple la nature
Aux frémissantes voix !
Nous nous ari-êterons sous la verte charmille,
Où vient la jeune abeille avec la jeune fille
Chanter dans le buisson ;
Et de la ville, au loin, par la brume eflacée
Nos yeux ne verront plus que la flèche élancée
Aux bords de l'horizon !
Nous causerons, tous trois, des hommes et des choses
Douces illusions aux portes toujours closes.
Grandeurs qui font pitié !
Kt puis, ô mon poète, assis sur la pelouse.
Tu nous diras tes vers. Et la brise jalouse
En prendra la moitié !
— 372 —
Tu nous diras tes vers, aux notes argentines,
La forêt frissonnante et les belles collines.
Où l'on t'attend, le soir,
Et l'enfant, à minuit, dans les bois inquiète,
Et la grave marquise et la folle Ninette
Qui met son masque noir !
Ami, tu chanteras le vaisseau qui s'incline.
Parfumé des baisers de la vague marine.
Le riche, aux cent troupeaux ;
Ou Néron sous les fleurs étouffant ses convives.
Ou le néant de l'homme, et ces ombres plaintives
Qui sortent des tombeaux !
Et peut-être, j'aurai quelques strophes nouvelles,
Quelque chanson du cœur, jeune et battant des ailes,
Et qui prendra l'essor.
Car, en ce siècle sombre, où s'éteint toute flamme,
Vous aimez, comme moi, du plus pur de votre âme
La Muse aux tresses d'or !
Ainsi fuira du jour la course pacifique ;
Mais, pareils au lutteur qui de l'Hercule antique
Epuisait les efl"orts,
Après avoir touché la nature féconde
Nous reviendrons, le soir, pour les combats du monde,
Plus ardents et plus forts !
Rouen, Mai 1845.
XIII
PROMÉTHÉE
Oh ! Quelque soit le mot caché dans ton mystère.
Salut, homme ! Salut, vieil enfant de la terre 1
Titan aux mille bras ! Le jour où, plein d'effroi.
Mon regard étonné s'est levé Jusqu'à toi,
Dans l'âme, j'ai frémi d'une terreur profonde,
P]n mesurant ta taille, ô sombre roi du monde 1
- 373 -
De quel limon des mers, de quel bord inconnu
Pour la première fois, mortel, es-tu venu?
Germe mystérieux, égaré dans la fange,
N'es-tu pas un débri de quelque race étrange ?
Autour de ton berceau, n'as^tu pas entendu
(^kielque secret fatal, dans les siècles perdu ?
Comme un feu souterrain, que le volcan recèle,
Toujours un sombre éclair, en tes yeux étincelle 1
Toujours, un bruit pareil à l'abîme écumant
Dans le fond de ton cœur murmure sourdement !
Et parfois, on croit voir, effrayant diadème.
Fumer la foudre encore, autour de ton front blême I
Le jour où tu tombas sur le monde, ô géant,
Tu roulas, dans la poudre, immobile et béant !
Tu pressas, dans tes bras, la terre aride et nue,
Ton œil, sans la comprendre, interrogea la nue !
* Parfois, le ciel immense éteignant son flambeau,
* Sur ton sein haletant, pesait comme un tombeau !
* Tandis qu'auprès de toi, tels que des geôliers sombres,
* Les éléments grondaient dans le gouffre des ombres 1 (1).
Et les vents déchaînés, et l'Océan sans frein
Battaient tes membres nus, rongés du flot marin 1
La tempête, à ton front qui sommeillait encore.
Heurtait tous les éclairs de son aile sonore.
Et les grandes forêts, antiques monuments,
Envoyaient jusqu'à toi de longs rugissements !
Longtemps le front penché, sur ta fatale couche,
Toi-même t'ignorant, tu t'étendis farouche.
Mais, un jour que la foudre avait grondé plus fort.
Tu bondis dans ta chaîne, avec un cri de mort !
Alors, alors, ce fut un spectacle sublime :
Tu te dressas, debout, sur le bord de l'abîme ;
Et. superbe, le bras tendu, la flamme aux yeux,
Quand tu te lelevas, ton front heurta les cieux.
(l) Ces quatre vers ont été conservés dans le poème des « Fossiles
Œuvres, p. 130.
- 374 —
Ton pied libre, en frappant sur la terre inféconde,
Jusqu'en ses fondements fit tressaillir le monde,
Et les monts chevelus, se courbant devant toi,
Dans les hauteurs du ciel, saluèrent un Roi 1
Tu rejetas la mer par delà ses rivages.
Ton bras, calme et puissant, plongeant dans les nuages.
En arracha la foudre, et fier, et triomphant,
Tu la foulas aux pieds comme un jouet d'enfant I
Des torrents tu reglas les pentes incertaines,
Avec tes doigts d'airain tu déchiras les plaines,
Et les rameaux en fleurs, et les blondes moissons.
De leurs flots ondoyants couvrirent les sillons.
Ton bras, pour s'appuyer, coupa le cèdre antique ;
Dans la peau du lion, tu taillas ta tunique.
Mais tu grandis si vite, en tes rudes combats,
Que la terre devint étroite pour tes pas.
Et que ta main, un jour, en s'étendant sur l'onde.
Derrière l'Océan, alla saisir un monde ! •
Pour t'élancer, d'un bond, dans cet autre univers.
Comme un coursier sauvage apprivoisant les mers.
De tes deux bras nerveux, ô centaure intrépide.
Tu pris les flots soumis par leur crinière humide
Et dans un tourbillon, sous les cieux emporté,
Tu plongeas dans la brume et dans l'immensité ! (l)
Alors, ivre d'audace, et grand, dans ton délire.
Tu voulus, d'un seul pas, traverser ton empire.
Tu voulus, d'un coup d'œil, percer le monde, et l'art
Vint atteler la flamme, au timon de ton char!
Oh ! sois fier, et souris, et relève la tète
Géant, que rien n'abat, marcheur que rien n'arrête,
Toi qui, dans ta poussière, atteins, audacieux,
Au monde, par ton bras, par ta pensée, aux cieux.
(1) Ce vers est devenu dans « J^es Fossiles » :
« Seul, perdu dans la brunie et dans rimmenifité !
Œuvres, p. 132.
— 375 -
Toi qui de la nature épèles les mystères,
Toi qui sais le chemin des astres solitaires,
Et qui, sondant des nuits les replis inconnus,
Tiens, au bout du compas, les soleils suspendus !
Être étrange, salut! x\vec ta fantaisie,
A tes divinités tu verses l'ambroisie I '
Ton esprit créateur peuple ou vide les cieux,
Et, pour les renverser, tu te forges des Dieux. !
Dans la course rapide, où le destin t'emporte.
Qu'es-tu ? Nul ne sait. Où t'en vas-tu ? Qu'importe ?
Ame prédestinée, ou Dieu déshérité,
Marche, dans ta grandeur et dans ta majesté,
Marche, sans dévier de ta route suivie,
Marche, sans t'arrèter aux douleurs de la vie,
Marche, et marche toujours ! Qu'importe qu'en passant
Aux ronces du chemin tes pieds laissent du sang
Et que, sombre envoyé des voûtes éternelles.
Quelque vautour, dans l'ombre, agite ses deux ailes ?
Qu'importe à ton bras fort la chaîne qui l'attend?
Un roi, du pilori fait un trône, en montant !
Reste sur ton rocher, ô Prométhée antique !
Soulève, avec orgueil, ta brûlante tunique !
Et sans te plaindre au sort, et sans baisser les yeux,
Livre ton cœur sanglant, pour le festin des Dieux !
Car, plus fort que l'envie, et plus haut que l'outrage,
On peut, le monde aux pieds, le front dans les nuages,
Attendre le vautour, sans honte et sans etïroi,
O Géant, quand on est sublime, comme toi !
12 Juiu 1844.
XIV
EMPÉDOCLE
Empédocle ! Empédocle ! Audacieux génie,
Les siècles à ta cendre ont jeté l'ironie.
Et, comme un double spectre, au bord de ton cercueil,
L'homme a sculpté debout la Folie et l'Orgueil !
- 376 -
Ou'importe à toi ? Ce fut une haute pensée,
(Jui fermenta longtemps dans ton âme oppressée,
-Maître, quand pour donner à l'art un jour plus beau
Tu voulus, au cratère, allumer son flambeau !..
Comme un Dieu voyageur qui s'en retourne aux cicux.
Tu gravis le volcan, calme et silencieux.
Et pendant de longs jours, tu pouvais vivre encore!
En ces temps reculés, plus fraîche était l'aurore,
Et la belle nature, à l'ombre des grands bois
Avait plus de parfums, de rayons et de voix !
Regarde sous tes pieds, regarde dans la plaine.
Où le myrte embaumé souffle une douce haleine.
Où l'on entend le soir quelque antique refrain
Des pâtres d'Agrigente, aux sonnettes d'airain !
Dans ces asiles verts, retraites fortunées.
Peut-être il est pour toi de tranquilles années.
Là, sous l'olivier pâle, et l'oranger fleuri,
Vieillard, ne vois-tu pas? le bonheur a souri.
Mais toi, sourd à ces bruits qui venaient de la terre.
Tu montais, tu montais, et le rouge cratère.
Secouant dans les cieux, sa torche à tous les vents,
Frappait ton large front de ses reflets mouvants !
Empédocle ! ô grand homme ! ô sage de Sicile!
Les Dieux ont fait pour nous cette mort inutile.
Car tu ne revins pas et, nul, depuis, n'a su
Ce qu'au fond de l'Etna tes yeux ont aperçu,
Et quelle scène étrange aux mortels inconnue
Quand tu fus sur le bord, vint éblouir ta vue !
La montagne jalouse a gardé son secret.
Mais tu pouvais mourir, sans honte et sans regret
Car tu savais d'où sort l'aigrette flamboyante,
Qui, dans l'ombre des nuits, illumine Agrigente
Et par quels noirs canaux lEtna mystérieux
Vomit ses flots de lave, et ses gerbes de feux !
Gany, Septembre 184(5.
- 377 -
XV
TULLIA
PoUux! c'était la plus noble patricienne,
Qui, de son opulence étalant le trésor,
Ait fait voler un char, par la voie Appienne,
Ou, dans le sein bruni d'une esclave Indienne,
Enfoncé son aiguille d'or !
Quand sa toge aux longs plis flottait blanche autour d'elle,
Quand un réseau de pourpre enfermait ses cheveux.
Comme Junon, la reine, ou l'antique Gibèle,
KUe allait, grande et fière, et nul n'était rebelle,
Si sa bouche avait dit : « Je veux ! »
Sa villa somptueuse, aux portiques sonores.
Baignait dans les flots bleus ses murs de marbres blancs.
Le falerne écumait. aux lèvres des amphores.
Et la perle d'Asie et les citronniers maures
Ornaient ses lits étincelants !
Essaim tumultueux que le plaisir transporte.
Chevaliers et consuls accouraient pour la voir ;
Les licteurs suspendaient leurs faisceaux à sa porte,
Et de gais histrions une folle cohorte
Chantait, dans ses jardins, le soii !
Elle était belle ainsi, Tullia la Romaine !
Ses pieds blancs éclataient sur leurs rouges talons ;
Le diamant, trésor que l'on connaît à peine,
Relevait, au genou, sa tunique qui traine :
L'or parsemait ses cheveux blonds !
Elle aimait les concerts et les danses lascives,
Le rire aux blanches dents ennemi des douleurs !
La carène qui glisse, au bord des fraîches rives,
Et la fête, et le bruit, quand, au front des convives,
Le festin attachait des fleurs !
- 378 -
Or, il advint par aventure,
(ju'iin homme, à l'auslère ligure.
Avec une croix dans les mains,
Vn de ces sectaires étranges
(,>ui parlent du- ciel et des anges
Et vont, pieds nus, par les chemins.
Un jour, passant au Capitole.
Sur son autel frappa l'idole.
Et s'écria, les yeux en feu :
' Malheur ! à la foule idolâtre,
« Qui donne aux danses du théâtre
« Le temps que l'homme doit à Dieu ! .
<( Malheur sur toi, cité Romaine,
« Que le flot des plaisirs entraine
" Depuis le soir jusqu'au matin !
(' Malheur ! malheur I vieille Italie !
<i Dans ta joie et dans ta folie !
(( Dans ta pompe et dans ton festin !
« Heureux celui qui peut entendre !
« Peuples, couvrez vos fronts de cendre 1
« Que les sanglots soient vos concerts !
« Vos Dieux d'airain, que le temps ronge,
« Ne sont que fourbe et que mensonge ! . .
— Le prêteur le chargea de fers.
Puis, calme, il parut dans l'arène
Où Rome, altière souveraine,
Otïre aux Dieux du sang et des pleurs.
C'était un noble enfant des Gaules,
Que jamais les plaisirs frivoles
N'avaient endormi sur les fleurs !
Son bras robuste, aux larges veines,
Sans eflbrt eût brisé ses chaînes
Et déraciné ses barreaux.
Mais, du pied, repoussant la terre,
Entre les dents de la panthère
Il souriait à ses bourreaux !
— 379 -
Et le soir, la foule, dans Rome,
Se demandait : « Quel est cet homme,
-' Pour qui la tombe est sans effroi?
" Et qui, comme une ignominie,
« Ose jeter son agonie,
<( A la face du peu[)le-roi ?. . .
Tiillia, de ce jour, est solitaire et sombre.
Sa pensée est en proie aux rêves inconnus.
Dans son palais, peuplé de visions sans nombre.
Elle écoute, et, parfois, croit entendre, dans l'ombre.
Sous la dent des lions, crier des membres nus !
En vain, les chevaliers ont consulté, pour elle,
La blanche Canidie, au philtre souverain.
L'augure, par les airs, écoutant un bruit d'aile,
L'aruspice, penché sur le sang qui ruisselle,
Et la vieille qui lit dans le creux de la main !
TuUia ! la couronne à son front est flétrie, -
Son portique désert ne sait plus de doux sons,
A l'heure des festins, elle sanglote et prie.
Un esclave a brisé son vase d'Etrurie,
Sans qu'elle ait fait jeter le coupable aux poissons!
— 0 vous, pour qui la vie est enivrante et folle.
Vous qui cherchez des jours, qu'aucun remords ne suit.
Allez, femmes de Rome, allez au Capitole !
Au théâtre, où toujours l'heure, en chantant, s'envole !
Et du grave Sénat au Forum plein de bruit !
Sur ces sombres gradins, où la' foule s'entasse.
Accourez ! Quelqu'esclave, en vos jeux, doit périr;
Allez, des fleurs au front, à la meilleure place.
Voir le gladiateur qui chancelle avec grâce, —
Femmes ! — Mais n'allez pas voir les Chrétiens mourir !
Gany.
- 380-
XYI
LA MAITRESSE DE L'EMPEREUR
O toi, qui secouant tes tresses odorantes,
Fais sonner, sous tes doigts, l'airain des Corybantes,
Belle fille de Grèce, au pas mélodieux,
Nymphe que, dans ses flots, l'Eurotas a bercée !
Et que j'ai prise, un jour, dans mon aire, dressée
Entre les hommes et les Dieux ! . . .
Puisqu'à ton sort, liant mon destin solitaire,
J'ai donné nos amours en spectacle à la terre !
Puisque tes pieds de lait courbent les fronts tremblant;
D'où vient que, dans la fête, où le plaisir t'engage,
Parfois un vague ennui passe comme un nuage.
Sur tes grands yeux étincelants ! . . .
Afin d'être la reine, entre les jeunes filles.
N'as-tu pas tes parfums, qu'enferment des coquilles,
Tes perles, sur ton sein, roulant comme des pleurs,
Les villas de Tibur, aux sveltes colonnades,
Et les jardins, dans l'air, suspendus aux arcades,
Comme des couronnes de fleurs ?
N'as-tu pas la galère, aux riches banderoles.
Et les bains de porphyre, et les litières molles.
Et les trépieds d'argent qui pétillent, le soir.
Et, sur ton front penché, la mitre Assyrienne,
Et la toge de lys, qu'avec ses doigts d'ébène,
A ton bras onduleux, suspend l'Eunuque noir?...
Je puis — si du Sénat le faste t'importune —
Au niveau des bouffons abaisser sa fortune !
Et de Rome, en un jour, brisant les vieilles lois,
Faire, entre vingt licteurs, marcher ton nain stupide,
Ou donner, pour harnais, à ton cheval Numide,
La pourpre des Consuls et le bandeau des Rois !
— 381 -
Pour toi, les Eléphants, aux têtes colossales,
Du cirque, sous leurs pieds, ébranleront les dalles,
Des animaux venus d'étranges régions.
L'hippopotame noir, la girafe rayée.
Suivront confusément, par la ville effrayée.
Ton char, qu'emportent des lions !..
Dépose, ô tna beauté, le fardeau qui t'oppresse !
Tu ne seras plus reine, et tu seras déesse :
L'encens fume, déjà le temple est préparé.
Où, pieuse, et de fleurs entourant la victime,
La vierge apportera, sur ton autel sublime,
La coloml)e de neige, ou le faisan doré !
]\Iais, il me faut, à moi qui porte cet Empire,
Ta danse, au pas léger, ta joie et ton sourire.
Comme il faut, aux grands monts, le soleil radieux !
Chante ! et lève la tête ! Aux sommets où nous sommes,
Le chemin est plus long pour redescendre aux hommes,
Enfant, que pour monter aux Dieux !
Rouen.
XVII
LA PLUIE DE PRINTEMPS
(THOU-FOU)
La bonne petite pluie.
Qui sait qu'on a besoin d'eau,
Et vient juste au renouveau
Laver le sol qui s'ennuie !
Elle a fait choix de la nuit.
Afin d'arriver plus douce ;
Elle a pénétré la mousse
Très finement et sans bruit !
Hier soir, à la dernière heure.
Des nuages ténébreux
Planaient sur le sentier creux.
Qui conduit à ma demeure. . .
— 38-2 -
Seuls, les feux de sûreté
Des barques sur la rivière
Comme des points de lumière
Tremblaient dans l'obscurité !
Ce matin, par les prairies,
Tout éclate ! et l'herbe en fleur
Aux jardins de l'Empereur
Met de fraîches broderies !
XVIIl
LE BACHELIER
Le Bachelier à sa ceinture
Porte suspendus en faisceaux
Tous les trésors de l'écriture,
L'encre, la pierre et le pinceau.
De boutons d"or sa robe est close.
Et sa longue tresse, qui pend
Sous son bonnet de satin rose,
Lui glisse au dos comme un serpent.
11 écoute en ses rêveries
Chanter le rossignol des bois,
Et va songeant par les prairies.
Comme les sages d'autrefois.
Le ciel est bleu, la mer est bleue,
La campagne a l'odeur du thé,
Les poissons rouges de leur queue
Font frémir le lac argenté.
Les loriots, les hirondelles.
Passent par essaims dans les airs.
Et laissent tomber de leurs ailes
Des parfums, des fleurs et des vers.
- 883 -
Le Bachelier s'asseoit dans l'herbe,
Et son pinceau rapide à voir
Bondit comme un dragon superbe,
Glisse comme un nuage noir.
Le flot qui fuit, le jour qui ploie,
L'oiseau, la brise et le soleil,
11 attache au papier de soie
Tout le paysage vermeil.
Et tandis qu'il n'y prend pas garde.
De son pavillon vermissé
La jeune fille le regarde
A travers le bambou tressé.
XIX
L'OISEAU GERTRUDE '"
A Monsieur Molard.
LÉGENDE Norvégienne
C'était du temps où Jésus, sur la terre,
Sauveui- du monde et vainqueur du trépas,
Se promenait avec l'apôtre Pierre
Pour visiter les peuples d'ici bas.
Un soir d'hiver que la bise était rude,
Et, par les bois, le chemin hasardeux.
Chez une vieille, ils entrèrent tous deux ;
Elle était pauvre et se nommait Gertrude.
Un petit feu de branches de sapin
Dans le foyer luisait, au fond du bouge ;
Elle portait une cornette rouge,
Et sur sa table elle faisait son pain.
i\) l'uhlié dans la « Revue Coalemporaiiie », l.'i.Iuiii 1860.
— 384 -
Ayant marché, le Seigneur avait faim :
'( Un seul gâteau, pour y goûter, ma bonne ! »
— « Entrez, dit-elle, on vous en donnera ;
« Je l'ai pétri, sans le dire à personne,
" D'un seigle frais qui le parfumera ! »
La femme, alors, coupant la pâte brune.
En mit un peu sous son rouleau glissant.
Mais cette pâte allait s'élargissant,
Et le gâteau fut grand comme la lune !
<( Avec si peu, faire un gâteau pareil !
>' J'en prendrai moins », dit la vieille chenue.
Qui parlait bas et qui tenait conseil.
Elle en prit moins. Une force inconnue
Fit l'autre pain grand comme le soleil !
Elle y touchait et n'y pouvait pas croire !
Prenant la pâte une troisième fois.
Sur son pétrin poli comme l'ivoire.
Elle en roula l'épaisseur d'une noix.
« Ce pain moins gros sera plus présentable »,
Pensait Gertrude, assez hors de saison.
Mais, ô miracle à troubler la raison !
Fougueuse, énorme, ondoyante, indomptable.
Comme une mer qui monte à l'horizon,
La pâte étrange avait franchi la table.
Et la galette emplissait la maison !
« Vous le voyez ! vous le voyez ! dit-elle,
« Je ne saurais vous pétrir un gâteau.
" Ceux-là sont faits sur un si grand modèle
« Qu'on les vendra pour les gens du château !
<- Ce ne sont point de ces pains qu'on partage !
« Fermez ma porte, adieu >\
Mais, le Seigneur :
<• Femme ! ayant moins tu m'offrais davantage,
" Et l'abondance a rétréci ton cœur !
'■ Je suis ce Dieu que ton orgueil oublie ! »
- 385 --
Il écarta son manteau large :
(( Vois !
« Tout mon flanc saigne et j'ai, par ta folie,
<c Un clou de plus qui m'attache à ma croix ! »
Sa voix roulait au loin, comme un tonnerre !
L'enfer flambait dans son regard vengeur !
Et de la voûte, un rayon de lumière
Semblait tomber sur le grand voyageur !
« Puisque si tôt ta charité s'émousse,
(( Va, cria-t-il, le monde te repousse.
'( Tu n'es plus femme et tu seras oiseau,
(i Souffrant, l'hiver, faute d'un brin de mousse,
'( Criant, l'été, pour avoir un peu d'eau ! »
Il fit un signe.
Et par la cheminée,
La vieille femme, en piaulant, s'envola
Dans la forêt. — C'est depuis ce temps-là
Qu'elle gémit, au fond des bois, damnée !
L'oiseau Gertrude est un oiseau du Noi'd,
Qu'on plaint partout pour les maux qu'il essuie.
Il fait son nid au creux d'un arbre mort.
De sa voix rauque il appelle la pluie ;
Et, quand il passe, on reconnaît encoi'
Sa coiffe rouge et son dos noir de suie !
TABLE DES MATIERES
Pages
Bibliographie i
Introduction xi
Chapitre 1
La Famille
Le pays : Gaii}'. — Les Ascendants paternels : Jean-Nicolas
Bouilhet, son œuvre littéraire. — Les ascendants mater-
nels: leur influence prépondérante dans l'hérédité de Louis.
— Le grand-père, Pierre Hourcastremé. — La mère, Cla-
risse Hourcastremé 1
Chapitre II
L'Éducation ('1821-1840)
1 Les faits : La famille. M. Jourdain. — Le Collège de Rouen.
— La pension Lév\'. — Il Les idées morales : Roj'alisme,
Religiosité. Mélancolie. — III La formation littéraire :
Influence du Collège 19
Chapitre III
Le Romantisme (1840-1844)
I L'étudiant en médecine. — 11 La mission du poète : il veut
être un conducteur d'hommes. — III Ses thèmes poétiques
et son stj'Ie 44
Chapitre IV
Premières Manifestations de souffrance morale
(1840-184'2)
1 Le cœur : Claire A. . . — II L'esprit : l'e.xistence de Dieu. —
Le problème du mal 6:!
Chapitre V
Crise de Pessimisme (1843)
I Mélancolie naturelle de Louis Rouilliet. — II La crise : « Le
Suicide » 79
Chapitre VI
Nouveaux motifs de découragement (1844-1848)
l Echecs dans les études. — La pauvreté. — 11 Déceptions
d'amour 90
— 388 -
Chapitre VII
Idées Religieuses et Politiques (1844-1848)
Pages
I La Religion naturelle de V. Cousin : le Christ. — II Le
patriotisme de L. Bouilhet : haine de l'égoïsme et anticlé-
ricalisme. — III Espoir d'un renouveau social : l'avant
coureur de la démocratie 104
Chapitre VIII
Évolution vers la Poésie descriptive (1844-1850)
I II tente de formuler son esthétique poétique : Ses premiers
efforts pour s'évader du romantisme (1844-1846). — II Ren-
contre de Flaubert (1846i. — Principes littéraires du prosa-
teur. — III Bouilhet renonce à la poésie personnelle ; il écrit
les premières pièces basées sur l'observation (1846-18501 .... 130
Chapitre IX
Melaenis (1849-1851)
I Préparation du poème. Publication dans la Revue de Paris.
— II Analyse. — « Melicnis» : A) annonce l'Art des Parnas-
siens : couleur locale basée sur l'érudition; les descriptions.
— B) rappelle le romantisme : l'ironie de Musset. L'imper-
sonnalité de l'écrivain ne va pas jusqu'à l'impassibilité. —
III Résultat de la publication : Lettre de V. Hugo — La
mère du poète. — Flaubert 154
Chapitre X
Les Fossiles (1852-1854)
I La vie du Poète : il quitte Rouen et habite Paris. — Son iso-
lement. — II « Les Fossiles » : le choix du sujet. Les cor-
rections imposées par Flaubert. — III Intérêt littéraire et
philosophique du poème 176
Chapitre XI
L'Œuvre Poétique (1850-1859)
I Les thèmes. — II L'esthétique. — III Les procédés techniques 301
Chapitre XII
Les Influences littéraires
I Flaubert et Bouilhet. — II Les modèles poétiques : V. Hugo,
Gautier, Leconte de Lisle. — Les Poètes Chinois. — III Un
héritier de Bouilhet : José Maria de Hérédia 2-28
Chapitre XIII
La Carrière Théâtrale (1854-1858)
Pages
<< Madame de Montarcy », — « Le Cœur à droite ». — « Hélène
Peyron » 252
Chapitre XIV
La Carrière Théâtrale (suite) (1858-1867)
1 '( Sous peine de mort », — 11 « LOncle Million ». — 111 « Do-
lorès ». — IV « Faustine ». ~ V « La Conjuration d'Am-
boise » 272
Chapitre XV
Les dernières années. — La Mort. — Flaubert
et la gloire posthume de Bouilhet (1867-1872)
1 La Bibliothèque de Rouen. — « Mademoiselle Aïssé ». — La
Mort. — 11 Flaubert et les Œuvres posthumes. — Publi-
cation des « Dernières Chansons ». — Représentation de
« Mademoiselle Aïssé » 297
Chapitre XVI
Vue d'ensemble sur l'Œuvre Théâtrale
1 Protestation contre TEcole du « Bon Sens », représentée par
Ponsard. — 11 Reprise des procédés dramatiques de V. Hugo.
— 111 Imitation du style romantique. — IV Succès de l'œuvre,
— Sa place dans l'Histoire littéraire 311
Chapitre XVII
L'Homme (1850-1869)
1 Le Poi'trait ph3'sique. — II Le Tempérament moral. - III Les
Idées philosophiques 331
Conclusion 347
Appendice 361
ERRATA
P. viii, 11'' ligne. — Alt lieu de : deux comédies que je publie
dans ma thèse complémentaire,
Lire : deux comédies dont je publie la
la seconde dans ma thèse complémen-
taire.
P. xiiK 10e ligne. — Au lieu de : Septembre 1908,
Lire : Septembre 1909.
— 12e ligne. — Au lieu de : deux années,
Lire : trois années.
P. 4."), 10e ligne. — Au lieu de : le gîte et le couvert,
Lire : le vivre et le couvert.
P. 24(i, 2e ligne. — Au lieu de : bronze vénérable.
Lire : bonze vénérable.
P. 251, 7e ligne. — Au lieu de : <. l'Oubli " du premier et
<( l'Abbaye » du second.
Lire : a l'Abbaye » du premier et » l'Oubli »
du second.
P. '282, 27e ligne. — Au lieu de : « Hélène Peyron »,
Lire : u de TOncle Million ».
s^^
KOUEN
IMPRIMERIE DE LA VICOMTE
7ô, Rue de la Vicomte
:i^^
PQ Letellier, L.
2198 Louis Bouilhet
B63Z76
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY